Guillotine, fin de partie (réflexions sur l’homme et la machine)

Fini le temps des petits matins lugubres où l'on voyait le plus misérable parmi les misérables livrés pieds et poings liés à la machine... Mais qui peut affirmer qu'avec la mise au rancart de la guillotine il y a quarante ans, les rapports de l'homme et de la machine ont, tout à coup, cessé d'être funestes ? Qui peut, aujourd'hui, proclamer la victoire définitive de l'homme sur la machine ? En disparaissant, la guillotine n'a pas entraîné derrière elle la disparition des structures techno-économiques qui l'ont enfantée...

Photo J-M Bessette

La loi portant abolition de la peine de mort fut promulguée le 9 octobre 1981, il y a maintenant 40 ans. Jetons un dernier coup d’œil à la machine qui, entre avril 1792 et septembre 1977 (dernière exécution), a coupé quelque 8 à 10 000 têtes... (hormis les 35 à 40 000 victimes de la Terreur).

Caractéristiques techniques de la machine

Depuis le début du XXe siècle, la guillotine n'a plus changé. Ses caractéristiques techniques étaient les suivantes :

-Hauteur des montants verticaux : 4,50 m ;

-Espace entre les montants : 37 cm ;

-Poids du couperet : 7 kg (le couperet est fixé au « mouton » qui le surplombe par trois boulons pesant chacun 1 kg) ;

-Poids du mouton : 30 kg ;

-Poids total décapiteur (mouton + couperet + boulons) = 40kg;

-Hauteur de chute du couperet (avant de rencontrer la nuque du supplicié) = 2,25 m ;

-Poids total de la machine (montée, en état de marche) = 580 kg.

Performances de la machine

-Vitesse du couperet au point d'impact. On sait que la vitesse est égale à la racine carrée du double de la constante d'accélération multiplié par la hauteur de la chute. Si l'on considère que les frottements sont négligeables (hypothèse d’école…), on applique simplement la formule V= √2gh soit V= √2x9,81x2,25 ce qui donne une vitesse de l'ordre de 6,50 m/seconde;

-Temps de coupe. Connaissant la vitesse, on peut alors calculer le temps de coupe. Ce temps est égal à la distance à couper (en l'occurrence le diamètre du cou) divisée par la vitesse de chute du couperet au point d'impact. En fonction d'un cou standard de 13 cm de diamètre, dont on considère la résistance comme négligeable, il suffit d'appliquer la formule : t = d/v soit t = 0,13/6,50 ce qui donne un temps de coupe de l'ordre de 2/100e de seconde.

Un clin d’œil avait dit Guillotin…

Rapports funestes de l’homme et de la machine

La guillotine est morte. Fini le temps des petits matins lugubres où l'on voyait le plus misérable parmi les misérables livrés pieds et poings liés à la machine.

Les choses, en fait, ne sont peut-être pas aussi simples. Qui peut vraiment affirmer qu'avec la mise au rancart de la guillotine, les rapports de l'homme et de la machine ont, tout à coup, cessé d'être funestes ? Qui peut, aujourd'hui, proclamer la victoire définitive de l'homme sur la machine ? Ne voit-on pas encore et toujours des aubes grises succéder aux aubes grises ? Ne voit-on pas, chaque petit matin, la pâle armée des fantassins des sociétés marchandes gagner péniblement le poste où, chaque jour, ils sombrent un peu plus sous la coupe de la machine techno-industrielle et numérique marchande (TINM)1, où, chaque fois, ils perdent un peu plus la face ?

En disparaissant, la guillotine n'a pas entraîné derrière elle la disparition des structures techno-économiques qui l'ont enfantée. Non seulement ces structures demeurent, mais depuis deux siècles elles se sont solidement implantées, affermies, diversifiées, complexifiées. Du berceau à la tombe, l'homme de nos sociétés est désormais enrobé dans les filets de mille petites raisons, de mille petites disciplines qui favorisent la bonne marche de la machine TINM. Dans les secteurs les plus variés de l'expérience s'est peu à peu infiltré ce qu'on pourrait appeler « l'esprit de la guillotine », c'est-à-dire un contrôle de plus en plus serré, de plus en plus étroit, de la mécanique TINM sur les esprits et sur les corps, amputant les possibilités d'autonomie. Le malin génie industriel s'insinue jusque dans les mentalités (algorithmes), les découpe, les façonne, mettant l'homme au pas, régissant les divers aspects de la vie sociale.

Dans le monde de surveillance qui s'est installé dès la fin du XVIIIe siècle et qui s'est développé dans toutes les directions, l'individu ordinaire devient un pion, le rouage d'une méga organisation de machines contrôlée par une bureaucratie (désormais servante armée des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication ayant donné naissance aux algorithmes qui désormais nous « commandent ») elle-même de plus en plus envahissante et toute entière dévouée au « système » techno-industriel marchand ...

La technologie, qui portait en elle des capacités de libération — par l'instrumentalisation des choses — serait devenue une entrave à la libération — par l'instrumentalisation des hommes...

