Faire un « pas de côté » avec deux vignerons de Passenans

Le GAEC des Dolomies est l'une des 14 fermes comtoises et des 200 françaises qui ont participé au Salon à la ferme organisé par la Confédération paysanne. Céline et Steve Gormally ont invité les visiteurs à discuter avec des plasticiennes et une philosophe des limites de la monoculture tout en présentant leurs propres pistes de diversification, avec des volailles et des pommiers, comme alternatives à la chimie ou à la prévention du gel...

Le GAEC viticole des Dolomies est l'une des 200 fermes françaises – dont 14 franc-comtoises – à avoir participé au Salon à la ferme que la Confédération paysanne a organisé dans le pays pour remplacer sa présence au Salon de l'Agriculture, annulé cette année et remplacé par une Semaine de l'agriculture française en mai prochain.

A Passenans, près de Poligny, les vignerons Céline et Steve Gormally ont proposé vendredi 5 mars à une douzaine de visiteurs de partager un « temps politique » durant l'après-midi autour de l'alléchant programme : « réenchantons le monde / découverte sensible du paysage et débat philo, pour penser autrement nos rapports au milieu et aux écosystèmes. »

A l'heure convenue, les premiers arrivés échangent déjà quelques mots dans la petite cour en attendant que nous soyons au complet. Il y a là quelques militants de la Conf' dont Christiane Aymonier, ancienne productrice de comté à Marnoz, le maraicher Lionel Masson, Laurent Baudoin, l'un des trois associés d'une ferme de Sirod combinant lait à comté, paysan-boulanger, maraichage et poules pondeuses. Il y a aussi Jean-Luc Iemmolo, directeur de la Direction départementale des territoires, accompagné de Marie Fray, cheffe du service économique, Pierre Martin, proviseur de l'établissement agricole de Montmorrot, Pascal Clairet, coprésident du Nez dans le verre, une association de vignerons bio jurassiens, et... la consultante en philosophie Laurence Bouchet.

« Comment discuter sans tomber dans les travers de nos réunions syndicales ? »

Deux groupes de six sont constitués. Je me retrouve dans celui qui suit Christelle Fillod et Janice Wimmer, deux plasticiennes ayant créé la Caravane obscura, « atelier sensoriel et espace de réflexions poétiques et philosophique ». Elles ont stationné l'engin à quelques minutes à pied, sur un chemin de vignes. Elles nous proposent de regarder dans des caméras obscuras miniatures avant de pénétrer dans la caravane et de faire l'expérience de l'inversion de l'image et de l'acclimatation du regard qui fait doucement apparaître les détails... On est comme à l'intérieur d'un appareil photo où l'on découvre que la netteté de l'image s'accroît quand rétrécit le petit trou par où passe le rayon lumineux...

Quel rapport avec le Salon à la ferme ? La question sera posée juste avant la fin de la visite. Steve Gormally répondra d'un sourire gourmand : « Notre idée, c'est le pas de côté : comment discuter autrement de ces sujets sans tomber dans les travers classiques de nos réunions syndicales ? On a tous une sensibilité et on est souvent caché derrière ce qu'on représente. On voulait un débat là-dessus... »

Gagné.

Entre temps, entre caravane obscura et débat animé par la philosophe, Céline et Steve Gormally ont présenté leur ferme à chaque groupe. Céline l'a créée hors cadre familial sur 1,5 hectare en 2008. Steve l'a rejointe quelques années plus tard. L'aide de Terre des liens a été précieuse. Promouvant l'agriculture bio et paysanne, l'association possède 2,5 des 6 hectares – dont 5 en production – composant aujourd'hui un foncier réparti entre Passenans, Frontenay et Château-Chalon. Les 70 clients ayant pré-acheté les premières récolte, à la manière des AMAP, ont aussi été d'un soutien précieux.

Ils ont expliqué leur démarche, leurs cheminements et une décision d'orientation : ils cherchent à « sortir de la monoculture » de la vigne ! Hérésie ? Lubie ? Lassitude ? Rien de tout cela, plutôt le fruit d'une mûre réflexion articulée à des questions sur la spéculation, les amendements, « l'équilibre végétal-animal » ou encore la « résilience des vignes par rapport au gel » qui vient parfois détruire des bourgeons de plus en plus précoces avec la transition climatique.

