« Fuocoammare, par delà Lampedusa », la tragédie des migrants

« L’histoire de ce film, c’est l’histoire de deux mondes qui ne se rencontrent jamais », indiquait le cinéaste Gianfranco Rosi lors de sa présentation en avant-première au Festival de la Rochelle en juillet dernier. A l'affiche à Besançon, Fuocoammare, par–delà Lampedusa, alterne la vie quotidienne d’un enfant sur l’île et la tragédie des migrants.

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En 1993, Gianfranco Rosi réalise Boatman, un film sur un passeur indien ; en 2008 Below sea level, sur une communauté qui vit dans un coin désertique de Californie ; en 2010, El Sicario Room 164, sur un tueur à gages mexicain ; en 2013 Sacro gra, sur le quotidien d’un périphérique de Rome. «Fuocoammare, par delà Lampedusa, son dernier film a obtenu l’Ours d’Or au festival de Berlin. C’est la première fois qu’un documentaire obtient ce prix.

« Au départ, je ne voulais pas être cinéaste » explique le réalisateur devant une salle comble. J’ai grandi en Afrique et en Turquie à côté de la mer. Je pensais devenir médecin. J’ai fait mes études à côté d’une Cinémathèque. Ce qui m’intéressait, c’était de voir des films. A 17 ans, j’ai fait un court-métrage à New-York.  J’ai ensuite fait une école de cinéma. Je suis italien, mais le fait de faire des films rompt cette identité ».

 

Le cinéaste évoque ensuite sa trajectoire de documentariste et plus particulièrement Boatman, son premier long-métrage, tourné en Inde : « Un jour j’ai pris ma caméra pour aller à Benares et découvrir l’aspect sacré des bords du Gange. Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire. J’ai laissé la caméra. J’ai pris le bateau le matin comme un touriste. J’ai rencontré le passeur. J’ai marchandé avec lui pour que nous passions ensuite une journée ensemble. J’ai fermé les yeux et visualisé toute la journée. Je me suis dit : voilà le film que je veux faire. C’est devenu une obsession. Je voulais retrouver la première émotion. Pour retrouver cette journée hypothétique, je suis revenu chaque année pendant trois ans. »

Des bords du Gange à Lampedusa

Boatman, tourné en noir et blanc est la première œuvre de Gianfranco Rosi : « Je voulais que ce soit intemporel. Je ne voulais pas que les couleurs de l’Inde soient là ». Il est déjà question de la mort sur les bords du Gange, lieu où les Hindous se baignent et se familiarisent avec leur dernier voyage : « Benarès est le seul endroit au monde où se côtoient les vivants et les morts. The Boatman parle de la mort et de ses rituels. Je voulais vaincre ce tabou que nous avons à l’Occident ».

 

En 2013 Gianfranco Rosi s’installe sur l’île de Lampedusa, à 200 kilomètres de la Sicile, après le terrible naufrage du 3 octobre très médiatisé. C’est le début de Mare Nostrum, une opération lancée pour venir en aide aux immigrés clandestins. Depuis cette date, les embarcations sont interceptées en pleine mer et leurs occupants dirigés dans divers centres d’Italie : « C’était un film de commande. Je suis resté trois semaines à Lampedusa. Je ne savais pas quoi faire. Les migrants n’arrivaient plus sur l’île. Le dernier jour, j’avais une bronchite ; je suis allé à l’hôpital. J’ai rencontré un médecin. Nous avons parlé pendant deux heures et à la fin, je lui ai dit que j’étais réalisateur. Il m’a dit : vous devez faire un film. Il m’a donné une clé usb. Il m’a proposé de regarder le contenu en rentrant à Rome. Dans cette clé il y avait 20 ans de tragédie. J’ai oublié la clé et j’ai filmé. Mes films commencent toujours par une rencontre ».

