Invasion, le mot qui ne passe pas

Le lendemain d'une altercation musclée entre des Gens du voyage et le maire de Thise, le 5 août, des habitants et des élus défilaient derrière une banderole dont le message a été reçu comme une gifle par les nomades. Alors que la Communauté d'agglo du grand Besançon ne respecte pas son obligation d'ouvrir une aire de grand passage pour 200 caravanes, les voyageurs avaient forcé une barrière pour s'installer sur une prairie prête pour les regains en plein périmètre de protection d'un captage d'eau potable...

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C'est une histoire de goutte d'eau qui met le feu aux poudres. Ou d'étincelle qui fait déborder le vase, comme on voudra. C'est une histoire de débordement et d'exaspération. C'est un épisode de la longue litanie des conflits et incompréhensions entre nomades et sédentaires presque partout sur la planète. C'est une affaire de culture et de codes différents.

Le 5 août dernier, un convoi de 160 caravanes de voyageurs venus de la région rhodanienne se rendant au grand rassemblement évangélique de Saint Avold, en Moselle, où 9000 caravanes sont actuellement réunies, a prévu de s'arrêter dans l'agglomération bisontine. « Ces missions sont prévues un an à l'avance, déclarées à la préfecture », assure Rémy Vienot, seul médiateur de la région à avoir suivi la formation du programme Romed du Conseil de l'Europe. « Le pasteur était venu une semaine avant », dit Alain Loriguet, maire de Thise et conseiller communautaire délégué aux gens du voyage. « Depuis mai, plusieurs groupes sont venus à Thise, l'un a même demandé à être hors de l'aire de grand passage, on a fait une convention, ils ont payé l'eau... »

Une aire de grand passage de 60 places quand 200 sont nécessaires

Le 5 août, cela ne se passe comme ça. D'abord, aucune aire du secteur n'a la capacité d'accueillir 160 caravanes. A commencer par l'aire dite de grand passage, implantée à Thise entre nationale et Doubs. Officiellement, elle en contient 80 à 90, mais on en met difficilement plus de 60. C'est ce que dit Charles Weltry, Pasteur Jérémy pour les fidèles, responsable pour le Doubs du mouvement évangélique Vie et Lumière, quand il reçoit un coup de téléphone du pasteur du groupe : « Ils ont donc cherché un autre endroit ». Robert Stepourjine, maire de Pirey et vice-président de l'agglo en charge du logement et des gens du voyage, et Rémy Viénot sont aussi de cet avis : il n'y a que à 60 places sur cette seule aire de grand passage de la communauté d'agglomération.

Marie-Claire Simonin : « le risque d'une école ethnique »

Initialement formée à la sociologie, Marie-Claire Simonin est professeur des écoles en maternelle à Planoise. Pendant huit ans, elle a enseigné aux enfants du voyage de Besançon. Elle a acquis une expertise reconnue dans sa connaissance des voyageurs. Dans un entretien, elle évoque les tensions nomades-sédentaires, la nécessité des médiateurs, les enjeux cruciaux de la scolarisation dont elle parle en ces termes : « Le plus fréquent, les enfants font CP-CM2, rarement la maternelle et le collège. Cela explique des difficultés d'inscription en chambre des métiers car ils n'ont pas de diplôme. Ils sont dans une situation de repli, et l'extrême-droitisation du propos politique n'arrange rien... La montée du pentecotisme risque aussi d'éloigner les enfants de l'école. Si l'on n'y prend pas garde, les évangélistes auront leurs propres écoles. Le protestantisme incite à apprendre à lire et écrire pour lire la Bible. A Gien, ils ont deux mois d'apprentissage intensif de la lecture. Il faut les inclure dans l'école de l'Éducation nationale, sinon on va se retrouver avec une école ethnique. C'est un enjeu dont les pouvoirs publics ne sont pas conscients ».
Lire l'entretien complet ici.

