Urgences : « un message de découragement… »

A quelques jours de la manifestation nationale du 23 juin en faveur des hôpitaux de proximité, une trentaine de comités locaux se sont réunis à Lure alors que se trame la refonte estivale du système sanitaire. Un débat a mis en lumière l'impasse dans laquelle sont les urgences alors qu'un récent « décret assassin » permet de remplacer des urgentistes par des médecins d'astreinte non spécialistes...

cn-meeting

« Nous n'allons pas dans le mur, nous y sommes ». Elle est sévère cette petite phrase du communiqué de l'AMUF (association des médecins urgentistes de France) réagissant au décret du 31 mai dernier ouvrant la porte au fonctionnement des urgences en « mode dégradé », l'expression est de l'administration. Autrement dit, les services à faible activité - 11.500 entrées par an, soit une trentaine par jour - auraient recours à un médecin d'astreinte en lieu et place d'un second urgentiste dès lors que le premier, devenu unique, sera en intervention.

Sévère, le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs l'est aussi. Il estime que ce décret met les patients « en danger » et constitue un « message de découragement adressé aux urgentistes ». Le SNPHAR dénonce une mesure qui « mettra face à face des organisations inadaptées et des équipes en sous-effectifs, dans des structures en situation récurrente et quasi-permanente "d'hôpital en tension". »

Le fait que le médecin d'astreinte ne soit pas forcément formé aux urgences, ni que le délai de son intervention soit évoqué par le décret a fait froid dans le dos aux participants de la 29e rencontre de la Coordination défense santé. Ils ont découvert le texte lors du débat justement consacré aux urgences, samedi 9 juin à Lure. « Comment le législateur peut-il laisser passer un tel texte ! », s'étonne le docteur Jean Steffann, addictologue et intervenant aux urgences de l'hôpital de Gray. En fait, les ARS ont commencé à l'appliquer avant même qu'il soit publié...

Le législateur a été mis devant le fait accompli...

Dans la salle, l'attachée parlementaire du député de Haute-Saône Christophe Lejeune (LREM), parti après avoir assisté un peu plus tôt aux travaux de la coordination sur la démographie médicale, laisse entendre que le législateur a été mis devant le fait accompli : « on a découvert le décret le 1er juin ». L'élu est pourtant membre de la commission d'enquête parlementaire sur les déserts médicaux...

Un désert médical, c'est ce qui menace la Haute-Saône, une grande partie du Jura et certains secteurs du Doubs. Le géographe Emmanuel Vigneron, dont les recherches portent sur l'approche géographique des questions sanitaires et sociales à partir de l’identification des besoins, en témoignera justement lors d'une conférence publique réunissant 150 auditeurs en clôture de la 29e rencontre. C'est ce que montre la carte qu'il a établie en effectuant une projection des tendances à l'œuvre... 

L'indignation du docteur Steffann s'ancre dans le concret des urgences de l'hôpital de Gray. Le service accueillant 11.000 entrées par an était déjà menacé de fermeture par l'ARS alors que la barre officielle était de 8000 entrées. Et voilà ce décret qui pourrait instaurer le « mode dégradé » en permanence. « La conséquence, explique-t-il, c'est le recours possible à un médecin hospitalier d'astreinte non urgentiste qui sera appelé quand la première ligne de SMUR est en intervention. L'astreinte peut être à domicile. S'il y a un patient asthmatique, il peut être laissé par l'urgentiste, mais son besoin est immédiat. Il va falloir compter avec le facteur stress pour les médecins non formés à l'urgence... On va dégrader les conditions de travail... »

Les euphémismes du langage officiel

« Que faire pour rendre public ce décret ? Faire monter la pression ? », s'interroge tout haut Colette Rueff, infirmière aux urgences du CHU de Besançon et déléguée SUD-Santé. De fait, ce texte passé quasiment inaperçu, hormis des professionnels, est devenu un symbole de la lutte des comités de défense des hôpitaux de proximité. Et s'il fallait un objectif immédiat au rassemblement national du 23 juin à Paris, le retrait de ce « décret assassin » pourrait en être un. Il arrive en tout cas à point nommé pour rappeler la revendication d'un accès de tous aux urgences en moins de 30 minutes et le « maintien de deux lignes de garde de médecins qualifiés pour les urgences, du SMUR et des moyens techniques et humains qui lui sont réglementairement associés ».

