« Chalap une utopie cévenole » d’Antoine Page

Factuel Info s’associe à l’APARR (association des producteurs audiovisuels Rhin-Rhone) pour présenter « Chalap, une utopie cévenole », un documentaire réalisé par Antoine Page, disponible en accès libre en cliquant sur le lien à la fin de cet article.

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Chalap, un hameau dépeuplé des Cévennes. En 1968, le dernier habitant s’apprête à partir. C’est alors qu’arrive une nouvelle vague de population : les néo-ruraux. Citadins, ils sont professeurs, ingénieurs, journalistes et comptent vivre à leur manière à la campagne : liberté de mœurs, vie en communauté, expériences diverses…

40 ans après leur installation, ils racontent…

Antoine Page explique la genèse de son projet. « Chalap est un lieu que je connais. Mes parents ont acheté une maison dans ce village dans les années 80. Mon père avait été pris en stop par un habitant du lieu. Je connais très bien les protagonistes. Néanmoins ce n’est pas un film personnel ni un film sur ma famille ni sur les gens que je connais. J’ai fait le film parce qu’il y avait un potentiel cinématographique. Ce qui m’intéressait c’est d’avoir un hameau, un village, un microcosme et de pouvoir filmer tous les gens du village avec l’espoir que cela raconte quelque chose de plus large. Cela questionnait les années 70. Des gens sont venus habiter là pour vivre en communauté. Pourquoi ? »

Une mosaïque de témoignages

Des hommes et des femmes évoquent le pourquoi de leur choix de vivre en communauté, la plupart du temps suite à une adolescence peuplée d’interdits et une initiation à la vie par la religion. D’autres raisons encore comme l’envie d’une expérience nouvelle. L’idée de partir vient souvent de là et du vent de liberté qui souffle sur les années 70. Pourquoi ne pas changer de vie ? Inventer autre chose. Quitter le monde de la consommation. Ne pas vivre seul et partager. Ils sont arrivés à Chalap dans des maisons sans confort, sans électricité.

C’est la période du retour à la terre, des expériences communautaires, des élevages de chèvres dans les Cévennes, en Ardèche ou ailleurs. La mosaïque de témoignages retrace une époque avec des rêves et des désillusions. Antoine Page choisit de croiser les portraits, de créer une sorte de mosaïque derrière laquelle émerge une communauté d’idées vécues ou rêvées d’où les termes d’utopie cévenole.

Les écueils Le film

Le tournage s’est fait sur une durée de quatre années pendant lesquelles Antoine Page s’est posé de nombreuses questions. D’abord éliminer les idées préconçues et voir, — au-delà de l’attrait de la culture des années soixante-dix, — quel film il pouvait faire à Chalap. Ensuite, s’interroger sur la forme à trouver, la réalisation des entretiens. En questionnant les gens du village, il prend conscience que l’idée de départ du film (les communautés) n’a pas d’importance pour eux. Il lâche cette idée, se remet au travail en parlant avec les habitants. « J’ai pris le temps d’attendre et de voir ce qui se détachait. J’étais parti sur le sujet des communautés. Je l’ai abandonné et les sujets périphériques sont nés. J’ai commencé par filmer les gens en train de travailler. Ce n’était pas une bonne idée. Il fallait trouver une forme pour chaque personne. Je filmais seul ; ça privilégie des rapports plus intimistes et ça favorise la confidence. J’écoutais les gens. »

Les entretiens

La méthode choisie par le cinéaste est celle de l’entretien. Au départ il voulait donner la parole à tous les gens du village. « C’est une idée théorique d’avoir un lieu et de filmer 100 % des gens. Cela veut dire rendre tout le monde charismatique. Ce n’était pas possible ». Il renonce à cette idée : « Quand on fait des entretiens, il faut chercher comment faire exister les gens. Je n’oriente pas mes questions. Je ne suis pas intrusif. Les gens parlent de ce dont ils ont envie de parler, souvent avec beaucoup d’anecdotes personnelles ». À l’image, les portraits se croisent, ceux des néo-ruraux, ceux de leurs enfants et quelques entretiens avec les cévenols. Les uns dans leurs maisons, les autres dans leur atelier ou en plein air. Le film se construit d’un personnage à l’autre, de la parole dite de part et d’autre comme un mouvement centrifuge qui donne au film toute son énergie.

