Code du travail : « la gauche devrait proposer un autre projet »

Inspecteur du travail à Besançon, syndicaliste et militant du PG, Emmanuel Girod a lu le projet de loi El Khomri qui mobilise contre lui ce mercredi 9 mars. Du forfait-jours à la déconstruction de la hiérarchie des normes et à l'apprentissage, il peine à y trouver des mesures améliorant les conditions de travail des salariés et leur santé.  

Emmanuel Girod : « Aujourd'hui, un apprenti peut travailler jusqu'à 8 heures par jour et 35 heures par semaine. On ne peut déroger que sur décision de l'inspecteur du travail et avis conforme du médecin du travail. Ils ont pondu qu'un apprenti pourrait aller jusqu'à 10 heures par jour et 40 heures par semaine avec information de l'inspecteur du travail et du médecin du travail ! » Photo D.B.

Inspecteur du travail à Besançon, Emmanuel Girod est membre de la commission exécutive nationale de la CGT-Travail. C'est à ce titre que nous l'avons interrogé sur le projet de loi porté par la ministre du Travail Myriam El Khomry. Par ailleurs secrétaire départemental du Parti de gauche du Doubs, il participera aux États généraux de la santé des travailleuses et travailleurs qui se tiennent les 16 et 17 mars à Paris avec pour credo cette première phrase d'un appel lancé par des chercheurs et des syndicalistes : « La santé au travail est une question de santé publique ».

De quoi sera-t-il question à ces états généraux ?

Il s'agit de mettre en lumière les conditions de travail d'aujourd'hui et l'état de santé des travailleurs, de faire contrepoids au discours selon lequel le code du travail ne sert à rien. Or, la moitié de ce code concerne des règles relatives à la santé au travail. Il sert à protéger la vie, le niveau de vie. Certes, il a encore quelques vieilles mesures désuètes comme les chambres d'allaitement. Les journaux télévisés de TF1 ou France 2 ridiculisent le code du travail alors qu'il n'est pas aberrant d'interdire le marteau-piqueur aux moins de 18 ans...

Il n'est pas interdit aux jeunes de 18 ans et demi ?

D'accord, mais c'est comme le travail de nuit qu'il n'est pas aberrant d'interdire. L'Union européenne avait demandé à la France de réviser le code du travail au motif de l'égalité hommes-femmes pour que les femmes aient elles aussi le droit de travailler la nuit...

On travaille quand même la nuit dans des services publics comme la police, les pompiers ou les hôpitaux;;;

Oui, mais aujourd'hui on voit des extensions du travail de nuit jusque dans le commerce...

Vous avez lu et relu le projet de loi El Khomri...

La philosophie du texte est qu'en supprimant une règle, on créé de l'emploi. Mais ça fait vingt ans qu'on dérèglemente, en a-t-on fait le bilan ? Si le code du travail est trop gros, c'est à cause de dérogations multiples qu'on y a introduites, comme le travail du dimanche, voire la possibilité de travailler tous les dimanches en Ile-de-France. Ils ne prouvent pas que supprimer une règle créé de l'emploi...

Quelles sont ses mesures concrètes ?

Une nouveauté est qu'un accord d'entreprise peut modifier un contrat de travail...

Jusque là, un salarié peut refuser.

Oui, il peut alors être licencié économique sans cause réelle et sérieuse. Avec la loi El Khomri, ce serait un licenciement personnel pour cause réelle et sérieuse...

Qu'est-ce que ça change ?

Ça change tout à cause du refus : il perdra automatiquement aux prud'hommes. Une autre mesure légalise le licenciement abusif, c'est à dire « sans cause réelle et sérieuse ». Avant, le salarié avait droit à une indemnité minimale de six mois de salaire selon le préjudice. Le projet plafonne les indemnités : six mois entre deux et cinq ans d'ancienneté, douze mois entre dix et vingt ans. On change de logique.

Les syndicats, y compris réformistes comme la CFDT, ne sont pas d'accord...

