L’expérience d’Ilyes (*) a été des plus sinistres. D’origine tunisienne, le jeune homme vit à Strasbourg. Étudiant, sportif, belle gueule, il mène une existence paisible. Le samedi 28 décembre dernier, l’alsacien séjourne dans la capitale comtoise. Comme bien d’autres, il profite des fêtes afin de retrouver famille et compères. C’est aussi l’occasion de rendre visite à ami de longue date, qu’il rejoint au centre-ville. Après ces retrouvailles, il part tranquillement en direction de son adresse d’accueil. Il est environ vingt-trois heures.
Mais, arrivé au niveau du pont de la République, tout bascule. Il raconte : « je me suis fait aborder par des gars étranges, ils étaient sept d’après mes souvenirs. L’un d’eux commence à bafouiller, de manière brouillonne, des propos explicitement xénophobes. Il me dit que je n’ai rien à faire ici, que la France n’est pas mon pays, et qu’il n’aime pas les gens comme moi. Pensant à une blague de mauvais goût accentuée par l’alcool, et ne souhaitant pas créer d’esclandre, je préfère prendre ces paroles à la rigolade. Immédiatement, j’ai dû faire face à un flot de violence inouïe. »
Il poursuit. « Je me suis pris un coup de poing en pleine face et, perdant l’équilibre, j’ai alors terminé au sol. Tous m’ont entouré et tabassé. Dans un réflexe salvateur, je suis parvenu à me déporter sur le côté, à me redresser, et à sprinter. J’ai réussi à m’enfuir, sinon j’y serais resté. » Ilyes s’en tire avec le nez fracturé et plusieurs points de suture à la bouche. À ce jour, il n’a pas décidé de signaler ces faits aux autorités. Mais sur un trombinoscope, il reconnaît sans hésitation trois têtes comme étant celles de ses agresseurs : y figurent Teddy M., Maxime P., et Marc B.
Une plainte en décembre dernier
Le samedi 30 novembre 2019, Enguerrand (*) passe la soirée au « bar de l’U. » situé à deux pas de l’université. Il fréquente ponctuellement ce site, et y marque cette fois-ci l’anniversaire d’un ami. Parti un instant aux toilettes, il retrouve le parvis extérieur afin de fumer une cigarette. Il est environ 01h30 du matin, jusqu’alors tout se passe sans accrocs. Là, un individu qu’il ne connaît pas s’approche de lui en déclarant de façon amusée : « souris pour voir. » Pensant à une plaisanterie anodine, il s’exécute. Instantanément, il reçoit un crochet du droit. Un geste qui le laisse groggy.
Son agresseur, sur un ton cynique, lance : « ah, tu ne rigoles plus on dirait ? » Craignant un nouvel assaut, le jeune homme tente désespérément de garder une distance minimale en se protégeant avec son bras. Il essuie alors une dizaine de coups au visage et sur le crâne, qui ne cesseront qu’avec l’intervention de tiers puis le départ de l’assaillant. Comme l’atteste un certificat médical que nous avons pu consulter, plusieurs contusions et symptômes réactionnels démontrent l’ampleur du choc. Dans les jours qui suivent, il dépose une plainte dont nous nous sommes procuré la copie.
L’un des éléments intéressants est le nom désigné comme étant celui de l’auteur, un certain Florent G. Celui-ci est connu depuis plusieurs années dans le milieu « ultra », apparaissant dans les soirées, concerts, ou réunions politiques du genre. On le retrouve auprès de Sébastien F. dit Sanglier, Philippe T., et Maxime P., avec lequel il s’est récemment associé dans une entreprise de véhicules. Mais comment expliquer un tel méfait ? Pour la victime, la gratuité du déchaînement est synthétisé en une phrase : « ces gens, c’est le film Orange mécanique. Faire souffrir, juste pour le plaisir. »
Une soirée au Madigan’s sur le fil du rasoir
Une dernière mésaventure finit de jeter le trouble sur ce clan. Le jeudi 16 janvier dernier, la vie suit son cours dans la Boucle du Doubs. Universitaires et noctambules se retrouvent comme souvent ce jour-là, animant les rues et commerces de la ville. Mais au « pub de l’Étoile », établissement fréquenté qui fait la jonction entre Battant et le centre historique, des clients « particuliers » attablés à l’extérieur se font remarquer dès 22h30. Magdalena (*), restauratrice des environs, a bien voulu nous en dresser un portrait. Peu flatteur.
