En attendant Godard

A l’affiche, trois films de la sélection officielle du Festival de Cannes évoquent l’Amérique des westerns (« The Homesman » de Tommy Lee Jones), la décadence des stars hollywoodienne (« Maps to the stars » de David Cronenberg) et la préoccupation sociale des frères Dardenne dans le très beau « Deux jours, une nuit »…

dardenne

S'ils votent « pour », Sandra sera maintenue dans l’entreprise. S'ils votent « contre », chacun des seize employés touchera une prime de 1000 euros. C’est l’enjeu du film Deux jours, une nuit des frères Dardenne. Elle doit en un week-end convaincre ses collègues pour le vote du lundi matin. C’est le même sujet que Douze homme en colère de Sydney Lumet où l’on voyait Henry Fonda retourner les membres du jury pour éviter la condamnation d’un faux-coupable.

Sandra prend le bus. Elle roule en voiture avec son mari. Elle marche dans les rues. Elle s’arrête au pied des immeubles. Elle avance. Parfois elle manque de souffle. Sa voix peu assurée s’étrangle. Elle boit de l’eau. Parfois le désespoir la reprend. Elle avale des comprimés. Parfois elle s’ensoleille parce quelque chose se produit. Parfois elle chante dans la voiture pour ne pas perdre la face dans ce monde (parfois déshumanisé) dissimulé derrière les façades en brique bien alignées.

Les frères Dardenne filment chaque rencontre. Chacun a ses raisons : pour certains puisque la vie ne leur fait aucun cadeau, pourquoi en feraient-il à leur tour ? Pour d’autres, c’est évident : il faut renoncer aux 1000 euros pour que leur collègue garde son emploi, même si, cet argent améliorerait leur quotidien bancal. Il y a cette femme (une amie proche de Sandra) qu’on entend dans l’interphone et qui n’ouvre pas sa porte. Ce jeune homme qui s’en prend à son propre père parce qu’il est solidaire. Cette autre femme apparemment résignée à sa vie de couple qui décide subitement de la changer. Et cet entraineur d’un club de foot qui redonne un sens à sa vie. A chaque refus, Sandra répond : « je comprends » comme si subtilement, elle devenait la voix de la caméra des frères Dardenne en dehors de tout manichéisme et d’une approche simpliste du sujet. Hors champs, le vrai coupable est le capitalisme sauvage, la suppression de postes pour économiser des salaires.

A aucun moment les frères Dardenne ne se posent en juge : ils regardent le pire et le meilleur, comment l’homme plie, comment il se relève et choisit la solidarité (à l’image du père blessé par son propre fils) et comment il est en prise avec le monde du travail et les problèmes sociétaux. Ils montrent aussi comment les digues s’ouvrent et comment l’espoir se faufile dans ces  rencontres. La caméra est juste derrière Sandra. Elle lui colle à la peau, ne la quitte pas. Elle avance à son rythme. Elle épouse sa quête. 

A la fin le film prend la tangente et va là où on ne l’attend plus « délaissant les grands axes, prenant la contre-allée » comme disait Bashung. Et de cette « mendicité » initiale qui conduit  Sandra à tout faire pour sauver son emploi, les frères Dardenne dressent le portrait d’une femme en train de changer, de bousculer les codes d’une société qui exclut. De devenir elle-même, de passer de la fragilité à la force. Avec sa démarche, elle rejoint Rosetta (seulement côté ténacité) et ces autres beaux portraits de femmes que donne le cinéma : la Rosemonde de La Salamandre d’Alain Tanner. La Suzanne de Classes de lutte du groupe Medvedkine…

Maps te the stars

Une jeune femme blonde (Mia Wasikowska) arrive à Los Angeles. Elle a des cicatrices au visage et porte de longs gants qui cachent ses bras. Son regard haineux fixe la caméra. D’où lui viennent ces brûlures ? Que cherche-t-elle ?

Elle se fait engager comme assistante personnelle d’une actrice déclinante.