Ils ont raison ! Avec ça, il n'y aura plus de raison d'aller aux prud'hommes. Ça affaiblit énormément le CDI... Aujourd'hui, quand il y a un rachat d'entreprise, le repreneur doit reprendre les salariés en maintenant leurs avantages pendant au moins un an. Avec la loi El Khomri, c'est différent : l'entreprise qui vend pourra licencier avant de vendre alors que c'était illégal car il y a des mesures accompagnant les licenciements. Aujourd'hui, sans mesure de reclassement, les licenciements peuvent être nuls, plus avec la loi El Khomri. Faire passer les indemnités de 12 à 6 mois, ça peut être très grave pour des personnes licenciées après un accident du travail ou un problème de santé.

Vous critiquez aussi la modification de la hiérarchie des normes. C'est quoi ?

Les gens ne comprennent pas toujours. Cela signifie que la loi est au-dessus d'un accord qui est au-dessus du contrat de travail...

Ça a déjà commencé à être déconstruit par d'autres lois...

Ça a commencé en 1982 avec Martine Aubry qui avait créé des accords dérogatoires qui ne pouvaient pas aller dans un sens défavorable aux salariés. C'est cette idée de l'accord d'entreprise dérogatoire à l'accord de branche ou àla convention collective que la droite a repris, mais dans un sens défavorable aux salariés. Par exemple la loi Fillon de 2004 introduit la possibilité que les délégués du personnel ou des délégués au comité d'entreprise signent des accord en l'absence de délégué syndical dans les entreprises de plus de 50 salariés, ou des mandatés en l'absence d'institutions représentatives du personnel.

Et le droit d'opposition qui permet à des syndicats majoritaires de contester un accord signé par des syndicats minoritaires ?

Il est affaibli avec le référendum à l'initiative des syndicats minoritaires ayant 30% des voix... C'est un gros truc : jusque là, ça ne concernait pas tous les champs du contrat de travail, la loi El Khomri permettra de négocier des accords d'entreprise à la baisse par rapport aux accords de branche.

François Hollande avait annoncé qu'il entendait remettre en cause la hiérarchie des normes...

Oui, il est assez cohérent, il le propose depuis longtemps. Si on suit cette logique, on va vers un monde où tout est négociable. Prenons l'exemple du décès d'un proche. Aujourd'hui, un accord d'entreprise pourra donner moins de jours qu'un accord de branche, en fonction du rapport de forces dans l'entreprise... Quand j'étais inspecteur du travail en Haute-Saône, un jour, un ouvrier m'appelle et me dit qu'il devait rattraper les quinze jours de maladie qu'il avait pris peu avant. Je lui dis que c'est interdit, il était surpris, il avait toujours fait comme ça. Dans cette entreprise, des gars contrôlaient une machine tous les dimanches, sans astreinte, et ne pouvaient pas poser de congés à cause de ça... C'était dans les années 2000... 

Vous voulez dire qu'il y a toujours eu des entorses au code du travail ?

Ben oui... Et c'est toujours au détriment du salarié, de sa vie, de sa santé.

Qu'y a-t-il sur le temps de travail ?

C'est pas triste ! C'est travailler plus pour gagner moins ! Aujourd'hui, la durée quotidienne est limitée à 10 heures, avec dérogation jusqu'à 12 heures sur autorisation de l'inspecteur du travail. Avec le projet, ça pourra être 12 heures par accord d'entreprise. Aujourd'hui, la durée hebdomadaire est limitée à 48 heures avec dérogation jusqu'à 60 heures sur autorisation de l'inspecteur du travail. J'ai souvent été saisi de telles demandes : nous fixons les autorisations et les contreparties. Avec le projet, ça pourra être 60 heures par accord d'entreprise...

Quid des heures supplémentaires ?