Un film en liberté

Antoine Page se pose la question de la forme à donner au documentaire : dans le bonus du DVD, le cinéaste explique qu’il se situe entre le cinéma direct de Depardon, à l’instar de « Profils paysans » où la caméra capte tout, y compris du silence, et le cinéma très construit de Christian Rouaud (Lip, l’imagination au pouvoir » et « Tous au Larzac ») où le cinéaste parle très longtemps avec les protagonistes, retient ce qui lui semble essentiel, met la caméra en marche et fait en sorte que les différents personnages reprennent ce qu’ils ont dit. « Je serais plutôt entre les deux. Je ne suis pas à l’aise avec les entretiens ». Le film cherche alors sa musique, sa tonalité et devient une expérience : « J’ai choisi de faire un compromis. Je ne préparais jamais. Je laissais parler les gens. Je m’autorisais quelques coupes. Une ou deux maxi. S’il y a des choses moins intéressantes entre des choses intéressantes, je choisis de les laisser. Cela fait exister les gens. Cela donne du fond. C’est un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. Mais ça produit quelque chose de différent que si on avait fait ce qu’il fallait faire. Moi, je voulais éviter les pièges de la manipulation, car on peut faire dire ce qu’on veut à l’image ».

Le temps du montage

Antoine Page met quatre ans pour réaliser Chalap. 130 heures de rush ; « il y avait 100 heures d’entretien de gens qui parlent de choses qui les touchent personnellement, mais qui n’intéressent pas forcément les spectateurs ». Comme souvent le film s’est construit au montage : « Je n’avais pas vraiment de scénario. Au montage des liens se tissent, les thèmes sortent ». Le film trouve son rythme entre la parole sur le passé et le présent des personnages. Le film est chapitré, avec des repères temporels et des titres. « Les chapitres m’intéressent parce qu’ils transforment les personnes en personnages. Ils créent une narration, un récit, des choses qui peuvent avoir un écho sur la société ou pas. Par moment, l’image est disparate et surexposée, j’ai gardé si ce qui est dit est sensible. Comment allier le fond et la forme. Je préfère le fond. C’est un film hybride entre le documentaire sociologique et le film de famille ».

Les interstices

Entre les témoignages, des photos des années 70 et un film en super 8 réveillent l’image de la vie en liberté à Chalap. Liberté par rapport à la nudité. Liberté joyeuse des tablées et des soirées musicales. Les photos sont la mémoire d’un temps révolu. Mine de rien, le film interroge les idéaux ; ceux des habitants de Chalap sont tombés avec le temps puisque la vie commune n’a duré que trois ans. Certains d’entre eux sont restés au village et y vivent encore, chacun dans sa maison comme ce charpentier qui a fondé une petite entreprise, l’a agrandie et dit aujourd’hui être dans le capitalisme. Le film raconte leur histoire contrastée. Regrets pour les uns. Vie plus assumée pour les autres.

Le cinéma comme parcours

Au-delà de ce qu’il filme, Antoine Page invite le spectateur à se questionner sur ce qu’il voit et à ressentir la liberté de sa démarche, ici peut-être, — capter à l’arrière-plan du sujet qu’il filme —, quelque chose qui appartient au monde. Et ce qui est enfoui au revers de l’image en dit long sur les changements sociétaux ; après l’immersion à Chalap, il donne la parole à Anna, la fille d’un protagoniste, témoin de la vie de ses parents, héritière de cette parenthèse de liberté, aujourd’hui à l’affût de nouvelles idées pour changer la société à l’instar des mouvements alternatifs. Elle s’interroge sur l’éthique, la solidarité et comment changer le monde en évitant les écueils de l’individualisme : « Ils ont trouvé une solution pour eux, mais ils n’ont pas changé le monde » dit-elle. Pose-t-elle à son tour les bases d’autres utopies ?

Le film capte dans l’imperceptible mouvement du sablier, ce qui se passe au présent à l’image et qui déjà est en train de changer et devenir mémoire. Imperceptible mouvement du monde aujourd’hui concentré dans la caméra d’Antoine Page sur les prémices d’une expérience, le vécu, sa transformation et ce que le temps réveille ensuite par la parole. Curieusement le début du film montre un cévenol et un néo-rural accomplissant les mêmes tâches comme si à un moment de leur histoire et dans leur quotidien, la vie de l’un et de l’autre avait fini par se confondre. Vers la fin du film, les plans fixes silencieux sur les néo-ruraux révèlent après tout ce qui a été dit, que le silence a encore quelque chose à dire.

Pour visionner le film : https://www.docsicicourtsla.com/les-films?film-359

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