La loi santé de Marisol Touraine, c'est un peu comme la loi Macron ou la loi El Khomri. Les articles sont très nombreux et l'on peine à en prendre immédiatement la mesure globale. Surtout quand la communication s'en mêle. Sur le site du ministère de la Santé, la lutte contre le tabagisme et les maladies sexuellement transmissibles arrivent en tête. On allait écrire en tête de gondole...
Pas bien loin, toujours en bonne place, viennent le tiers payant chez le médecin ou les actions de groupes en santé, permettant la défense collective des usagers. Ces mesures étaient attendues depuis longtemps par les électeurs de gauche. Tout comme la « transparence sur les liens d'intérêts » ou la relance du dossier médical partagé. Les communicants du ministère ont ainsi détaillé 19 mesures dans un résumé de 22 pages.
Il faut arriver à la treizième mesure, sobrement intitulée « renforcer le service public hospitalier » pour découvrir cette petite phrase : « la coopération entre hôpitaux publics, elle sera dynamisée par le déploiement de groupements hospitaliers de territoire qui permettront aux hôpitaux proches d’élaborer un projet médical commun et de partager des missions ou des fonctions supports ».
Un décret réécrit sous la pression des maires et des hôpitaux
Il n'en est pas dit davantage sur les groupements hospitaliers de territoire, les GHT qui sont l'objet de l'article 107 de la loi qui en compte 227. Cet article 107, c'est une loi à lui tout seul, avec dix articles et plusieurs pages, dont le décret d'application, huit pages lui aussi, a été pris le 27 avril dernier. S'exprimant le 24 mai devant le Paris Healthcare Week, rendez-vous annuel de la Fédération hospitalière de France (FHF) où se pressent les partenaires économiques du secteur, Marisol Touraine présente pourtant les GHT comme une « véritable révolution pour l'hôpital » qui est confronté à un « défi considérable » dont elle estime les effets aussi importants que la création des CHU il y a 60 ans.
Cette révolution, la FHF et l'Association des maires de France l'avaient trouvée si brutale qu'elles ont demandé une réécriture du décret. Les maires voyaient d'un mauvais œil les élus éjectés des instances de gouvernance. La FHF critiquait les « dérives bureaucratiques » qui pouvaient par exemple découler d'une trésorerie initialement commune entre établissements devant coopérer. « A des ARS souvent tentées par la gestion immédiate, court termiste et par l’immixtion dans la gestion interne des établissements, doivent succéder des ARS resserrées et recentrées, qui créent les conditions du changement, accompagnent les réorganisations au niveau stratégique », avait dit le 24 mai à la ministre son président Frédéric Valletoux
Satisfaction de Joyandet et Chrétien
Ces deux fronts étant calmés, du moins pour l'instant, voici que pourraient bien s'en créer d'autres, notamment sociaux. Et cela, même si Marisol Touraine a lancé à ses auditeurs du Healthcare, songeant très fort aux surenchères anti-fonction publique liées à la primaire à droite : « imaginer qu'à l'hôpital on se tourne les pouces, c'est vivre sur une autre planète ». En Franche-Comté, la CGT santé et action sociale est le premier syndicat à dire son inquiétude quant aux conditions de la mise en œuvre à grands pas des GHT. Ils doivent en effet être créés par l'Agence régionale de santé pour le 1er juillet !
Alors que l'ARS, que nous avons sollicitée, répond « ne pas souhaiter communiquer » sur le sujet, les informations relatives à la configuration des GHT viennent de la CGT, qui a tenu une conférence de presse mercredi 8 juin à Besançon, et d'élus. Cinq groupements devraient ainsi voir le jour, un régional pour les établissements psychiatriques, et quatre territoriaux, modifiant au passage les anciens territoires de santé.
Après quoi, un « projet médical partagé » comportant neuf points de coopération, doit être conclu d'ici le 1er janvier 2017 : « il porte en lui la mutualisation et la possible mise en commun de personnels médicaux entre établissements d'un GHT, ce qui permettra de réorganiser l'activité médicale, et par conséquent de tous les établissements et sites », indique la fédération santé-action sociale de la CGT dans une longue analyse du décret instituant les GHT.
Le groupement de Franche-Comté-centre (Besançon) doit réunir onze établissements
La CGT craint une « fusion de tous établissements »
aboutissant à une « énorme usine à soins »
La CGT estime que leur mise en place va « profondément restructurer le paysage des établissements sanitaires et médico-sociaux publics ». A terme, son syndicat du CHU de Besançon craint que cela n'aboutisse à une « fusion de tous établissements pour en faire une énorme usine à soins ».
