C’est une naissance comme rarement le cinéma en a filmé. Une naissance dans la légèreté. Les courbes du corps de la mère sont juste esquissées et l’enfant se détend sous l’eau qui coule. La mère et l’eau. Le début du monde. Enfin, on le croirait presque. La musique quasi religieuse de Bach imprègne tout en douceur l’événement filmé au ralenti.
Un monde désenchanté
À la maternité la famille se rassemble. Tout va presque bien, mais qui est cet homme qui balance un bouquet de fleurs sur le lit de la jeune mère ? L’image de la gaieté se fissure. On s’aperçoit très vite que le père (Robinson Stevenin) au volant d’une grosse voiture noire bien brillante travaille pour la plateforme Uber, et la jeune mère (Anaïs Demoustier) vendeuse dans un magasin de vêtements est menacée par une période d’essai où elle sera remplacée par une femme sans plus de garantie d’embauche. « Ma patronne va me virer et à sa place je ferais pareil » dit-elle.
Ainsi vont le monde et le décor de « Gloria Mundi » de Guediguian. Le grand-père (Gérard Meylan) est en prison ; il apprend par une lettre la naissance de Gloria. Il renoue avec la famille après une si longue absence. La sœur de la jeune maman (Lola Naymark) et son beau-frère (Grégoire Leprince-Ringuet) sont dans les affaires. Leur magasin s’appelle « Tout Cash ». On paie en liquide les objets qui arrivent. On les répare dans une arrière-cour (histoire de cacher le travail au noir) et on les revend. Dans ce monde-là, il vaut mieux être patron, quelle que soit la manière cynique de faire de l’argent. Il n’y a plus de valeurs. Lors d’une séquence très poignante, une femme voilée se présente pour vendre un objet ménager ; sur injonction de la patronne, il faut qu’elle enlève son voile afin que son visage ressemble à la photo de sa carte d’identité.
Où sont passées les utopies ?
Ce monde-là va mal et le seul rescapé est ce grand-père passionné par le haïku ; il avance au fil des poèmes, sans argent, sans illusion avec la poésie comme simple bagage. Et pour lui c’est beaucoup. Et ce n’est pas rien non plus quand le monde continue de se détériorer. Car la solidarité n’existe plus ; il y a des lustres semble-t-il qu’on vit pour soi, sans se battre, sans autre promesse que de faire de l’argent, sans autre valeur que la réussite même si tôt ou tard, elle s’écroulera comme un château de cartes.
Travailler pour Uber n’offre aucune garantie et c’est la misère tout autour. Il n’y a pas de révolte. Pas de collectif et aucun discours sur la société. Simplement la solitude des êtres brimés par le travail ; Sylvie (Ariane Ascaride) et son aspirateur dans les grands espaces vitrés des tours modernes la nuit, et, son mari (Jean-Pierre Daroussin) au volant d’un bus de ville à la merci d’une erreur en voulant être généreux. Même la tendresse ne résiste pas à ce monde où filmer un jeu sexuel avec un I Phone devient le sommet de l’érotisme. Pas d’échappatoire possible. La famille et la société sont gangrénées par le capitalisme.
Allumer une petite chandelle
Où est le Guédiguian de « A la vie, à la mort » où quand il ne restait rien, on partageait encore un plat de spaghettis ? Entre amis. En pensant à demain. En rêvant d’un monde meilleur.
L’Estaque bien vivante des films de Guédiguian est remplacée par les tours ultramodernes, étincelantes et froides. On est plutôt du côté du Guédiguian de « La Ville est tranquille » où déjà il filmait la mutation de la ville de Marseille et la descente aux enfers d’une gamine.
Il reste la dernière image, le sacrifice d’un homme qui laisse le choix à la génération suivante de se poser des questions et de chercher comment vivre et non survivre ; il offre un futur comme une fragile chandelle. Est-ce que quelqu’un s’en servira ?
Michèle Tatu
Ariane Ascaride : « Je hais l’indifférence »
Qu’est-ce que cela vous a fait de recevoir le Prix d’interprétation à la Mostra de Venise ?
Ariane Ascaride : C’était bizarre, parce que c’était Venise, c’était l’Italie, et que vous le vouliez ou non, vous êtes porteur de l’histoire de vos grands-parents, de vos ancêtres. Quand vous êtes la petite fille d’Italiens qui ont pris un bateau, qui sont allés à New York, où ils ne sont pas restés, ils ont repris un bateau et ils sont allés à Marseille, et vous des années plus tard vous naissez là, à Marseille, vous êtes la descendante de ces gens-là, et qu’un jour bien plus tard vous venez dans ce pays et vous avez un prix, pas n’importe lequel, auquel je vous assure que je ne m’y attendais vraiment pas du tout parce que c’est un film choral.