« On n'adhère pas beaucoup aux solutions techniques… On travaille avec l'aléa : notre meilleure assurance, c'est le stock ! »

Comme tous les paysans ils sont observateurs, expérimentent, testent, ratent, trouvent. « Depuis trois ans, on fait des essais d'élevage de volailles dans des vignes au démarrage de la végétation. On a mis des poules de réforme, carencées en protéines, sur une parcelle où une chenille mangeait les bourgeons de mars. Ça a été radical : il n'y a plus de chenille ! », raconte Steve avec enthousiasme. Et l'an dernier, ils ont installé 170 poulets de chair sur 30 ares...

Menée avec la Ligue pour la protection des oiseaux et Jura Nature Environnement, l'expérience doit déboucher sur la création d'un mi-temps pour une éleveuse qui aura aussi des poules pondeuses. Reste à bien articuler les moments de présence des volatiles avec les travaux dans la vigne. Un partenariat avec les Croqueurs de pommes conduit à la perspective de créer une haie de petits pommiers sur une bande de 8 mètres de large dans les vignes. Il s'agit de jouer sur les vents et les courants d'air afin de tenter de gagner un demi ou deux degrés pour se prémunir du gel... Mais ce n'est pas le seul levier : « on laisse des baguettes dont les bourgeons gèlent les premiers et permettent de préserver les autres... »

Ils préfèrent ces solutions aux brûlages ou aux hélicoptères vrombissant au-dessus des vignes pour faire monter la température : « On n'adhère pas beaucoup aux solutions techniques... On travaille avec l'aléa : notre meilleure assurance, c'est le stock ! » Arrière les flux tendus ! Retour sur les vertus de pratiques économiques oubliées ? De ce point de vue, les Gormally sont aussi conduits à s'interroger sur la grande part de leur production qui va à l'exportation : 70%. La pandémie leur en donne l'occasion

Les limites liées à la monoculture de la vigne...

Le GAEC des Dolomies a aussi tourné le dos à l'AOC ! Un jour de 2016, une commission de dégustation d'agrément retoque un vin pour l'appellation Côtes du Jura. « On en en vendu dans le monde entier et on nous en parle encore, mais les gens de la commission d'agrément nous disaient qu'il fallait le détruire », s'agace encore Steve. On leur a aussi demandé s'ils voulaient déclasser des parcelles, mais ils ont refusé : « on travaille dans l'esprit de l'AOC... Comme ce collègue qui n'a pas reçu l'AOC pour un super vin jaune au prétexte qu'il n'aurait pas les caractéristiques du Jura ».

Du coup, c'est la notion même de filière qui en vient à être interrogée : « Beaucoup de vignerons bio ont une part de production hors AOC, mais la plupart veulent y être... », dit Steve en assurant que d'autres viticulteurs sont « d'accord avec l'AOC » mais ne partagent pas « la manière dont elle est menée » et considèrent qu'il faudrait « la changer de l'intérieur... »

On en est là de la présentation quand revient le second groupe. Tout le monde se retrouve alors dans une salle de stockage où un cercle de chaises a été installé. C'est le moment du débat. Il s'agit d'échanger « autour des limites liées à la monoculture de la vigne, des problèmes de spécialisation de certains territoires, de la volonté de recentrage, de retrouver un lien avec une alimentation plus locale », introduit Steve. Il souligne que le « travail de diversité dans la vigne » peut rencontrer un obstacle : « on raisonne parfois trop dans une logique de filière... »

« Parfois, on pense qu'on apporte au débat, mais on veut surtout occuper le terrain… »

C'est à cet instant qu'entre en scène la philosophe Laurence Bouchet qui explique avoir « cessé de faire cours » pour « aider les gens à mieux penser : ça s'apprend au sens philosophique, j'invite à un certain rapport à la parole : être clair, concis, travailler l'écoute... » Elle défend le projet de « sortir de là avec une idée à laquelle on n'avait jamais pensé... » Elle demande à chacun « un mot sur l'expérience de la caravane ». Multiple, l'écho répond : « sensible, renversant, lumière, pratique... »

