Le rapport de la Chambre régionale des comptes sur les « actions du département du Doubs pour le maintien à domicile des personnes âgées en perte d'autonomie » est passé comme une lettre à la poste lors de sa présentation à la session du 15 juin du Conseil départemental. Personne parmi les élus ne s'est avisé de poser une question sur l'étonnante différence de traitement entre les neuf services d'aide à domicile (SAAD) à qui le département verse 23 à 24 millions d'euros chaque année. Et plus particulièrement entre les deux principaux, la fédération ADMR et Eliad (ex Assad) qui réalisent plus de 60% de l'activité totale : 1100 bénéficiaires pour Eliad et 1800 pour les 35 ADMR sur un total de 4800 personnes en 2013.
Alors que la fédération ADMR est quasiment la seule à dégager un résultat financier positif, elle a perçu une « surcompensation » approchant 1,8 million d'euros pour la période 2011-2013, soit « entre 2,5% et 3,5% du montant total d'APA (aide personnalisée d'autonomie) versée aux SAAD ». Ainsi, durant ces trois années, l'excédent des neuf SAAD a été de 870.120 euros, la fédération ADMR réalisant un excédent de 1.757.172 euros tandis que six SADD enregistraient des déficits : 223.171 € pour Eliad, 176.479 pour l'Afpad, 95.029 pour l'AFL, 109.156 pour l'Apassad, 366.282 pour le CCAS de Besançon.
Dotation systématiquement supérieure à celle calculée
Dans sa réponse à la CRC, Claude Jeannerot « reconnaît la pertinence des remarques concernant les enveloppes financières versées à l'ADMR et résultat mécanique du système de convergence tarifaire mis en place ».
Interrogé par Factuel, l'ancien président convient qu'il faut désormais « procéder à un ajustement » dont il traçait les lignes dans sa réponse à la CR : « accepter une certaine divergence tarifaire qui prenne en compte les différences de modèles économiques entre les structures et apporte une reconnaissance aux avantages compétitifs de type qualitatif (professionnalisation, etc...) »
A-t-il procédé à des arbitrages politiques comme le souligne le rapport ? « Non, je suis formel, ce serait paradoxal que je favorise un adversaire politique ».
La chambre constate une « exception notable, la fédération des ADMR dégage chaque année un résultat positif de 500.000 à 800.000 euros, très largement supérieur aux résultats des huit autres services ». Et plus loin : « alors que la fédération des ADMR dégageait des excédents conséquents et croissants de 2010 à 2013, les arbitrages successifs d'ajustement de la dotation annuelle n'ont pas conduit à une réduction de ces excédents. A l'exception notable de celle de 2011, la dotation attribuée à l'issue des arbitrages in fine à la fédération des ADMR est systématiquement supérieure à celle calculée après application des critères de pondération et ce en dépit des excédents dégagées les années précédentes par cette association ».
La nouvelle présidente, Christine Bouquin, « compte bien s'appuyer sur le rapport de la CRC pour résoudre les difficultés », écrit-elle dans sa réponse : « Je souhaite que les prochains contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens intègrent beaucoup plus qu'aujourd'hui le droit communautaire, en matérialisant les missions de service public confiés aux SAAD mais précisant aussi la "juste compensation" attribuée à chacun d'eux, y compris en termes de récupération des éventuelles surcompensations ».
Quelques lignes plus haut, elle entend « ajuster les dotations en fonction de critères prenant en compte la disparité de gestion et les modèles économiques divers des SAAD ».
Destinataire d'un pré-rapport fin 2014, ce qui était encore le Conseil général présidé par Claude Jeannerot (PS), a répondu à la chambre régionale des comptes « n'avoir réagi à la surcompensation de la fédération ADMR qu'en 2014 », indiquant aux magistrats financiers : « l'arbitrage a été rééquilibré en amorçant une baisse importante de la dotation pour prendre en compte l'excédent de la structure sans pénaliser les recrutements » en cours et à venir. La fédération des ADMR s'était ainsi « engagée, par courriel, à créer huit emplois et pensait instaurer un régime d'astreinte pour les interventions du week-end et des jours fériés ».