Aujourd'hui, au-delà de 35 heures, les 8 heures de plus sont payées 25% de plus, et au-delà 50%. Par accord, on peut limiter à 10% l'augmentation sur les huit premières heures, mais c'est une mesure transitoire que la loi El Khomri entend pérenniser. Il faut aussi parler du forfait-jours pour lequel la France a été condamnée quatre fois par le comité européen des droits sociaux car il n'y avait pas assez de protection contre les durées du travail excessives. 

Mais le forfait-jours était réservé aux cadres dans la loi Aubry de 1998 sur les 35 heures...

Oui, et il a été étendu aux non-cadres par la droite... Aujourd'hui, selon une étude du syndicat CGT des cadres, 50% des cadres y sont et 13% des non-cadres avec une durée hebdomadaire moyenne de 46,5 heures... Avec le projet El Khomri, il n'y aura plus besoin d'accord pour le faire dans les entreprises de moins de 50 salariés, tous les secteurs sont concernés. Plus moderne encore, le repos quotidien de 11 heures pourra être fractionné pour les salariés au forfait-jours ! La modulation du temps de travail pourra être calculée sur trois ans avec un accord d'entreprise contre un an aujourd'hui...

Ce ne sont pas des mesures de gauche...

C'est Raymond Barre qui avait salué la gauche parce qu'elle avait réussi à annualiser le temps de travail. On a donné au patronat l'annualisation et la dérégulation !

Quelles sont les conséquences de tout cela ?

La baisse des salaires et l'intensification du travail : tous les médecins du travail l'ont noté. C'est pour cela que la France est devenue très productive.

A votre avis, pourquoi la gauche propose ça ?

Ça ne se passe plus au PS... Il y a une quarantaine de journalistes qui répètent tout depuis quelques jours, même sur le service public, qui n'arrêtent pas de taper sur le code du travail avec des arguties, vont chercher des patrons de gauche. Le truc qui me choque le plus, c'est sur les apprentis. C'est symbolique de leur pensée, ça montre qu'ils sont très loin du quotidien des gens. Aujourd'hui, un apprenti peut travailler jusqu'à 8 heures par jour et 35 heures par semaine. On ne peut déroger que sur décision de l'inspecteur du travail et avis conforme du médecin du travail. Ils ont pondu qu'un apprenti pourrait aller jusqu'à 10 heures par jour et 40 heures par semaine avec information de l'inspecteur du travail et du médecin du travail ! C'est ignoble, on doit protéger les jeunes. Il y a beaucoup d'abus dans l'apprentissage et les gens hésitent à y aller. Je ne veux pas généraliser car, heureusement, il y a des employeurs vraiment conscients des avantages de l'apprentissage.

Les inspecteurs du travail voient surtout les cas les plus durs...

Oui. Ils voient aussi des parents. Cette mesure est symbolique de l'inconscience du gouvernement avec les jeunes dans l'univers du monde du travail. C'est bien d'apprendre un métier, mais ça doit se faire dans les règles...

Les profs de l'enseignement professionnel n'interviennent-ils pas en cas de problème ?

Non, ils constatent... Ce sont souvent les parents qui font remonter. Par exemple quand un jeune n'a plus ses congés, qu'il travaille non-stop et retourne au CFA sans avoir pris de repos. Ils cachent tout à leurs parents et un jour ils craquent et racontent. Il en existe beaucoup trop. Heureusement, à côté de ça, des employeurs ont tout compris et font les choses très bien.

Qu'y a-t-il de bien dans ce projet de loi El Khomri ?

Les heures de délégation pour les délégués syndicaux augmentent, ça va dans le bons sens. Le doit à la déconnexion, mais c'est contradictoire avec le fractionnement des heures de repos. Le compte personnel activité est bien, mais c'est renvoyé à des négociations futures... Si c'était vraiment la gauche, elle devrait proposer un autre projet. Les risques de perte d'emploi existent, il faudrait ouvrir des droits à la continuité du salaire, préciser comment on sécurise salariés et entreprises. On devrait négocier sur les 32 heures, la semaine de quatre jours. Les 35 heures ont quand même créé entre 200.000 et 300.000 emplois net.

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !