La colère et l'émotion sont palpables ce mercredi 15 septembre à l'heure du déjeuner, sur le parvis du Centre hospitalier régional universitaire Jean-Minjoz de Besançon. Au moins 500 personnes sont là, avec des calicots résumant des positions outrées ou invitant à la sagesse, certaines ont revêtu leur blouse blanche. Au sol, entre les premiers rangs de salariés du lieu et la foule bigarrée, plusieurs draps accolés constituent la ligne blanche d'un immense « stop ». On marque un temps d'arrêt ou on fait un détour pour le franchir.
Le temps s'arrête quand des soignantes s'allongent, chacune sur un drap et s'en couvrent comme d'un linceul, parfois surmonté d'une croix. Le silence se fait et l'on mesure la gravité du geste. Puis un chant slamé sort de la sono : « elles se battent pour les autres, ils se dévouent pour les autres, pour leur honneur et pour le nôtre... » De la foule, des applaudissements surgissent en rythme, d'abord doucement, puis emplissent l'air. Le mot « liberté » est soudain crié par une voix, repris par quelques dizaines d'autres tandis que la grande majorité semble préférer le recueillement. Aux oreilles de beaucoup, ce cri entendu dans les défilés du samedi est ici déplacé, mais personne ne proteste, ou alors à voix basse. Ce combat n'est pas une bataille contre la vaccination ou les vaccinés. C'est une lutte de travailleurs de la santé et du médico-social qui entendent alerter contre les conséquences potentiellement désastreuses des suspensions – de contrats de travail et de rémunérations – sur les organisations de travail, la continuité des soins, le sens de ces métiers engagés, la privation de leur gagne-pain.
Stratégie du choc ?
Ils ont mis en scène une protestation pleine de symboles afin de hurler leur écoeurement. Ils disent leur exaspération et leur indignation face à ce qu'ils ressentent comme violence, mépris et destruction. Les plus militants analysent cela comme une stratégie du choc employée par le gouvernement pour tenter de liquider, tout à trac, le service public de santé et ce qui reste des droits sociaux des salariés après les lois Macron et El Khomri. La Stratégie du choc, livre de la journaliste canadienne Naomi Klein publié en 2007, décrit un « capitalisme du désastre » où « les tenants d’un ultralibéralisme tout puissant mettent sciemment à contribution crises et désastres pour substituer aux valeurs démocratiques la seule loi du marché et la barbarie de la spéculation. »
Ludivine Vinel, aide-soignante et secrétaire adjointe du syndicat FO, avait un instant auparavant campé d'un ton énergique les enjeux : « nous sommes là pour dire non aux sanctions, nous ne sommes pas contre la vaccination, le gouvernement a choisi de diviser, les agents de résister ». Elle s'est faite lyrique : « Vous avez choisi ce métier par passion, avez travaillé dès le début contre le covid, êtes revenu sur vos congés, mis des corps dans des housses... Vous les soignants, vos serez toujours nos héros ! »
Un silence, puis Laurence Mathioly, secrétaire départementale de SUD-Santé lui succède au micro : « Nous sommes mobilisés depuis cette obligation vaccinale qui nous laisse perplexe : comment on va faire le travail si un nombre important de collègues n'est pas vacciné. Nous sommes pour le libre arbitre et pensons que la vaccination est une solution mais pas la seule. On ne veut pas que les gens perdent de l'argent parce qu'ils ne sont pas vaccinés, mais qu'on lève les brevets sur les vaccins. »
Moins de dix agents réfractaires à la vaccination le 15 septembre selon la direction du CHU
Elle évoque le comité technique d'établissement du matin au cours duquel « la direction n'a pas voulu donner de chiffre exact d'agents sans attestation vaccinale... On entend que 8 à 10 personnes seraient suspendues... Elles le seraient après avoir reçu une notification... » Une semaine plus tôt, le CHSCT apprenaient que 29% d'agents n'avaient pas présenté de passe sanitaire. A peu près au même instant, au début de l'après-midi de ce 15 septembre, la direction du CHU adressait un communiqué aux rédactions indiquant que « plus de 90% du personnel ont transmis leur justification vaccinale » et que « moins de dix agents se sont déclarés réfractaires à la vaccination. » C'est deux fois moins qu'à l'hôpital de Vesoul...
Sur les 7200 salariés du CHU, cela faisait donc environ 700 hors schéma vaccinal mercredi 15, la moitié le lendemain. Suffisamment de monde pour perturber ici et là l'organisation des services et des soins, mais ce communiqué n'en disait qu'une ligne : « Le CHU porte une attention très forte à l’évolution de la situation et veillera à préserver la continuité des soins. » Nous avons alors demandé des précisions et une réponse nous est parvenue jeudi soir : « Les chiffres annoncés [mercredi] ont déjà évolué, nous recevons encore à cette heure des justificatifs. Ils avoisinent pour l’instant les 95% de personnels ayant transmis leur certificat vaccinal. Nous vous confirmons qu’il y a eu aujourd’hui des suspensions d’agents. Ces décisions de suspension sont prises au jour le jour et sont à corréler avec les chiffres des remontées des justificatifs. »
Nous avions aussi demandé si des personnes non vaccinées travaillaient comme plusieurs agents du CHU nous l'avaient indiqué, mais cette question est resté sans réponse. Nous avions aussi souhaité savoir si des perturbations étaient constatées ou envisagées, avec d'éventuelles fermetures de services ou de lits, ou des restrictions d'ouverture. Réponse : « Il n’y a pas de recul suffisant pour l’instant pour répondre à votre question. Tout est mis en œuvre pour préserver la continuité des soins dans les différentes disciplines. »
Pour le personnel hospitalier, cela signifie de possibles assignations, une possible mise en application du plan blanc, autrement dit le gel des prises de congés, des RTT, voire des rappels sur vacances. « La direction est en panique », assure un délégué syndical. Plusieurs établissements ont annoncé s'y préparer, de l'hôpital de Dole au centre hospitalier spécialisé en psychiatrie de Novillars, l'Agence régionale de santé étant à la manœuvre.
