Costa-Gavras : « C’est une tragédie grecque »

« C’est un film sur la résistance », confie le cinéaste, qui a tourné « Adults in the room » sur la crise que traverse son pays d’origine, la Grèce. Un récit passionnant tiré de l’ouvrage de l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis.

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« Un nouveau grand malheur est arrivé à la Grèce, et ça m’a interpellé », expliquait Costa-Gavras au Caméo à Nancy, après la présentation en avant-première de son film « Adults in the room » (sortie le 6 novembre). Ce grand malheur, c’est la faillite imposée par l’Europe à son pays coincé dans un cercle vicieux, une nation surendettée pour rembourser une dette énorme, contrainte de soumettre son peuple à des plans d’austérité, à réduire les salaires, les pensions de retraite…

 

C’est d’après l’ouvrage du ministre des Finances grec d’alors, Yanis Varoufakis (incarné dans le film par l’acteur grec Christos Loulis), « Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe », que Costa-Gavras raconte cette histoire. « Il m’a envoyé son livre au fur et à mesure qu’il l’écrivait », précise le cinéaste de « Z », « L’Aveu », « État de siège », « Amen », « Le Capital »… qui a tiré un récit passionnant de discussions interminables d’adultes dans une pièce. Ces adultes responsables, ce sont notamment les ministres des finances de la zone euro rassemblés au sein de l’Eurogroupe, où Varoufakis n’a quasiment que des ennemis, son président polonais Jeroen Dijselbloem, et surtout le ministre des Finances allemand Wolfgang Schaüble (joué par Ulrich Tukur).

« S’ils gagnent, on les sort de l’euro », promettaient déjà les hiérarques européens avant les élections en Grèce en 2015. Syriza les a gagnées ces élections, et les Grecs ont mis au pouvoir un gouvernement de radicaux de gauche, dans lequel Yanis Varoufakis est nommé ministre des Finances. Tout en ayant sa lettre de démission toute prête dans la poche dès sa nomination, le ministre qu’il sera durant cinq mois et douze jours s’est démené pour essayer de restructurer l’effroyable et écrasante dette, tenter d’aboutir à un compromis raisonnable avec ses homologues européens.

« L’Europe actuellement ne va pas bien », estime Costa-Gavras, « Je crois beaucoup en la nécessité de l’Union européenne, mais l’Europe ne fonctionne pas comme elle devrait ». Le réalisateur, qui sait bien que « Le cinéma fuit l’économie », captive les spectateurs avec une ronde de chiffres et de pourcentages, un film sur l’apprentissage politique et les coulisses des instances internationales, la crise humanitaire de la Grèce et la crise existentielle de l’Europe.

« Un film n’est pas un discours politique, c’est un spectacle », ajoute Costa-Gavras, « Ce film me paraissait indispensable parce que j’avais la conviction que ça allait durer. Je ne pense pas que la dette puisse être payée un jour, c’est impossible ». Aux ministres européens, Varoufakis cite The Beatles : « Money can’t buy me love ». Une chanson reprise comme un slogan sur l’affiche de « Adults in the room ».

 

Rencontre avec Costa-Gavras lors de la présentation de son film au Caméo, à Nancy.

Costa-Gavras : « Varoufakis est devenu l’homme à abattre »

Vous aviez trouvé dans cette histoire tous les éléments d’une tragédie grecque ?

Costa-Gavras : C’est ça, c’est une tragédie grecque, l’essentiel d’une tragédie c’est que dans les situations tout le monde a raison. Mais en même temps, ce qui m’a intéressé, c’est l’Europe face à un drame humain et social, économique aussi, finalement l’Europe se préoccupe beaucoup plus d’elle que de sauver et aider les populations, l’Europe n’a rien fait, elle est restée dans sa stratégie.

On sent à travers votre film que l’intérêt de l’Europe c’est avant tout de défendre le pouvoir de l’argent…

L’Europe s’est transformée au long des années en une sorte de machine qui défend, non pas ce qui avait été prévu dès le départ, la culture, la connaissance, le social, et puis aussi l’économie parce que ça va avec, nous sommes devenus une sorte de supermarché, on vend, on achète, et les humains sont ceux qui doivent consommer, mais ça ne peut pas continuer comme ça.

