Cheikh Tidiane Diop : « On ne peut pas se permettre d’être libéral en Afrique aujourd’hui »

Enseignant la sociologie plusieurs années à Besançon et Dijon, ce jeune intellectuel est retourné au Sénégal où il a créé un mouvement appartenant à la nouvelle majorité politique. Il a créé une entreprise qui fait le lien entre les entrepreneurs sénégalais et l'Europe.

Cheikh Tidiane Diop

Auteur d'un essai sur le président sénégalais Macky Sall, «Une vision panafricaine» qui doit sortir cet été chez L'Harmattan, Cheikh Tidiane Diop appartient à la jeune génération d'intellectuels née après les indépendances. Bachelier du lycée de Tivaouane (Sénégal), il a fait des études de sciences sociales à Besançon et Dijon où il a obtenu un doctorat de sociologie du développement en 2008. Il a été chargé de cours dans les universités de Franche-Comté et de Bourgogne, à l'IMEA et l'IRTS. Il est retourné au Sénégal il y a deux ans et demi et créé Afrique Valorisation, une société de conseil. Il était récemment de passage à Besançon pour voir ses enfants.

Pour prolonger
- Une interview de Cheikh T. Diop après la sortie de son livre L'Afrique en attente.
- l'histoire du Sénégal sur Wikipédia, ici.
- l'histoire du Sénégal sur le portail sénégal-online

Quel est type d'islam pratique-t-on au Sénégal ?
Un islam modéré, ouvert, un islam de confréries représentant différentes approches et tournant autour de trois grands courants de pensée : les Mourid, les Tidiane auxquels j'appartiens de naissance, les Khadr.

Comment l'islam est-il arrivé au Sénégal ?
Par l'invasion arabe du 7e siècle, venue par le nord. L'empire Almoravide allait du Maghreb à la Côte atlantique.

Les Wahabites y ont-ils de l'influence ?
Il n'y a aucun lien. C'est davantage le soufisme au Sénégal dont l'islam est plus proche de l'islam ottoman que de l'islam arabe ou wahabite. Il y a quelques groupuscules wahabites, des salafistes vivant un islam orthodoxe. Il y a aussi des influences marocaines, iraniennes...

Quand les Français sont ils arrivés ?
Au 13e siècle. Ils ont mis la main sur le pays au 15e siècle, mais les chrétiens sont arrivés dès le 12e.

D'où ?
De tout le monde méditerranéen. Les missionnaires ont précédé les militaires français qui sont arrivés à la période du Cid de Corneille, vers 1686. Faydherbe installe au 19e la colonisation définitive commencée à la fin du 16e et au début du 17e.

Qu'ont donné ces trois siècles de colonisation ?
Une domination basée sur les chefferies locales : des dignitaires liés aux rois. Après la chute des rois, ils sont devenus les instruments, les passerelles de la domination coloniale, permettant aux colons d'instaurer leur domination. Autrement dit, les nobles sénégalais ont collaboré avec les colons.

Reste-t-il aujourd'hui des survivances d'avant la colonisation ?
Des traditions, une culture... Le système d'organisation est celui de la colonisation. L'islam confrérique a mené la résistance contre les colonisateurs, donné davantage un sentiment d'appartenance à un groupe que la foi...

Qu'est-ce que la société sénégalaise d'aujourd'hui ?
Elle est rurale à 70%. Le dernier recensement remonte à 1996, il y avait 10 millions d'habitants, on estime qu'il y en a 13 millions aujourd'hui dont 2 millions à Dakar. La dernière loi de décentralisation, en 2008, a fait passer le nombre de régions de sept à quatorze.

Les ruraux sont-ils tous paysans ?
Tous. Ils pratiquent la petite exploitation villageoise collective.

La propriété individuelle existe-t-elle ?
Elle est très rare... On parle de réforme agraire et de réforme foncière pour que la propriété puisse être individuelle et collective. La loi sénégalaise est domaniale : tout appartient à l'Etat et les villageois vivent sur des terres dont ils ne sont pas propriétaires.

N'y a-t-il pas de risque de vente de terres à des investisseurs étrangers ?
De plus en en plus. L'Etat brade des terres à des groupes étrangers, français, italiens, espagnols..., qui sont dans une optique d'intensification agricole ou de satisfaction de besoins industriels. Cela s'est fait à la suite d'une loi de libéralisation de l'agriculture votée du temps d'Abdulaye Wade en 2010 qui a abouti à des drames.

Lesquels ?
En 2011, à Fanaye, dans le nord du Sénégal, des échauffourées ont fait quinze morts. Des terres devaient revenir à un exploitant italien qui voulait s'installer sur le sol villageois. Fanaye est révélateur d'une situation plus globale.

Cela a-t-il continué ?
Ça a continué pour ce qui est déjà bradé, mais il y a une vraie résistance des communautés rurales. Ces groupes étrangers créent aussi des emplois modernes.

Que font-ils des terres rachetées ?
Il y a deux phénomènes. D'abord des groupes agro-industriels, comme Sofiprotéol, qui achètent des terres où travaillent des Sénégalais. Ils développent du maraîchage à la place des cultures traditionnelles, la plupart du temps pour l'exportation. Cela ne représente pas encore grand  chose, mais c'est une tendance lourde.

Le président de la FNSEA Xavier Beulin, qui est aussi président de Sofiprotéol, était vendredi à la visite de François Hollande dans le Doubs. Nous lui avons demandé ce que son groupe faisait au Sénégal.
«Nous avons une activité de transformation de graines en huile. On essaie de développer, avec les communanutés villageoises, une forme de contractualisation pour produire des graines de tournesol et de soja pour une transformation dans le pays en s'inspirant du modèle des filières françaises».  

Que mangent les Sénégalais ?
Des produits d'importation ! Ce qui fait que la vie est plus chère ! Macky Sall a promis de diminuer les prix, mais il n'y arrive pas. Il faudrait maîtriser la production, or il y a beaucoup d'importation de produits manufacturés, et le Sénégal ne produit pas assez. Il subit le système international, il bute sur le secteur privé pour l'importation de riz ou de farine. La farine est gérée par MMA-Sanders qui dispose d'un monopole.

Quel est le second phénomène ?
Des migrants étrangers, italiens, espagnols, français, libanais... rachètent des exploitations individuelles aux Sénégalais, aux communautés villageoises ou à l'Etat. Ils font du maraîchage, transforment les produits qu'ils vendent sur les marchés locaux. C'est une autre forme d'immigration, un peu comme des pionniers... 

Du coup, les Sénégalais se transforment en Indiens d'Amérique !
Ils se transforment en indigènes ! C'est le retour de l'indigénat et personne n'en parle.

Comment cela se traduit-il ?
Par l'appauvrissement et l'exode vers les milieux urbains de gens super précaires. Environ 25% des ruraux bradent leurs terres aux négociants étrangers ou aux classes moyennes sénégalaises. Il y a de plus en plus de pauvreté.

Le syndicalisme agricole français majoritaire dit souvent qu'il faut nourrir le monde. Qu'en pensez-vous ?
C'est n'est qu'un discours humanitaire qui n'a pas de prise sur la réalité de nos pays, ni sur le développement de l'autonomie des paysans. Le libéralisme contredit cela, et je n'ai pas vu une seule ONG développer une agriculture rentable au Sénégal, profitable pour la population. Elles se contentent d'une assistance nourricière. Par exemple, sans accès à un système d'irrigation, les paysans sont sous assistance alimentaire de l'Etat et de la FAO.

L'exploitation communautaire des terres nourrit-elle la population ?
Oui, mais avec l'augmentation démographique, il n'y a plus d'auto-suffisance. Sans une dynamique appuyant l'autonomie villageoise, l'auto-suffisance est un rêve lointain.

Quelle est la situation dans les villes ?
C'est la précarité absolue, le chômage massif, il y a moins d'emplois industriels et de services...

D'où les jeunes qui prennent des bateaux pour partir ?
Ce sont souvent des jeunes dont les parents vivaient de la pêche. En ville, beaucoup aspirent à partir à l'étranger, tentés par l'Eldorado...

Existe-t-il ?
Non, mais les conditions humaines et sociales de l'Europe font envie aux Africains.

Comment êtes-vous venu en France il y a 13 ans ?
Pour les études. Mon père est agriculteur, il a capitalisé par son travail dans les années 1970-1980, et toute la famille s'est cotisée pour que je puisse venir faire des études. Mon frère fonctionnaire m'a aidé. Je n'ai pas eu d'aide de l'Etat...

Quand êtes-vous retourné au Sénégal ?
Il y a deux ans et demi. J'ai créé ma société, Afrique Valorisation, qui fait du conseil d'investissements financiers et de réalisation d'entreprise. Je travaille avec des sociétés françaises, européennes, luxembourgeoises. J'appuie les chefs d'entreprises sénégalais dans la recherche de partenaires européens.

Avez-vous un engagement politique ?
J'ai créé le mouvement Doyna (Ça suffit) qui lutte pour la conscientisation de la jeunesse, essaie d'appuyer à la recherche d'emploi. Ce mouvement appartient à la coalition au pouvoir.

Avez-vous des fonctions politiques ?
Pour l'instant, non. J'ai écrit un bouquin sur la vision politique du président...

Êtes-vous un des ses proches ?
Non... Je ne suis pas au gouvernement, mais je travaille beaucoup avec l'Etat.

On a dit Macky Sall plus libéral qu'Abdulaye Wade...
Il n'est pas affilié idéologiquement à l'internationale libérale. Je le qualifierais davantage de social-démocrate.

Et vous ?
Aujourd'hui, je suis social-démocrate, pour une synthèse entre l'approche de l'économie libérale et le social, entre libéralisme et socialisme. On ne peut pas se permettre d'être libéral en Afrique aujourd'hui. Le libéralisme pur et dur tuerait nos pays. On a vu ce que ça a produit en Europe : de plus en plus de misère, de plus en plus d'expropriation... Ce qui manque le plus à l'Afrique, ce sont les services. Ce n'est pas la croissance qui manque à l'Afrique, mais la réalisation de l'équité territoriale. Il y a désormais une césure très visible entre très riches et déshérités.

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