« Ils étaient entre huit et douze. Le look skin, avec bombers, tatouages, et coupes à ras. Un tee-shirt portait la mention « I’m fascist don’t panic. » À mesure que l’alcool était consommé, leurs discussions devenaient ostensibles et sans filtres. J’ai reconnu un certain Sanglier, qui fanfaronnait en se glorifiant constamment. Il évoquait son passif judiciaire, une affaire de vandalisme sur l’arc de Triomphe en décembre 2018 ; il s’esclaffait de ne pas avoir été poursuivi. Jusqu’à la fin de mon service passé minuit, ça a été comme ça. Il faut rester pro., même si ces types me font gerber. »
Un autre témoin va plus loin. Moshé (*), riverain du « Madigan’s », assure avoir vu la même bande qui s’était déplacée ici à une heure plus tardive. Toujours encadrée par le fameux Sébastien F., nommément cité. « Il était environ 01h00-01h30, et j’ai remarqué une dizaine d’individus sur le parvis du bar. Ils avaient l’air bien éméchés, surjouant dans la provoc’ viriliste et raciste. À un moment, un passant, suggérant à son amie de changer de trottoir pour éviter tout problème avec les fachos, a été entendu, et pris à partie. Le Sanglier était à deux doigts de le corriger, retenu à grand mal par ses pairs. »
De la rumeur au non-dit
Dans la rue, la parole finit par se libérer depuis quelques semaines. Certes si beaucoup adoptent toujours le murmure, de nouvelles affaires émergent petit à petit à l’image des trois précédentes. Mais combien d’autres épisodes indicibles ont pu se produire ? Au-delà des nombreux ragots invérifiables, deux cas analogues ont attiré notre attention prudente. Domingo (*), plongeur dans un troquet du centre, dit avoir assisté à un véritable lynchage. C’était à deux pas des quais, fin octobre dernier. Peu loquace, il confirmera seulement l’incident en donnant quelques détails.
« En fin de soirée j’étais affairé à terminer mon travail, dans une cuisine qui borde une traversée piétonne. Peu après une heure du matin, j’ai entendu des cris, et suis donc sorti par une porte arrière réservée au personnel afin de voir ce qu’il se passait. J’ai aperçu une personne, à terre, qui se faisait rouer de coup par un autre homme, s’acharnant dessus. Je suis intervenu pour stopper ce comportement en repoussant physiquement le belligérant, qui s’en prendra sommairement à moi, mais sans gravité. Dans mes souvenirs, le type avait tout d’un skinhead. »
Des bruits courraient aussi à propos d’une joute verbale, survenue au bar de l’U. début décembre. Attablés là un soir, plusieurs nazillons auraient balancé des remarques envers un serveur, le traitant de « barbu », de « bougnoule », et se faisant indiquer le sort réservé à cette catégorie : « se faire tirer dessus. » L’établissement se refusera à tout commentaire annexe, mais confirmera implicitement la version dans un post Facebook. Rumeurs ou non-dits ? Faute d’éléments et de précisions, difficile d’être ici dans la certitude et l’affirmation quant à la nature des faits et de leurs auteurs.
Les bars, entre accointances, omerta, et ras-le-bol
Les trois offensives avérées s’ajoutent aux cinq autres affaires déjà recensées par nos soins, donnant un total d’au moins six attaques et deux tentatives avec une forte recrudescence ces derniers mois. Si le sentiment n’est pas à la panique ou au ressentiment, les interrogations sont déjà palpables au-delà des rangs « alternatifs. » D’abord parmi les tenanciers de bistrot, même si la corporation semble adopter des réactions opposées. Trois estaminets particulièrement cités en décembre n’ont par exemple jamais concrètement répondu à nos questions, malgré de multiples essais. Un simple hasard ?