En même temps que la jeune femme, nous pénétrons dans l’univers des stars.  Au centre du tableau, le double de Nora Desmond dans Sunset Boulevard, Julianne Moore, actrice finissante, pâle fantôme d’une mère incarnant les heures de gloire du cinéma. Ensuite son coach (John Cuzack) homme de pouvoir et figure malsaine du gourou pervers qui mène le jeu. Et pour compléter le tableau son fils, enfant-acteur, tête d’affiche d’une comédie à gros budgets, en cure de désintoxication à la demande des producteurs.

Le décor est planté et c’est d’une manière quasi-clinique que la caméra de David Cronenberg filme ce monde décadent : à l’abri des grandes baies vitrées des villas hollywoodiennes, apparaît un univers sombre où sévissent l’inceste et le parricide.

A l’inverse de Maps to  the stars, les célèbres cartes postales vendues aux touristes pour leur indiquer où se trouvent les villas de stars à Los Angeles, le film pulvérise le mythe hollywoodien.

A l’instar de Cosmopolis son dernier film sur le pouvoir de l’argent où il détruit l’image véhiculée depuis toujours par les médias,  David Cronenberg se prête à un véritable jeu de massacre : il ne s’agit plus de montrer un ciel criblé d’étoiles, mais de révéler les folies secrètes d’Hollywood. Décors blêmes surannés. Lumières ternes. Décors au désign glacé. Ce que nous appelions l’usine à rêves a désormais sous l’œil aiguisé du cinéaste de violents et puants relents d’enfer.

Pourtant, en voix off on entend à plusieurs reprises des extraits de Liberté le magnifique poème d’Eluard : « sur mes cahiers d’écolier, sur mon pupitre et les arbres, sur le sable et sur la neige, j’écris ton nom… » C’est comme si Cronenberg, dans un chant ultime cherchait un appel d’air salvateur, quelque chose qui pourrait sauver le cinéma de sa folie contagieuse. Eloge de la liberté contre l’aliénation, de l’azur des mots contre la noirceur,  chuchote enfin le cinéaste à qui veut l’entendre.

The Homesman

Adaptation du roman Le Charlot des damnés publié par l’auteur américain Glendon Swarthout en 1988, le film The Homesman réveille le décor des westerns tout en empruntant un autre chemin.

En 1854, trois femmes ayant perdu la raison à force de deuils, de privations et de violences conjugales sont confiées à Mary Bee Cuddy, pionnière indépendante, originaire du Nebraska. Elle doit les ramener dans leur famille. Sur la route, elle croise un vagabond  George Briggs (Tommy Lee Jones) qu’elle sauve in-extremis de la pendaison. Appâté par la somme de 300 dollars, l’homme accepte de faire le voyage avec elle et de la protéger des dangers qui sévissent sur les vastes plaines de la Frontière.

Sorte de road movie en chariot, le film chemine lentement dans de majestueux paysages. L’improbable duo traverse de vastes plaines ventées, des paysages enneigés, des nuits sans lune… Et même si le cinéaste s’empare des codes du western (grands espaces, cow-boys aguerris, arrivée d’Indiens sauvages) le film se resserre autour de la relation complexe entre Marie Bee Cuddy, fermière au fort caractère, et Georges Briggs, vieux soldat sans attaches ni contraintes.

Tommy Lee Jones abandonne alors les grands espaces pour s’approcher de leurs visages : Marie Bee Cuddy obsédée par l’idée de trouver un mari ne parvient pas à se faire aimer par George Briggs : l’homme de nulle part, le cow-boy solitaire  sans attaches n’a pas l’intention de s’installer quelque part.

Tommy Lee Jones rejoint le cinéma contemplatif de Clint Eastwood auquel il adresse quelques clins d’œil. Et ce n’est pas seulement son côté western qui nous fascine, mais son immense plaisir à filmer la complexité des hommes dans un Far West contaminé par l’attrait de l’argent et la religion.
 

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