Ken Loach lève le poing contre l’ubérisation

Après « Moi Daniel Blake » (Palme d’Or à Cannes en 2016), film sur le parcours d’un chômeur, Ken Loach nous embarque dans la société libérale de l’uberisation. Un système qui étrangle l’individu et sa famille…

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Après avoir travaillé dans le bâtiment, Ricky est tenté par l’idée de se mettre à son compte, de travailler comme chauffeur-livreur pour une plateforme de vente en ligne. Le film démarre sur un rythme effréné. Le chef lui explique le travail, la nécessité d’être performant et surtout l’avantage de la liberté de l’autoentrepreneur : il gagnera beaucoup d’argent s’il travaille vite.

Un « gun », boitier électronique lui est remis pour scanner les codes barre, enregistrer la signature des clients et contrôler ses déplacements. La maladie et les absences sont à la charge du travailleur.

Ricky (Kris Hitchen) se laisse « embarquer » terme employé par son patron lors de l’embauche. Pour obtenir des résultats, il doit louer un camion à l’entreprise ou en acheter un. Il propose à sa femme de vendre la voiture qu’elle utilise pour son travail d’auxiliaire de vie. Avec cet argent et un crédit, il achète un camion.

Le film avance avec un montage parallèle : d’un côté Ricky court porter des colis. Sur le conseil d’un ami, il urine dans une bouteille pour gagner du temps, car le temps c’est de l’argent. De l’autre, Abby (Debbie Honywood), sa femme, prend le bus pour aller soigner des personnes âgées et handicapées. Sans contrat, elle travaille seize heures par jour.

"Se tuer à la tâche"

Elle rentre de plus en plus tard et ne perçoit plus la souffrance de ses enfants et particulièrement celle de Sebastian, jeune adolescent graffeur en dérive. La scène poignante où le couple regarde ses dessins et découvre leur propre enfant, fait partie des rares séquences de tendresse insérée par Ken Loach dans le tumulte tragique de son film.

C’est avec des images haletantes que Ken Loach exprime ce que signifie « se tuer à la tâche ». D’un côté Ricky court de quartier en quartier pour livrer les colis. De l’autre, sa femme perd beaucoup de temps dans les transports pour rejoindre les personnes dont elle s’occupe.

Leur travail prend le pas sur leur vie. Les tensions naissent. Le fils ne va plus au lycée. Ricky ne peut prendre un jour de congé pour régler ce problème. Au bord de l’explosion, le couple tente de ne pas sombrer et de maintenir l’amour contre vents et marées.

Le titre « Sorry we missed you » « désolé de vous avoir raté », est le mot laissé sur la porte lorsque le client n’est pas là. « Désolé de vous avoir raté » devient un leitmotiv. Car la précarité galopante, l’endettement font exploser la famille. Le père et la mère se voient très peu. L’idée de rater est là ; rater son choix professionnel à défaut d’en avoir un autre, rater la vie de famille, rater le temps de l’intime.

Ricky à lui-même organisé son esclavage

Rater. Ricky a lui-même organisé son esclavage et l’effet domino a raison de lui. Un jour, sa fille Liza Jane l’accompagne au travail et lui fait remarquer que c’est l’intelligence humaine qui a créé le contrôle (Le boitier électronique).

Ricky se fait braquer lors d’une livraison. Il a le visage tuméfié et de grosses difficultés pour se déplacer. Lors d’un entretien Ken Loach dit qu’il a vu un homme « se rendre au travail avec une jambe cassée  et un diabétique mourir dans un camion… ».

Le film s’arrête brutalement sur cette image de l’homme brisé par son travail et qui n’a même plus le choix de reculer. Il est devenu son propre exploiteur. Par ce plan brutal, Ken Loach nous met en face des dégâts provoqués par l’ubérisation.

De l’homme brisé par la société néo-libérale où l’emploi devient une marchandise et paupérise les travailleurs. De l’absence de lien social dans l’entreprise (les hommes se dépêchent de charger les camions et ne se parlent plus). De la disparition de la solidarité (pas le temps de s’organiser, de se révolter collectivement). De l’absence de luttes sociales pour obtenir d’autres conditions de vie et de travail. Une machine est en marche et l’homme en est le rouage, sans pouvoir arrêter le mécanisme.

Caméra au poing, Ken Loach âgé de 83 ans ne lâche rien. Il est le seul à parler sans relâche des violences faites à la classe ouvrière depuis la fin du XXe siècle. Il lève le poing dit-il « pour défier le récit des puissants ».

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