Vous signez à nouveau un grand film politique, mais les politiques n’en sortent pas forcément grandis, notamment en montrant les différences entre les discours officiels et les propos privés…

Je ne l’ai pas inventé. C’est vrai que les politiques sont toujours amenés à un moment donné de leur carrière, lors des élections, à faire des promesses mirobolantes, que finalement ils ne peuvent pas tenir. Les hommes politiques ne donnent pas un coup de main, une fois de plus, pour le peuple, pour essayer que le peuple ne souffre pas autant. Quand on parle de la souffrance du peuple grec, on oublie beaucoup de choses, que 500.000 jeunes diplômés sont partis, que le chômage est énorme, que les salaires sont très bas, que l’avenir est très sombre, et tout ça va continuer.

Justement, à la fin du film vous indiquez que la crise continue, quelle est la situation de la Grèce aujourd’hui ?

La situation, c’est que le chômage qui était à 28% a baissé à 18, que les salaires n’ont pas augmenté du tout, que les pensions n’ont pas augmenté, et que les jeunes continuent à partir. Ceux qui s’en vont, ce sont des diplômés, ceux qui devaient servir leur pays, alors que leur savoir-faire va être utilisé par d’autres, ça aussi c’est un appauvrissement de très longue date. Et la dette reste la même.

L’élection du gouvernement de gauche de Syriza menaçait le pouvoir de l’argent, le capitalisme, les marchés internationaux ?

Il a essayé de faire des choses et finalement il n’a pas réussi. Il s’est trouvé coincé, pour des raisons politiques, historiques, etc. Mais je pense que l’Europe ne voulait pas lâcher, elle ne voulait pas faire un cadeau à une gauche radicale comme l’était Syriza à l’époque.

« L’Europe voulait que la Grèce serve d’exemple »

L’Europe a lâché la Grèce, mais la France aussi l’a lâchée…

La France aussi. La France a essayé, mais à partir du moment où la majorité de l’Europe était entraînée par l’Allemagne, la France était beaucoup trop seule dans cette histoire-là. Mais je pense aussi que l’Allemagne non plus ne peut pas faire un cadeau à une gauche radicale, la dette était tellement énorme qu’elle voulait que la Grèce serve d’exemple, pour que d’autres pays ne pensent pas à des dépenses aussi extraordinaires, le Portugal, l’Italie, la France… La France, par la suite, a eu un comportement très favorable pour la Grèce, le pays a commencé à comprendre que c’était une tragédie humaine, et qu’il fallait penser à ça aussi, et pas seulement à l’Europe et à l’euro.

Dans le film, il est d’ailleurs dit que la France n’est plus ce qu’elle était…

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le ministre français qui le dit, c’est absolument une vérité historique. C’est un peu curieux qu’un ministre puisse dire ça à quelqu’un qui n’est pas de chez lui. Mais il y avait un sentiment de faiblesse énorme à l’époque du président Hollande, parce que l’Allemagne était tellement puissante qu’il y avait une sorte de défaitisme.

Est-ce qu’il peut y avoir aussi une sorte de défaitisme pour la gauche de manière générale, puisqu’elle va toujours se heurter au pouvoir financier et économique ?

Vous savez, je ne sais plus qui a dit que la politique c’est l’économie et l’économie c’est la tragédie. Et c’est vrai qu’économiquement, nous sommes en pleine tragédie. L’argent, il y en a partout, mais l’Europe va dans une direction qui n’est pas acceptable, le fait que l’Europe ait accepté au centre de son territoire le paradis fiscal le plus beau, le plus grand, le Luxembourg, c’est mal parti depuis quinze ans, ce n’est pas rattrapable. Il faut que l’ensemble des États essaient de faire marche arrière et de retrouver les ambitions d’origine.

Autre citation, c’est que le peuple a toujours raison même quand il se trompe…

C’est vrai. Si on sort de cette vérité, on n’est plus en démocratie.

En parlant de leurs électeurs, le Premier ministre Alexis Tsipras dit à Yanis Varoufakis « Un jour on les décevra ». C’est le lot de tous les élus ?