De fait, le groupement dont le CHRU sera l' « l'établissement support » est un mastodonte réunissant près de 10.000 salariés. La chasse aux doublons et la mutualisation étant au menu de la loi, le syndicat a sa petite idée sur ce qui pourrait advenir. « Il y a un risque de transfert de la chirurgie de Pontarlier vers Besançon. Nos deux services de chirurgie - orthopédie et urologie-gynécologie - vont déjà fusionner en un seul service de chirurgie conventionnelle en même temps qu'on agrandit l'ambulatoire », explique Lydie Lefebvre, aide soignante à l'hôpital de Pontarlier. Elle n'a « rien contre l'ambulatoire, à condition que les patients aient toutes leurs capacités physiques et psychologiques... »
A Dole, Michel Gerbod, aide-soignant-brancardier, constate déjà la perte de dix lits d'hospitalisation : « il y a de grandes chances pour que la chirurgie privée remplace la chirurgie publique avec le GHT ». Ce qu'il voit se dessiner ne l'enchante guère : « avec les GHT, ce sera du cœur ici, du poumon là, du vieux ailleurs... On avait un hôpital où il faisait bon vivre et travailler, maintenant on nous envoie des directeurs financiers. Je suis arrivé du privé en 1995 et je voyais bien qu'il fallait faire des choses, mais là, il faut arrêter ».
Le CHRU de Besançon perdra-t-il son U ?
De son côté, Besançon craint pour le U de son CHRU : « c'est ce qu'on entend dans les instances du CHU de Dijon, il n'y aurait plus qu'un CHU par région... La perte du U pourrait entraîner celle de certaines formations, de certaines recherches comme celles sur les maladies rares », dit Pascale Letombe, secrétaire départementale de la CGT santé-action sociale pour le Doubs. Ceci étant, le récent campus bisontin de médecine ne paraît pas menacé.
Isabelle Curty, employée au bureau des entrées du CHU, souligne que l'on adresse déjà des patients dans d'autres établissements en fonction des pathologies : « Des patients de dermatologie de Besançon sont pris en charge à Dijon. En cancérologie, certains doivent aller à Dijon pour une radiothérapie sans que les déplacements soient pris en charge... C'est pareil pour ceux que j'appelle les médecins radiothérapeutes sac-à-dos qui circulent entre Montbéliard, Besançon et Dijon... On n'a pas crée l'institut fédératif du cancer pour se faire bouffer la radiothérapie par Dijon ! »
« On n'est plus dans la qualité de la prise en charge du patient »
Les militants CGT ont tous des anecdotes à vous retourner le cœur. « Un soir, j'emmène un centenaire à la radio... Je discute avec lui, il me dit que je suis le premier de la journée à lui parler », dit Michel Gerbod. « Les relations deviennent tendues entre collègues, on n'est plus dans la qualité de la prise en charge du patient », dit Lydie Lefebvre, « il y a des tas d'ordinateurs dans les couloirs et tout le monde est dessus... Avant, les médecins parlaient avec les patients... »
Pascale Letombe résume : « on en a marre de la logique comptable, marre des mots comme patientèle. bientôt, ce n'est pas la carte vitale, mais la carte bleue qu'on demandera à l'accueil ». Tous décrivent des situations se dégradant aux urgences : « quand Dijon n'a plus pu nous recevoir, on a dû fermer celles de Dole où l'attente sur un brancard peut dépasser 12 heures », dit Michel Gerbod.
« C'est la conséquence de la suppression des lits d'aval », explique Pascale Letombe, « car aux urgences, il faut placer les malades, or on ne trouve plus de lits dans les services adaptés, donc on envoie parfois les gens dans d'autres services qu'on dit d'hébergement où ils ne voient pas le médecin approprié... Des familles enlèvent leur patient, des gens ne mangent pas... Un bassin qu'on ne vide pas, c'est un risque d'escarre... En fait, la loi santé renforce la loi Bachelot qui conduisait à la mort de l'hôpital public. C'est aussi l'application de la loi travail à la fonction publique hospitalière : si elle passe dans le privé, elle nous sera appliquée dans deux ans. Tout est lié : réforme territoriale, loi travail, loi santé... »
Pour faire face aux bouleversements qui s'annoncent, la CGT a créé un collectif de défense comprenant des employés de onze établissements. Il participera aux actions prévues nationale le 21 juin. Nul doute qu'on y reprendra le chiffre avancé par la FHF selon qui il faudrait un taux d'évolution des dépenses de 3,4% pour maintenir l'activité existante, alors que le taux décidé est de 1,75%... D'autant qu'on ne sait toujours pas si les deux milliards annoncés par Marisol Touraine pour accompagner la réforme sont des moyens nouveaux...