Cette dernière phrase signifie le refus des euphémismes employés par le ministère et les ARS qui visent à faire accepter ce que les gens refusent. Un service de consultations non programmées serait ainsi quasiment la même chose qu'un service d'urgence. Ça a quand même marché lors de la fusion des hôpitaux de Vesoul, Lure et Luxeuil il y a quelques années. Michel Antony, animateur du comité luron et de la coordination, s'en souvient comme d'une ruse pernicieuse : « Au moment de signer, on avait un accueil de soins non programmés, les gens étaient soulagés de ne pas tout perdre, la différence n'est pas comprise par la population, d'autant que ça a été longtemps marqué urgences... »

« Les urgences, c'est 24 heures sur 24, l'obligation d'accueillir tous les patients se présentant, et les services en découlant : radiologie, laboratoire, SMUR rattaché, lits d'aval en médecine... »

En Bourgogne-Franche-Comté, six services d'urgences ayant moins de 11.500 passages par an devraient être transformées en centres de soins non programmés (CNSP). Le Dr Steffann explique la différence : « les urgences, c'est 24 heures sur 24, l'obligation d'accueillir tous les patients se présentant, et les services en découlant : radiologie, laboratoire, SMUR rattaché, lits d'aval en médecine... Un CSNP, c'est un SMUR rattaché à un autre service d'urgences, des lits de médecine fermés... C'est en fait un cabinet de médecine générale sans obligation horaire ni plateau technique ni urgentiste formé... »

En fait, une partie du flux des futurs ex services d'urgences sera dirigé sur les plus grands hôpitaux dans des conditions qui sont déjà dégradées, comme l'ont expliqué plusieurs professionnels à la tribune de la rencontre de Lure. 

Délégué régional de l'AMUF, le docteur Smaïn Djellouli travaille depuis 25 ans aux urgences de l'hôpital de Belfort-Montbéliard à Trévenans, établissement récent de 850 lits, construit dans le cadre d'un partenariat public privé : « l'hôpital paie un loyer mensuel à Vinci et ça a des conséquences sur le fonctionnement. Les urgences manquent de lits d'aval car on a fermé 200 lits d'hospitalisation depuis 2003, et il y a eu une réduction drastique du personnel. Il avait fallu économiser pour payer les travaux tout en faisant fonctionner les deux hôpitaux... Tous les matins, il y a dix à quinze patients, parfois vingt, qui attendent dans les couloirs ou dorment dans les boxes d'examen... »

« Quand on ne sent plus capable de trier selon l'urgence, c'est dramatique... »

Comme en écho, l'infirmière bisontine Colette Rueff dit à peu près la même chose : « Quand on arrive le matin, on a dix ou quinze personnes sur des brancards, c'est dramatique quand on sait que les personnes âgées peuvent avoir des escarres. L'activité augmente de 5% par an. Le pic qu'on avait habituellement autrefois en hiver avant une baisse en mars, c'est fini. On est à flux tendu. La semaine dernière, il y avait onze arrêts maladie parmi le personnel para-médical des urgences... On a mis des remplaçants y ayant déjà travaillé ou en heures supplémentaires. Des filles sont parties en pleurs... Quand on ne sent plus capable de trier selon l'urgence, c'est dramatique... La direction a ouvert une grande salle où les patients attendent, c'est mieux que dans les couloirs, mais il y a des problèmes dans cette salle où il y a jusqu'à 25 patients avec une aide-soignante et une infirmière en permanence. Le problème, c'est qu'elles ne les ont pas tous sous le regard... Il y a déjà eu des arrêts [cardiaques]... »

Les raisons de la suractivité des urgences sont connues. Il y la fin de l'obligation de permanence des médecins libéraux : « les deux tiers des territoires n'ont plus de gardes libérales à 20 heures », dit un délégué venu d'Alibi. La pauvreté et la précarité conduisent des personnes sans médecin traitant à venir directement. C'est plus facile d'aller aux urgences qu' « avancer 50 euros pour des soins non programmés à SOS Médecins à deux pas du CHU », souligne Colette Rueff. « Les urgences sont engorgées car il n'y a plus que là qu'il y a de la lumière... », dit Claudy Duban, conseillère régionale (PS) et présidente du conseil de surveillance de l'hôpital de Gray. Une étude de la Haute autorité de santé soulignait en 2011 que 70% des actes relevaient de consultation non programmée. Elle mettait en lumière la nécessité d'une meilleure régulation de l'orientation des patients, mais on en est loin.

« Une situation déjà rendue paradoxale par la tarification à l'activité »

Il arrive aussi que des problèmes techniques et/ou d'organisation viennent aggraver une situation déjà rendue paradoxale par la très controversée T2A, la tarification à l'activité : « La semaine dernière, tous les scanners de Lons, Dole et Champagnole étaient en maintenance. Les patients, au lieu d'aller au scanner du CHU, ont dû passer par le SAU pour être évalués, ce qui augmente l'activité... On reçoit de plus en plus de patients des hôpitaux périphériques, par exemple de Trévenans ou pour la neuro-chirurgie. Ils pourraient aller directement en neuro-chirurgie plutôt que de passer par le SAUservice d'accueil des urgences. On a aussi les urgences urologiques qui passent par le SAU car il faut faire du chiffre... », résume Colette Rueff.