Au fil des recherches, il apparaît que des professionnels s’affichent avec des membres incriminés. Ainsi un ancien salarié du pub de l’Étoile était présent le samedi 30 novembre au bar de l’U. avec Florent G. ; on retrouvera plusieurs clichés de lui publiés sur les réseaux sociaux, notamment à la dernière édition du festival « vyv les solidarités » accompagné de Philippe T. Y figurent aussi une ancienne serveuse du Skake pint, une ancienne employée ainsi qu’une responsable du Madigan’s ; celle-ci n’est autre que la compagne d’un barman du Shake Pint. Troublantes coïncidences.
Certains, rares, affichent clairement leurs positions, à l’image du cogérant du Titty Twister qui déclarait avoir banni le groupe sulfureux. Mais il reste l’un des seuls à l’assumer. Si d’autres affirment avoir également tranché en ce sens, aucun ne souhaite l’ébruiter trop ostensiblement. « Ces perturbateurs seront exhortés à quitter les lieux, et s’ils ne coopèrent pas je n’hésiterais pas à appeler les forces de l’ordre » promet ainsi un patron, mais qui insiste pour apparaître de façon anonyme. Reste que dans la population, l’information de ces « descentes » se répand aussi.
« Ils attendent qu’il y’ait un mort pour bouger ? »
Hocine (*), ancien Bousbot, résume la réflexion généralement livrée par les riverains et badauds : « bien que ces actes soient lâches et inadmissibles, il ne faut pas trop se monter la tête. Ce n’est pas le flux principal dans une actualité riche. La vraie inquiétude, c’est que ça peut toucher n’importe qui, n’importe quand, juste pour une question d’allure ou de couleur… mais ces types ne représentent pas grand-chose. Je ne me sens donc pas spécialement en insécurité à ce sujet, du moins pour l’instant. Même si on y pense, faudrait pas que ça continue ou que ça reste impuni. »
Mais Priscilla (*), demeurant près de la faculté de Lettres, est plus inquiète. « Besançon est une cité dynamique et multiculturelle. J'ai réellement peur que ce genre d'agression ne persiste dans les prochains mois, et dans des proportions encore bien plus graves. Depuis le temps que ça traîne et alors que ce sont toujours les mêmes, difficile de ne pas se dire : ils font quoi les pouvoirs publics, ils attendent qu’il y’ait un mort pour bouger ? »
Un fin connaisseur du milieu, citant l’exemple de Sanglier, reste stupéfait de ce qu’il qualifie de « complaisance des autorités. » « En avril 2019 il cumulait déjà huit mentions à son casier, parfois pour violences avec armes ou en réunion. Il a été une énième fois jugé et condamné pour avoir molesté un individu en avril 2018 square Saint-Amour, sans surprises aidé de complices et d’un poing américain. Un procès qui se tiendra un an après les faits bien qu’en récidive... prenant six mois ferme il ressortira quelques mois plus tard, son incarcération préventive dans l’affaire de l’Arc de Triomphe finalement abandonnée étant déduite. Dès lors, sa bande et lui ont l’impression de faire ce qu’ils veulent. »
Du côté des pouvoirs publics, le silence est d’or
contacté mi-décembre et fin janvier afin de réagir à propos de nos révélations, la préfecture, institution garante de la sécurité publique dans le Doubs, a préféré « ne pas donner suite à [notre] requête » tout en « [nous] invitant à inciter les personnes qui seraient victimes de tels faits à déposer une plainte auprès des autorités compétentes » ; puis nous renvoyant vers le Parquet concernant le volet pénal. Même son de cloche au secrétariat du DDSP et du commissariat central de la Gare-d’Eau, rétorquant que « seul le Procureur est compétent dans cette communication. »
Mais rien ne filtre davantage auprès de ce dernier. Reste que pour la seule procédure existante lancée il y’a désormais trois mois, les résultats se font encore attendre. Si officiellement l’enquête est toujours en cours, un « confident » lâchera « qu’il y’a d’autres priorités que les différends entre ivrognes. » Appuyant ce commentaire, le dispositif de vidéosurveillance publique qui pouvait capter la scène litigieuse n’aurait ainsi même pas été saisi ni exploité. Une considération et une légèreté qui, si elles étaient avérées, ne seraient en rien rassurantes pour les plaignants.