Puis elle invite à la formulation d'une question simple suscitée par la visite de la ferme, histoire d'avoir un sujet dont débattre. « Comment retrouver ses racines ? » ; « Où est l'adaptation, le vrai ou le faux par rapport à ce qu'on veut ? » ; « Comment savoir si ce qu'on perçoit est la réalité ? » ; « Penser la diversité à l'échelle du territoire ou d'une ferme ? » C'est cette dernière question qui est choisie, Céline Gormally souhaitant la préciser : « de quelle diversité parle-t-on ? » Jean-Luc Iemmolo, le directeur de la DDT, la reformule en glissant de diversité à « diversification », mot faisant référence au vocabulaire administratif tout en s'éloignant de la dimension écologiste suggérée par « biodiversité ». Ce faisant, le débat s'orientera autour de la diversification jusqu'à ce que François Forest, versé dans le socio-culturel, signale le glissement sémantique. Laurence Buchet commente alors : « Parfois, on pense qu'on apporte au débat, mais on veut surtout occuper le terrain... » Un problème d'écoute ?

Quoi qu'il en soit, que la diversification – ou la diversité – soit au niveau de la ferme ou du territoire, Steve Gormally considère que « les deux échelles sont importantes, sur la ferme les productions étant liées à l'environnement, à la différence des filières... » Le maraicher Lionel Masson oppose « diversité et monoculture » en insistant sur la « rencontre des compétences ». Je suggère que la spécialisation est historiquement liée au capitalisme. Jean-Luc Iemmolo ajoute qu'on a « un temps associé spécialisation et efficacité, qu'il y a un siècle on produisait de tout partout ». Le vigneron Pascal Clairet avance que la spécialisation a « permis d'améliorer la qualité de vie ». Cela fait réagir Christiane Aymonier : « C'est une illusion de meilleure vie car il a fallu agrandir, investir... »

« Quand on est dans la filière comté ou vins du Jura, on est dans le confort. Se mettre en diversification, c'est se mettre dans les difficultés... »

« La diversification ne serait-elle pas une réponse au réchauffement climatique, par rapport à la monoculture ? », pose Pascal Clairet. Laurence Buchet rebondit : « Y a-t-il des obstacles à la diversification ? » Lionel Masson propose « la dette et le marché... » Christiane Aymonier se demande « comment la filière comté peut s'ouvrir à la diversification ? » La philosophe avance encore d'un cran : « Comment sortir des filières ? » On l'a vu, Steve y a déjà songé : « Quand on est dans la filière comté ou vins du Jura, on est dans le confort. Se mettre en diversification, c'est se mettre dans les difficultés. Les structures ont un tel poids qu'il est compliqué de revenir en arrière ». Eléonore, formatrice, semble d'accord : « la diversification est un luxe ». Céline Gormally ajoute : « La diversification permet de reconquérir de l'autonomie ». Et « le sens du métier », ajoute Lionel Masson. Pascal Clairet pense que « la diversification se fera avec l'économie. On a eu deux gels en quatre ans. Il ne faut plus installer de jeunes en viticulture... »

Quelqu'un rappelle que « la principale raison de la polyculture autrefois était la sécurisation du revenu ». Céline expose un constat qui semble donner crédit à l'orientation expérimentale du GAEC des Dolomies : « Il faut se mettre en lien avec les consommateurs. La crise sanitaire est révélatrice, on voit comment les gens consomment. Nous traversons la période sans difficulté ».

C'est le moment de goûter deux cuvées des patrons. J'opte pour un trousseau 2017 baptisé « Bordel c'est bon » dont l'étiquette présente un portrait rigolard signé Kerleroux, ancien dessinateur du Canard enchaîné. C'est aussi expression d'une parcelle bien précise, qui ravit mes papilles par son caractère et ses saveurs. D'où vient ce nom ? C'est en hommage à un voisin disparu qui passait tous les jours : « un conducteur de car qui écoutait France Culture et consacrait son mercredi matin à la lecture intégrale de l'hebdo satirique... »

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