« De fait un arbitrage politique »
Le Département n'était pas resté inerte non plus les années précédentes en « contraignant la fédération des ADMR à réinvestir une partie de l'excédent 2010 dans la réorganisation, la convention collective en faveur des personnels, et à la couverture du déficit de 2009 ». Malgré un nouveau mode de calcul en 2014 réduisant la dotation de 34.000 euros, « l'arbitrage in fine (de fait un arbitrage politique) annule cette réduction portant la ressource garantie à l'ADMR à 8.552.874 euros, soit un écart de 328.000, qui marque cependant un pas puisque la dotation arbitrée est inférieure de 162.000 euros à celle de 2013 ».
Pas du tout... La Chambre des comptes a eu une analyse statique des choses en les voyant année par année alors qu'on est dans un cadre pluriannuel. De 2007 à 2009, nous avions cumulé un déficit de un million d'euros. Quand nous avons préparé le CPOM, nous sommes entrés dans une logique de récupération de ce déficit, et nous avons convenu avec le Conseil général la reconstitution de nos réserves. Cet objectif est rempli. L'objectif de structuration est atteint.
Vous avez un avantage concurrentiel sur les plans fiscal et social...
Ce n'est pas vrai. Nous sommes tarifés moins cher qu'Eliad : 18,07€/h contre 18,97€/h. Quant à la participation de l'usager, il n'y a pas de concurrence, elle est la même...
Comment expliquez-vous ces différences ?
La vraie différence, c'est le coût de revient, 24,25€/h pour Eliad, 20,12€/h pour nous. Elle s'explique par un taux d'encadrement quatre fois moindre chez nous... La chambre des comptes ne se soucie pas de la place des bénévoles.
L'ADMR invoque ses déficits antérieurs et conteste qu'il y ait eu surcompensation. N'empêche, relève la chambre, le département lui a alloué 167.000 euros pour combler les déficits 2008 et 2009 : « quelle qu'ait été l'ampleur des déficits antérieurs, les effets des mécanismes de correction ne suffisent à expliquer la surcompensation constatée ». Pour les magistrats, il est « indispensable que le département mette un terme à cette situation qui apparaît disproportionnée, tant au regard du droit communautaire en matière de mandatement, que de la finalité des fonds publics qui alimentent les excédents constitués par cette fédération d'associations locales à but non lucratif, dont le fonctionnement repose en partie sur du bénévolat ».
Concurrence faussée sur les plans fiscal et social
Le bénévolat, c'est justement ce qui constitue un avantage concurrentiel vis à vis d'autres structures, complètement professionnelles, oeuvrant sur le « marché » de l'aide à domicile. Cet avantage se traduit dans la comparaison des coûts horaires des différents services d'aide à domicile à laquelle s'est attelée la chambre des comptes. On voit clairement que l'ADMR travaille pour moins cher que la plupart des autres, même si la différence a tendance à s'amenuiser. Même si le tableau de la CRC comporte quelques erreurs.
Cette concurrence est également faussée fiscalement et socialement, autrement dit ces éléments n'entrent pas dans le calcul des dotations. La plupart des associations ADMR locales bénéficient de l'abattement sur la taxe sur les salaires, plafonnée à 20.000 euros. La somme de ces abattements atteint 370.000 euros. Les autres SAAD ne l'ont qu'une seule fois. Eliad, qui intervient sur le Doubs et la Haute-Saône, paie par exemple un taxe de 1,4 M€. « Attention, on a aussi 34 loyers quand les autres n'en ont qu'un », se défend Willy Cadet, le directeur de la fédération ADMR. En outre, c'est indiqué en filigranne du rapport, l'application de la convention collective est inégale selon les SAAD. Si tous forment leur personnel, tous n'acceptent pas également la sanction par un diplôme entraînant l'augmentation des salaires.
Structuration, professionnalisation, tensions sociales...
La structuration du secteur de l'aide à domicile était un objectif revendiqué par Claude Jeannerot lorsqu'il a fait du Doubs l'un des premiers départements à expérimenter les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens. Il s'agissait de construire un véritable service public, largement financé par les départements dont c'est la compétence, mais mis en oeuvre par des CCAS en milieu urbain et des associations en milieu rural.