Rencontrée en marge d’un autre événement, une source policière ne cachait pas ses craintes. « Il ne faudrait pas retourner à une période de confrontations comme en 2012-2013, lorsque les affrontements étaient devenus la règle. » Une référence à cette première série d’atteintes ciblées, à l’encontre d’activistes de gauche, de minorités ethnico-confessionnelles, et finalement de toutes voix discordantes. En réponse, plusieurs rassemblements avaient été organisés, des collectifs créés, et l’identité ainsi que les coordonnées des éventuels auteurs révélés sur le site « Fafwatch. »
L’aveu d’un échec
Pour l’immense majorité des « antifas » locaux rencontrés, cette « inertie » n’est donc pas surprenante. Ils estiment ainsi « qu’il n’y a rien à attendre des forces de police et de justice, n’ayant jamais levé le petit doigt là-dessus. Les bas du front s’entraînent militairement aux portes de l’Europe, ramènent et exhibent des fusils d’assaut, et massacre des passants, le tout de façon méthodique et organisée, au vu et au su de tous, sans que ça n’émeuve personne. Si on parlait de jeunes de Planoise ou de gilets jaunes, les grands moyens auraient été déployés depuis longtemps. »
Un autre correspondant, plus « intellectuellement » engagé, abonde, rappelant que « c’est le rapport de force, dans la rue, qui a surtout mis fin aux attaques », citant les manifestations de mars 2013 et octobre 2015. Mais il relativise aussi ces méthodes expéditives : « les nazillons multiplient les algarades pour montrer qu’ils tiennent le terrain. Incapables de construire et d’ancrer quoi que ce soit ici, ils en sont réduits à errer de bar en bars et à bastonner sur tout ce qui bouge, pour se persuader d’accomplir quelque chose. C’est donc surtout pour eux l’aveu d’un échec. »
Le collectif antifasciste de Besançon (CAB) fut justement créé à la suite de cette « période noire » de 2012-2013. Après un temps de sommeil, ses membres viennent de publier un communiqué, exposant entre autres « la recrudescence d’un petit groupe de néo-nazis restreint et bien connu, qui se compose de personnes violentes et déterminées », conseillant de « réactiver des réflexes de sécurité, notamment lors de collages/tractages et en fin de cortèges. » Le CAB préconise enfin « de ne pas rester silencieux, en signalant tout fait à la structure et/ou au commissariat. »
« Je réfute en bloc ces accusations »
Au sein des « nationalistes », Marc B. a été le seul a prendre la parole. Originaire de Morteau, il s’est forgé – avec son frère – une solide réputation depuis le début des années 2000. À son compteur au moins huit condamnations, notamment pour violences en réunion, possession illégale d’armes de guerre, ou la dernière comprenant entre autres « incitation à la haine raciale » et « association de malfaiteurs en vue de la participation à un groupe de combat. » Willy le Devin pour Libération dressait le portrait [7] des deux frangins en 2014, où se mêlaient alcool et bastons.
En tout cas Marc récuse toute présence ou participation lors des agressions de décembre et janvier, considérant les témoignages recueillis comme faux ou mensongers. Il explique plus précisément que « côtoyer des personnes du milieu skinhead ne l’implique en rien dans les faits qui lui seraient éventuellement imputables. Je fréquente des amis, et cela restera ainsi. Je l’assume pleinement, au même titre que mon passé, mes tatouages, ou mes convictions. Cela est mon droit le plus absolu, nous sommes en démocratie. » « Je réfute en bloc ces accusations » synthétise-t-il.
Selon lui, ces activités « litigieuses » sont définitivement terminées. Aujourd’hui tourné vers les clubs de motards ou « bikers », il assure vouloir prendre un nouveau départ. Quant à Sébastien F. dit Sanglier, il préférera ne pas donner suite à nos interrogations en décembre dernier ; mais dans une ultime pirouette, il publiera sur son compte Facebook le dessin d’illustration de l’article, et ce le lendemain de sa publication. Provocation, revendication, satire ? Difficile de démêler le vrai du faux. Une chose est certaine, le temps des exaltations assumées de tels méfaits semble révolu.