Le langage techno des communiqués contraste avec les témoignages qui se succèdent au micro du rassemblement de mercredi 15. Ceux-ci viennent d'au-delà du CHU, dressent un panorama contrasté et inquiétant de la situation. Yann Zobic, infirmier en psychiatrie et délégué CGT à l'hôpital de Novillars, explique : « Aujourd'hui, on ferme des lits, on restreint l'accès aux soins à des gens fragiles. Le passe sanitaire empêche des patients d'accéder aux soins. Et la DGOS [ministère] a même suspendu des agent en arrêt de travail ou en accident du travail. »
Du côté de ceux qui avaient crié « Liberté ! » un peu plus tôt, un cri retentit : « Honte à toi Macron ! »
« Olivier Veran ferait bien de relire le serment d'Hippocrate »
Laetitia, également infirmière à Novillars succède au délégué CGT. Elle a préparé un texte : « Je travaille là depuis 10 ans, j'ai une vraie passion pour ce métier, j'ai passé des réveillons avec des patients... Aujourd'hui, j'ai une boule au ventre, je suis triste, en colère, quand j'apprends que des collègues sont suspendus, comme Tifaine qui était là lors de la première vague... Tout le monde doit avoir accès aux soins, Olivier Veran ferait bien de relire le serment d'Hippocrate... On entend dans les médias que ce n'est pas grave qu'il y ait 20 absents ici ou là, mais il y a déjà du personnel en moins... Tout cela ne concerne pas que les pour ou les contre la vaccination : je suis vaccinée depuis avril, on ne peut pas dire que je suis égoïste ! »
Une autre infirmière prend le micro. Elle est du CHU et ne « peut plus se taire ». Sa charge est lourde : « Je ne supporte plus leur langage de guerre, de terreur. On venait nous voir à 21 heures nous dire : la vague est pour cette nuit... On ne pouvait pas boire, pas manger, pas pisser pendant notre travail pour économiser le matériel, les masques... Etes vous sérieux, dirigeants ? Vous nous avez dit que nous avions monté en compétence grâce à la première vague, on a donc rendu des lits de soins intensifs... Vous avez surfé sur la crise pour appliquer des décisions que vous préparez depuis plusieurs années... On en n'a rien à faire de vos fauteuils massant ! »
Des professionnels sont aussi venus du Jura. Manu, éducateur au DITEP de Revigny, est en grève depuis le 6 septembre avec une vingtaine de ses quelque quarante collègues pour refuser les sanctions qui ont touché deux d'entre eux. Ils ont établi une liste de revendications allant de l'amélioration des conditions de travail au pourvoit des postes vacants, ont dénoncé un climat porteur de risques psycho-sociaux, un comble pour des personnes travaillant auprès d'enfants sujets à troubles du comportement. La direction n'a pas répondu à ces demandes. Et Manu s'insurge : « On nous empêche de travailler et on nous accuse de maltraitance alors que nos dirigeants ne connaissent pas nos métiers... »
Au bord des larmes, deux infirmières d'un établissement de Salins-les-Bains recevant des adolescents en surpoids expliquent aussi être en grève. « Je suis mal de ne pouvoir rester dans mon établissement », explique Fabienne en demandant que sa lutte soit rendue « visible ».
« J'ai perdu quelques amis qui ne respectent pas ma position alors que je n'ai pas jugé leur choix… »
Une infirmière travaillant dans un IME, un institut médico-éducatif pour enfants, prend à son tour la parole : « Comment ne pas nuire en refusant l'accès aux soins ? Aujourd'hui, je jette ma blouse, je change de métier, je prendrai soin des autres d'une autre façon...Le covid a juste été l'arbre qui cache une forêt dégueulasse... J'ai perdu quelques amis qui ne respectent pas ma position alors que je n'ai pas jugé leur choix... » L'hélicoptère du SAMU couvre sa voix puis décolle et s'en va quand une retraitée s'approche du micro : « Si la population ne prend pas conscience qu'on flingue l'hôpital et la protection sociale, les gens ne sortiront bientôt plus leur carte vitale, mais leur carte bancaire... »
Des informations qu'on aurait enregistrées sans leur donner plus d'importance que ça il y peu, parviennent au compte-goutte. A Montbéliard, une infirmière quitte le métier pour ouvrir une école de peinture. A Besançon, deux travailleurs sociaux quittent les Salins de Bregille. A Lons-le-Saunier et ailleurs, des rétifs à la vaccination ou au passe sanitaire – indignés de la hauteur des sanctions – saisissent la médecine du travail, consultent leur toubib pour anxiété, préparent avec des avocats des procédures pour contester en justice les suspensions qu'ils nomment plus classiquement « mises à pied »...