Le groupe jette donc son dévolu sur un terrain bien connu des voyageurs : une prairie entre le stade, l'aérodrome et un champ de maïs, accessible par le village et un étroit pont sous la voie ferrée. Alain Loriguet est en réunion quand un coup de téléphone l'informe de ce qui se passe. Il se rend immédiatement sur place : « C'est un terrain agricole privé avec des regains en pleine zone de captage de l'eau potable de Besançon. Quand je suis arrivé, j'ai tenté de m'interposer, mais cinq gaillards costauds m'ont bousculé dans un grillage. Il y avait déjà un adjoint et l'agriculteur était maintenu au sol... »

Charles Weltry a une autre version : « il s'est mis devant un véhicule, les pasteurs l'ont pris et l'ont mis de côte... » « Il y avait 150 caravanes derrière dont les dernières bloquaient la nationale, il y avait danger pour la circulation », dit Rémy Vienot. « Ils ont fait des excès de vitesse dans le village, roulant à 70 km/h sans s'arrêter aux stop, ils ont cassé deux barrières avec des voitures », dit le maire...

« On aurait pu mettre accueil oui, violence non... »

Quoi qu'il en soit, Alain Loriguet est choqué. Des villageois sont là. Des coups de téléphones sont passés, des mails envoyés. Sur son compte facebook, Jean-Louis Fousseret dénonce « l'agression » dont a été victime le maire de Thise. La machine s'emballe. On parle d'une marche. Une banderole est écrite à la hâte par l'adjointe à la communication, Marie Adam-Normand : « Invasion des gens du voyage, ça suffit ! » Deux adjoints socialistes bisontins s'y rendent avec leur écharpe, Danièle Dard et Patrick Bontemps. Le secrétaire fédéral du PS du Doubs, Nicolas Bodin, dira plus tard qu'ils n'ont pas lu la banderole. L'internet s'échauffe. Jean-Louis Fousseret doit supprimer des commentaires abjects postés par des internautes sur son facebook. A l'extrême gauche, on s'indigne du rapprochement LR-PS derrière un slogan qui n'a rien à envier à l'extrême droite. Les gens du voyage, qui ont été au nombre des victimes du nazisme, sont heurtés par les mots et une pétition réclame des « excuses publiques » de la part des participants à la marche.

Marie Adam-Normand tombe aujourd'hui des nues. « A Thise, on a l'habitude d'accueillir les gens du voyage. Cet été, il y a eu deux fois plus de 150 caravanes, on les a accueillies dans le domaine public, en bordure de l'aérodrome pour ne pas perturber les pistes. Le pasteur avait mis de la rubalise pour marquer la limite sécuritaire... Le groupe du 5 août est arrivé en force, sans discussion... » Fallait-il pour autant employer le mot invasion, user d'un vocabulaire belliqueux ? « Je déplore que ça ait été politisé, on a utilisé le mot invasion dans le sens du Littré : s'approprier un bien privé ». Reste que l'invasion, selon la première définition du Robert, c'est la guerre !

Pourquoi ne pas avoir utilisé « non à la violence » ? L'adjointe en convient : « on aurait pu mettre accueil oui, violence non... On est loin de l'image raciste ou xénophobe. Beaucoup de Thisiens n'ont pas compris la polémique... Quand on vous traite de raciste et que vous ne l'êtes pas, vous le vivez très mal... On se doit d'accueillir les gens du voyage... » Cette formule qui n'a pas été écrite, « accueil oui, violence non », Rémy Viénot l'aurait signée des deux mains : « j'aurais défilé derrière ».

Le schéma non respecté applicable au 1er janvier 2016...

Rémy Viénot, l'inondation et le facebook du maire...
Au printemps dernier, « ça s'est mal passé, mais Milo n'est pas un gars à histoires... » Au printemps, Milo Delage, leader national de France Liberté voyage, est avec les siens sur l'aire de Thise. Le Doubs monte. « Les gendarmes m'ont appelé pour me dire : il faut qu'ils partent », se souvient Rémy Viénot. « Mais au lieu de les secourir, le maire a bloqué l'entrée du village avec sa voiture... Certains sont allés sur le stade, mais ont été expulsés... Des voyageurs avaient des connaissances parmi les forains de la foire comtoise, ils les ont rejoints à Témis... »
Il y a quatre ans, Rémy Viénot, cuisinier de profession, déjà membre de La Roulotte solidarité tsigane, créé Espoir et fraternité tsigane et suit la formation de médiateur du Conseil de l'Europe, Romed. depuis qu'il a été poussé par un instituteur, à Autet, près de Gray, il a pris conscience de l'importance des études et est devenu un militant infatigable de la scolarisation. Membre du PS, il attend avec impatience la réunion de rentrée de la section de Besançon. « J'ai la réaction de Jean-Louis Fousseret en travers de la gorge », dit-il en évoquant les commentaires, qu'il a eu le temps de lire sur le facebook du maire : « il a eu des appels au meurtre d'enfants, à rallumer les fours allemands... ».
Jean-Louis Fousseret les a évidemment dépubliés en précisant que « les commentaires qui ne sont pas conformes au droit français ou au respect élémentaire qui est nécessaire à tout échange (attaques personnelles, incitations à la haine ou à la violence, incitations à des discriminations, propos grossiers ou outranciers, ...) ne peuvent pas être laissés en ligne ».

Reste donc l'impression d'un terrible gâchis : « ils ont réagi trop vite, pourquoi ? », s'interroge Robert Stepourjine qui « ne défile jamais quelle que soit la raison ». Il soutient son « ami » Alain Loriguet, tout comme « le maire de Vesoul qui a été pris à parti », mais il n'entend pas mettre d'huile sur le feu, craint « la récupération : on nous lève les uns contre les autres et ce n'est pas bien ».

Tout ça ne va pas faciliter la recherche d'une aire de grand passage pour 200 caravanes dont l'agglo doit se doter d'ici le 31 décembre 2015. C'est du moins ce à quoi elle s'est engagée en signant le schéma départemental pour l'accueil et l'habitat des gens du voyage 2013-2018. « Ce sont des dossiers pour lesquels les élus municipaux ne se bousculent pas, dans les institutions personne ne veut s'en occuper, on ne se fait jamais bien voir », dit Marie-Claire Simonin, professeur des écoles qui a enseigné huit ans auprès des enfants du voyage et connaît bien les problèmes de la « communauté ». Alain Loriguet confirme : « Le schéma est applicable au 1er janvier 2016, mais si on cible des terrains, les élus ont peur... »

Alain Loriguet, démissionnaire de sa délégation aux gens du voyage à la CAGB

Il présente sa démission de la délégation aux gens du voyage à la CAGB comme « une alerte : j'ai dit au président de la CAGB et au préfet que je n'avais pas les moyens, je ne veux plus faire le fusible... Il ne faut pas seulement se donner bonne conscience en appliquant le schéma, il faut aussi connaître les gens, ils sont Français comme tout le monde... » Lundi 24 août, il a pris un arrêté municipal rétrécissant la chaussée au niveau pont et installant des chicanes en béton pour « raisons de sécurité ». Des dispositions « anti gens du voyage », estime Rémy Vienot qui en a vu d'autres, comme les fossés empêchant de pénétrer sur un site ou les barrières comme celle qui a coûté la vie à un jeune cyclomoriste il y a quelques années le long de l'aéorodrome...

Tout est donc en place pour que la situation s'aggrave en 2016. Car en absence d'aire de grand passage de 200 places, les voyageurs en grands groupes auront un argument juridique : « la CAGB n'ayant pas tenu ses engagements vis à vis du schéma, il ne pourra plus y avoir d'expulsion », assure Marie-Claire Simonin. Robert Stepourjine l'admet, on est encore au stade de « l'étude et de la recherche » d'un site : « j'ai une piste intéressante, il faut voir comment ce terrain peut être viabilisé, comment y amener l'eau, installer l'électricité, mais il a un souci d'accès... » Où est-ce ? « Je ne vais pas vous le dire... Un aspect essentiel est le respect des populations et des maires. Je ne vais pas voir le maire de la commune en question pour le cas où le résultat de l'étude serait négatif. S'il refuse, on va voir ailleurs... On n'avance pas aussi vite qu'on le voudrait ».

On a surtout l'impression d'un manque de volonté générale...

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