Les CCAS, professionnalisés de longue date, couverts par la statut de la fonction publique et des accords passés avec les syndicats, ont des services et des coûts difficilement comparables avec les associations reposant pour certaines sur le bénévolat. C'est le cas des ADMR qui sont engagées dans un processus de professionnalisation, cependant moins avancé que, par exemple, Eliad, association totalement professionnelle qui intervient en ville et à la campagne.
Coincée entre le coût de la professionnalisation et les restrictions pesant sur l'argent public, Eliad est confrontée à une situation sociale interne tendue qui a conduit une partie des salariés à faire grève le 14 avril dernier, notamment contre une moindre prise en charge des frais de déplacement. « On a peur d'aller vers un plan social massif. L'ensemble des structures d'aides sociales ont du mal avec la concurrence privée qui font du commerce plutôt que de l'aide à la personne », expliquait récemment Sylviane Maxel, déléguée CFDT d'Eliad, à la tribune du Conseil national de la fédération santé-sociaux du syndicat.
Lors de la session du 15 juin, les conseillers départementaux n'ont en fait débattu que d'un seul aspect du rapport de la chambre des comptes : l'expérimentation de la convergence tarifaire et l'instauration de la forfaitisation mensuelle des plans d'aide aux bénéficiaires dans le cadre de la mise en place des nouveaux contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM) dont tous se sont félicités. Parce qu'ils ont stoppé la baisse du nombre de bénéficiaires, structuré un secteur récent, et maîtrisé les dépenses au point d'économiser 7% en trois ans. Christine Bouquin a d'ailleurs remercié Claude Jeannerot de l'avoir fait avant de lâcher en séance : « Nous regardons certaines définitions, par rapport aux prestations et aux taux, pour qu'il y ait équité totale sur le territoire ».
Concurrence par les prix ?
Le rapport de la chambre régionale des comptes est « un bon rapport, le CPOM a sauvé l'emploi », indique l'ancienne vice-présidente aux affaires sociales, Danièle Nevers (PS), toujours élue mais cette fois dans l'opposition. « L'ADMR a fait des excédents budgétaires important parce qu'elle avait eu un déficit important qui l'avait conduit à supprimer dix emplois. Je leur avais dit qu'ils devaient réembaucher car il y avait des manques sur le terrain, que l'excédent n'était pas de la bonne gestion. On leur a demandé des efforts, mais ils en ont fait un peu trop et les bénévoles qui travaillaient comme des pros ont dit stop ».
Vu par le président de l'ADMR, Philippe Alpy, également deuxième vice-président du Conseil départemental, cela donne : « Le conseil général nous a mis la tête sous l'eau et nous a dit de restructurer. On a donc diminué la masse salariale de 400.000 euros en 2010 en supprimant dix emplois de cadres et d'agents de maîtrise. On n'en est pas encore remis... » Selon d'autres sources, c'est le changement de direction à l'ADMR qui l'a conduite à se lancer dans une concurrence par les prix, et donc à diminuer sa masse salariale, peu avant l'introduction du CPOM qui rendait caduque cette concurrence.
Philippe Alpy : « une instruction à charge »
Pour Philippe Alpy, le rapport de la chambre régionale des comptes est « une instruction à charge : si on avait voulu nuire au réseau ADMR, on ne s'y serait pas pris autrement. Les élus bisontins disaient que l'ADMR fait du dumping social, c'est mal connaître notre action ». Que pense-t-il de la surcompensation de 1,8 million ? Faut-il soustraire à ce 1,8 M€ le million de déficit antérieur, ce qui laisserait un solde de 800.000 euros ? « On ne voit pas où ils ont vu 1,8 M€ ! Et le département a été légalement obligé de reprendre les déficits ». Craint-il, comme Christine Bouquin l'a écrit dans sa réponse à la CRC, une éventuelle récupération ? « Cela m'amènerait à faire une intervention d'un autre ordre ».
Et si finalement la répartition des dotations sur les neuf SAAD venait d'une formule de calcul un peu trop automatique ? « Ce n'est pas la chambre de comptes qui est en cause, mais le rapport entre l'ADMR et un directeur général adjoint du département », souligne Danièle Nevers. Reste, estime la chambre, que la responsabilité finale est politique. Droite et gauche en sont bien d'accord et concluent à la nécessité de « réajuster ».