Tout le monde, tous les hommes politiques, lui a la clairvoyance de le dire d’entrée, il est conscient que les promesses qu’il a faites, il ne pourra pas les tenir toutes ; et d’une certaine manière c’est presque nécessaire, puisque si on ne fait pas de promesses on n’est pas élu. Là c’est aussi notre responsabilité, de citoyens. 

Vous êtes toujours en contact avec Yanis Varoufakis, quel regard a-t-il sur votre film ?

Oui, bien sûr, je lui au montré le film, il l’aime beaucoup, il a maintenant des responsabilités politiques assez importantes, il est entré au Parlement, il continue. Il aime beaucoup le film, il pense qu’il est dans la réalité qu’il a vécue. Varoufakis, c’est un personnage, comme on le dit dans le film, ils ont réussi à lui mettre tous les défauts sur son dos, il n’est pas aimé, c’est devenu l’homme à abattre. Il s’est trouvé face à des adversaires très puissants, il a fallu un bouc émissaire à un moment donné, et du côté de la gauche et du côté de la droite, de la part des Allemands et des Européens aussi, parce que c’est lui qui a négocié. En même temps, c’est un film sur la résistance, c’est le seul qui a résisté. Et d’une certaine manière il avait raison, puisque Mme Lagarde dit la même chose : cette dette, la Grèce ne peut pas la payer, donc il faut trouver une solution, un arrangement, une restructuration.

« La politique, c’est la parole ! »

Christine Lagarde a vraiment dit cette phrase qui donne le titre au film, « On a besoin d’adultes dans cette pièce » ?

Oui, elle l’a prononcée, ça synthétise complètement ce qui s’est passé, elle l’a dit à la presse d’ailleurs.

« Adults in the room » est forcément un film bavard, puisqu’une grande partie se déroule en réunions, assemblées, négociations, conférences, c’était cinématographiquement compliqué à mettre en scène ?

La politique, c’est la parole ! Et puis les actes après, quand il y en a, mais essentiellement c’est la parole. C’était un peu la gageure dans cette histoire, c’était de trouver une solution pour que ce soit accessible au public, ça a été mon travail, sans déformer naturellement la vérité historique, mais grâce à des témoignages directs.

Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire par les gens qui sont au pouvoir, contrairement à Ken Loach par exemple qui filme les gens du peuple britannique ?

Le choix c’était est-ce qu’on parle de ceux qui provoquent ce drame ou des victimes de ce drame. Je me suis intéressé à ceux qui provoquent ce drame, puisque l’Europe m’intéressait aussi, sa présence, son fonctionnement, et j’ai pu le faire précisément grâce au témoignage de Varoufakis, parce qu’il a vécu toutes ces réunions, et il a pu les décrire. Il les a enregistrées puisqu’il s’était aperçu qu’il n’y avait pas de compte-rendu, et il a tout enregistré, donc ce qui est dit j’ai pu le vérifier.

Ce film était aussi une façon pour vous de revenir à votre pays, à la Grèce ?

Oui, absolument. La crise a éclaté en 2009-2010, et tout de suite le drame est tombé sur le peuple, je recevais des informations, des plaintes de gens qui m’appelaient, je lisais des choses contradictoires dans la presse, j’ai commencé à penser éventuellement à faire un film, à trouver quelque chose pour réagir. Et puis l’élection de la gauche m’a intéressée aussi, il y avait un espoir, et puis le référendum, et après le référendum Varoufakis a été le seul à démissionner, c’était intéressant.

Quelle signification avez-vous voulu donner à la séquence finale, sous forme de ballet ?

Il fallait trouver une solution pour raconter cette nuit entière, neuf heures, qu’ont passées tous les chefs d’État pour convaincre le Premier ministre grec. Il y a eu des réunions, à deux, à cinq, à dix, pour essayer de le convaincre, toute une nuit. Il fallait trouver une synthèse, et comme c’est une tragédie, la chose à utiliser c’est le chœur, c’est une métaphore qui raconte l’histoire, ou plutôt qui propose une explication de l’histoire au spectateur qui doit compléter.

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