La mer en feu

Même si l’île de Lampedusa n’est plus une terre d’accueil directe et que la frontière s’est éloignée, il existe entre ses habitants et les migrants une proximité filmée subtilement par Gianfranco Rosi. Dès les premières images, un jeune garçon cherche dans un pin la branche qui lui permettrait de fabriquer un lance-pierre pour tirer sur les oiseaux. D’emblée le film sort des images médiatisées de l’île pour interroger par le biais du montage parallèle, la vie à terre et la vie en mer, les deux étant reliés par des récits maritimes, ceux des migrants et ceux des habitants de Lampedusa, un pêcheur et une vieille dame.

 

La grand-mère raconte que pendant la guerre les pêcheurs avaient peur de prendre leur bateau car la mer était couleur du feu sous les bombardements. Ces allers et retours du récit tissent le film dans un curieux mélange, comme ces séquences où les habitants de Lampedusa se dédicacent des chansons d’amour à la radio et qu’au même moment les sauveteurs répondent à des appels de détresse. « Quelle est votre position ? », demandent-ils à plusieurs reprises.

Filmer l’horreur

Comment donner la mesure de la tragédie des migrants et avec quelle limite morale ? Un terrible plan de trente secondes filmé dans une cale montre des migrants morts : « A chaque fois que vous placez votre caméra, c’est une lutte avec la morale, avec l’éthique. Cela transforme mon propre point de vue et celui de la personne face à la caméra. Je suis conscient de tout ce qui est enregistré par la caméra. Je ne prétends pas être invisible et fais des choix. J’essaie de faire en sorte que ce que je filme soit vrai. Est-ce que je continue de filmer ou est-ce que j’arrête ? La mort fait partie de la vie en Inde. A Fuocoammare, quand j’ai filmé la mort ça m’a bouleversé parce qu’elle est la conséquence d’une politique. Ça m’a posé un problème éthique énorme. Quand j’ai vu ces cadavres dans la cale, j’avais l’impression d’être dans une chambre à gaz. C’est devenu un choix politique. Le montage du film s’est fait autour de cette image. Comment je pouvais arriver à cette image en respectant les personnes qui vivaient sur l’île ? Je voulais éviter que cette image soit pornographique. »

Dans le film, pas de voix off. Pas de commentaire. Le cinéaste pose un autre regard que celui du reportage : « Dans mes films je cherche qu’il y ait une circularité, un début, un milieu et une fin. Ce qui est difficile, c’est de trouver le moment unique et de ne pas couper. L’histoire de ce film, c’est l’histoire de deux mondes qui ne se rencontrent jamais. Quand l’opération Mare nostrum a déplacé la frontière, les migrants ne sont plus arrivés directement sur l’île. Avant il y avait une interaction ; on leur donnait à manger. Maintenant, c’est institutionnalisé.  »

Par-delà Lampedusa, regarder autrement

Samuele, le petit garçon, est une figure centrale du film. Il n’est pas concerné par la tragédie : « J’avais besoin de trouver une jeune personne qui découvre le monde et ne parle pas de politique, de la mort, et pouvait justifier que je ne parlais pas de cela. C’est d’ailleurs l’enfant qui, à un moment, dit qu’il faut toujours avoir de la passion dans la vie. Pietro Bartolo, le médecin du film, amène la tragédie dans l’image car c’est lui qui donne les soins aux blessés. C’est par lui qu’arrivent les premières images des embarcations bondées ».

Fuocoammare, par delà Lampedusa. Le par-delà du titre, est sans doute pour Gianfranco Rosi l’ouverture sur une autre façon de regarder les choses, une autre manière de filmer cette tragédie en dehors du flot d’images télévisuelles. Il induit une réflexion politique. A un moment donné l’enfant va voir le docteur car il a un œil paresseux. Le médecin lui donne un bandeau pour qu’il exerce son œil. Le film s’adresse alors à nous, spectateurs, qui ne voyons souvent qu’une partie de la réalité.

Peut-être est-ce notre regard que le documentaire de Rosi veut exercer en réfutant la façon de faire des entretiens classiques et en élargissant notre pensée vers le par-delà, là où se trouve le courage de regarder les choses en face, et, de réfléchir ensuite à comment les changer. C’est peut-être aussi pour cela que Samuele, l’enfant qui fabriquait des lance-pierre pour tirer sur les oiseaux, les laisse s’envoler à la fin du film.

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