Si l’apparition de la guillotine a bien coïncidé avec le début d'une ère nouvelle dans le jeu des rapports techno-économiques de l'homme à l'environnement — rapports médiatisés par la machine — où l'on crut voir la technologie industrielle naissante offrir ses services à l'humanité, il semble que les deux siècles d'existence de La Machine2 aient vu subrepticement s'inverser les termes du rapport initial ; et l'on peut se demander si la disparition de la guillotine ne marque pas, à sa façon, une étape, celle qui voit l'humanité se mettre au service de la technologie industrielle. La technologie, qui portait en elle des capacités de libération — par l'instrumentalisation des choses — serait devenue une entrave à la libération — par l'instrumentalisation des hommes3. C'est dans cette perspective que la guillotine, mangeuse d'hommes, apparaît comme le symbole d'une civilisation, de la civilisation de la machine entamant l'homme...

La guillotinade mettait à vif la coupure du corps social en groupes antagonistes. Elle pouvait, d'une certaine manière, être considérée comme la manifestation de l'emprise mutilatrice d'un groupe social sur un autre. De la même façon, nos sociétés nous montrent la force d’un groupe social exerçant sa domination par l'intermédiaire de machines. « La rationalité technologique et l'exploitation de l'homme sont liées l'une à l'autre dans des formes nouvelles de contrôle social. »4

Replacée dans ce contexte, la « véritable guillotine ordinaire », brutale et sanglante, pourrait n'avoir été que l'arbre cachant la forêt constituée de la multitude de machines discrètes, banales, qui opèrent quotidiennement des coupes sombres dans le corps social. Il est en effet frappant de constater que la statistique sociale des guillotinés ressemble à s'y méprendre à la statistique des tués par accident du travail, par exemple. Et curieusement, c'est toujours le même profil social que l'on exhume, à chaque fois, des « ratés » de la mécanique industrielle, qu'il s'agisse de la mortalité infantile, des échecs scolaires, des internements psychiatriques, ou des suicides... À chaque fois, nous retrouvons les misérables fabriqués par le mode industriel de production. Ainsi, les ratés sanglants du système judiciaire que furent les guillotinés n'auraient été que le corollaire sanglant des ratés banalisés du système social tout entier. Mécanique impeccable, qui implacablement reproduit sans cesse les mêmes pièces coupées du corps social.

Aussi, au-delà de l'exemple singulier d'une forme particulièrement mutilante du rapport de l'homme à la machine, ce sont les rapports du corps social tout entier au système techno-industriel qu'il convient de considérer. Au-delà de l'emprise effective d'un groupe social sur un autre, c'est peut-être à une mainmise sur l'humain que le machinisme risque d'aboutir. Car corrélativement à la production des machines par l'homme, c'est la production d'un homme machinal qui semble se mettre en place.

Désormais c'est, semble-t-il, la machine qui distribue les cartes, et l'homme est en passe de devenir son valet...

Et si le Grand Guignol de la guillotinade n'avait été que l'ébauche d'une pièce où chacun d'entre nous se trouve déjà enrôlé ? Si, dans l’ombre de l'échafaud, se profilait une immense scène où dix, cent, mille machines, petites ou grandes, douces ou brutales, investissaient l'homme, le réduisant à l'état d'automate, de marionnette? De même que le bagne a pu être qualifié de « guillotine sèche » - on y était momifié sur pied -, ne pourrait-on alors qualifier de « guillotines douces » les mille et une ficelles à travers lesquelles la rationalité technologique nous embobine des pieds à la tête ?

Dans cette perspective, la civilisation du compostage, de l'autocensure, de la carte perforée (et du passe sanitaire ?) apparaît comme l'aboutissement logique de l'époque qui vit se généraliser la machine et donna naissance à la guillotine. Et le supplice de l'homme coupé en deux résume, à lui seul, le destin de l'homme industrialisé. Car lorsqu'il advient que la machine prend le pas sur l'homme, celui-ci se trouve littéralement coupé de lui-même, amputé de cette caractéristique fondamentale qui consiste pour lui à porter le sens à bout de bras.

Désormais c'est, semble-t-il, la machine qui distribue les cartes, et l'homme est en passe de devenir son valet. S'il est une alternative qui permette d'échapper à ce jeu truqué, à cette machination, c'est peut-être celle qui appelle chacun d'entre nous à reprendre sa tête en main, c'est-à-dire à conquérir, pied à pied, son autonomie. De cette quête essentielle qui consiste à sculpter son propre visage, qui peut prétendre que ceux qui perdirent radicalement la face, les guillotinés, furent totalement exclus ?

« L'homme dans sa vie n'est toujours qu'à la recherche de sa propre tête », notait dans sa cellule de condamné à mort, Claude Buffet, pièce « ratée » de la société techno-industrielle, moins de deux mois avant d'être guillotiné.

Puissent les pièces « réussies » de ce système en garder mémoire...

*

« La reine dit :

"Qu'on lui tranche la tête !"

(la phrase qu'elle prononçait toujours, quand elle était en colère.)

Et c'est pourquoi Alice répondit :

"Qui se soucie de votre avis, à vous autres ? Vous n'êtes qu'un jeu de cartes !..." »



1 Le monde, le système, la machine Techno-Industrielle et Numérique Marchande, désormais désignée par le sigle TINM dans le texte.

2 La Machine, la Bécane, le Massicot... noms donnés usuellement par les exécuteurs à la guillotine (cf. Bessette JM, Paroles de bourreau, Imago 202.

3 MARCUSE H. , L'homme unidimensionnel, éditions de Minuit, 1968.

4 MARCUSE H., op. cit.

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