Le discours poignant sur les migrants, que vous avez prononcé à cette occasion, était improvisé ou préparé ?
Pour la petite histoire, à la conférence de presse, j’avais déjà un peu déconné en chantant l’hymne du parti communiste italien, parce que j’avais dans la tête Salvini, tout le temps, vraiment je le hais, et ça m’est venu d’un coup comme ça, j’ai senti un blanc dans la conférence, je me suis dit peut-être que là j’étais allée un peu loin mais je m’en fous. Après, ça me semblait tellement irréel, et je crois que j’avais encore Salvini dans la tête, et je pensais encore à mes grands-parents. La semaine d’après, ça a été très long pour moi d’accepter d’avoir ce prix, c’était infernal, parce que je viens d’un monde où on ne peut pas avoir un prix comme ça. C’est une belle histoire pour mettre dans un livre, ou un film, mais c’est très compliqué de le vivre à l’intérieur de soi-même. Mais ce prix c’est le prix de toute la bande, parce que je joue avec les acteurs avec qui je suis, qu’il y a cette liberté, cette profondeur d’échange, je leur dois, c’est le leur autant que le mien.
Lors d’une scène où votre personnage refuse de faire grève, Guédiguian vous fait dire l’inverse de ce que vous défendez et pensez dans la vie…
Comme quoi, il n’arrête pas d’être surprenant. Quand vous êtes acteur, vous avez envie de faire des contre-emplois, en même temps c’est sa désespérance qu’elle raconte, c’est une femme qui est complètement blessée et elle ne veut pas que ça recommence, c’est quelqu’un d’opaque, qui ne parle pas d’elle. Ce n’est pas une femme qui pense, c’est une femme qui agit, qui est dans la survie, qui réagit même. C’est pas vrai que c’est facile de faire une grève, c’est une résistance mais c’est une résistance qui entache votre vie personnelle, il faut être très courageux, et il faut vraiment crever la dalle pour faire grève maintenant.
Certains personnages du film pourraient être antipathiques, mais finalement ce n’est pas vraiment le cas…
C’est là où Robert est très fort, c’est son regard sur ces gens-là, d’une humanité et d’une bonté, il les aime même si c’est absolument terrible. Mais ils ne sont que le résultat d’un monde dans lequel on est, ils ne font que subir, et dans leur soumission ils font comme ils peuvent, ils cherchent des sorties, comme des rats dans une boite. Le couple joué par Lola Naymark et Grégoire Leprince-Ringuet m’émeut terriblement, ils sont perdus de chez perdus, ils n’ont pas de repères, ils ne font que des trucs minables.
Ils sont perdus, mais eux ont au contraire l’impression d’avoir réussi…
Bien sûr, mais il y en a beaucoup comme ça, c’est terrible parce qu’il suffit d’un grain de sable pour que tout s’écroule. C’est faire sa réussite sur le dos des autres, sur le mépris des autres, mais on peut du jour au lendemain basculer, et comme il n’y a plus de solidarité, comme il n’y a plus de contre-culture, de langage commun, le sentiment de solitude à ce moment-là est épouvantable. Le monde dans lequel on est fonctionne sur des gens comme ça, qui ont accepté que la fatalité c’est marche ou crève, et où tu as honte de toi-même si tu ne réussis pas.
Quel regard portez-vous sur cette société d’aujourd’hui ?
J’ai découvert un texte de Gramsci qui dit « Je hais les indifférents », je suis comme lui, vraiment, je hais l’indifférence, c’est quelque chose qui m’atteint. Par exemple, je ne supporte plus de voir tant de gens dans le métro faire la manche, ce n’est pas eux que je ne supporte plus, c’est ce monde qui le leur impose. Cette indifférence est souvent une manière de se protéger soi-même parce tout le monde a peur en fait, et c’est quand même une société où la santé va mal, c’est une société qui va mal quand toutes les infirmières, les aides-soignantes, les toubibs, les chirurgiens, les brancardiers, tout le monde est dehors en disant tous : on adore notre métier, laissez-nous le faire comme il doit être fait. Quand j’entends dire ça, sincèrement j’ai envie de pleurer, j’ai beaucoup de respect pour tout le personnel hospitalier comme pour tous les profs. Pourquoi on veut nous faire ressembler à une société uniforme, qui est plus américaine qu’autre chose, je ne suis pas Américaine, je suis Européenne.
Propos recueillis par Patrick Tardit