La T2A a un autre effet pervers que décrit le Dr Steffann pour les petites structures risquant de perdre leur appellation urgences et les moyens y afférent : « Les personnes non accueillies iront ailleurs. Ça va diminuer le nombre de patients hospitalisés sur place, donc entrainer une perte de moyens... »

« Aux urgences, on a tous les problèmes sociaux, psychologiques, pas que des infarctus ou des accidents vasculaires », constate Le Dr Djellouli. « La police vient demander des certificats de dégrisement ou pour les gardes à vue... Le travail aux urgences devient un sacerdoce. Il y a trois lignes de régulation au centre 15 de Besançon, on risque d'en supprimer une... Ça fait 25 ans que je fais ce métier. Quand je vois dix personnes attendant le matin, je suis un peu découragé... »

« Il y a beaucoup de stress... Des gens craquent, quittent leur poste... »

« Il y a différentes urgences, séparées, au CHU », explique Colette Rueff : « cardiaque, pédiatrique, psychiatrique, gynécologique, traumatologique... Les gens vont d'un service à un autre, ça génère beaucoup d'attente. Il y a peu de personnels à la régulation médicale : ils étaient neuf à Belfort, on en a embauché trois à Besançon pour les remplacer... On n'a plus que deux médecins régulateurs au lieu de trois. Des agents sont sans cesse en arrêt, non remplaçables sur leurs compétences. Il y a beaucoup de stress. Depuis l'affaire de Strasbourg, ils sont insultés s'ils ne répondent pas aux demandes. Des gens craquent, quittent leur poste... »

Le Dr Djellouli analyse : « Les détresses vitales sont vite prises en charge, mais pour les autres urgences ou les semi-urgences, les personnes en perte d'autonomie ou celles ayant des problèmes de maintien à domicile, on manque de lit car tous les services sont pleins... Des patients hébergés en chirurgie relèvent de médecine, les médecins courent dans l'hôpital pour visiter leurs malades... Comment des technocrates ont-ils pu créer cet hôpital alors que la population vieillit ? Des personnes âgées tombent et passent la nuit par terre chez elles, quand les aides à domicile les découvrent le matin, elles sont envoyées aux urgences... Le champ d'intervention des urgentistes s'étend faute de structures adaptées dans les territoires... »

« Ce qui est en jeu, c'est la réécriture de la carte sanitaire du pays »

Syndicaliste, Smaïn Djellouli a aussi fait ses comptes : « En Bourgogne-Franche-Comté, pour que les urgences et les lignes de SMUR fonctionnent correctement, il faudrait de 140 à 200 médecins de plus. On était aux 48 heures par semaine jusqu'à l'accord sur les 39 heures : on a recruté, mais il manque encore cinq à huit ETP à Trévenans... » Il ironise à propos du directeur général de l'ARS, Pierre Pribile : « il a un beau discours, présente beaucoup d'études, mais rien ne vient... Un truc nous a effaré : l'ARS a demandé un planning prévisionnel aux hôpitaux de Bourgogne-Franche-Comté. Dans certains plannings, il y a des trous. L'ARS a prévu de remplacer les médecins urgentistes par des personnels réservistes devant intervenir sur des urgences sanitaires graves. C'est surréaliste : où est le progrès s'il y a une crise sanitaire cet été ? »

Colette Rueff est lasse : « On n'a pas les moyens d'accueillir tout le monde au CHU malgré les super plateaux techniques. On perd notre idéal de soin. On fait de la production de soins et on n'est plus dans l'empathie. »

Parallèlement à la fermeture ou à la dégradation des petits services, on voit ici et là ouvrir des urgences privées. C'est ainsi que Dijon a deux services d'urgences. « A qui profitent ces urgences qui n'en sont pas ? », s'insurge un militant de Décize. 

Présidente de la Coordination, la jeune retraitée Hélène Derrien, qui fut déléguée CGT de l'hôpital de Montluçon, entend élargir la question : « Ce qui est en jeu, c'est la réécriture de la carte sanitaire du pays. Fin juin Edouard Philippe se prononcera. Il faut s'attendre à une refonte du système sanitaire pendant l'été. Il ne fera pas bon vivre entre deux métroploes. Il faut qu'on se fasse voir... »

La visibilité est un enjeu de taille entre le Mondial de foot, le Tour de France cycliste et les vacances... Francis Lahaut, le militant haut-jurassien et ancien maire PCF de Saint-Claude, le sait et tente de donner du courage à la petite assemblée d'une quarantaine de comités locaux : « Deux cars partiront de Saint-Claude le 23 juin à Paris. Le moindre résultat local sera leur Waterloo... »

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !