Les Sanclaudiens, les Bisontins ou les Belfortains qui fréquentent leurs Maisons du peuple, les uns rue de la Poya, les autres rue Battant ou place de la Résistance, peuvent sourire ou se réjouir. Sourire parce que la petite dernière, autoproclamée, à Lons-le-Saunier, fait triste mine avec son allure de petit bâtiment désaffecté ayant jadis fait office de gare routière. Se réjouir parce que le fragile projet porté par une poignée de Gilets jaunes jurassiens renoue avec une histoire promouvant l'émancipation de la classe ouvrière grâce à des lieux de réunion, de convivialité et de culture.
Gilet jaune de la première heure, tendance libertaire décroissant et adepte du vélo par tous les temps, le militant associatif lédonien Julien Da Rocha a bien préparé son coup - réunissant quelques proches, pour investir la petite construction quasiment abandonnée sur les murs de laquelle les afficheurs de tous poils s'en donnaient à coeur joie - pour en faire… un domicile d'où il n'est pas facile de le déloger.
Nous l'y avons rencontré jeudi 16 janvier à l'issue de la marche aux flambeaux organisée par l'intersyndicale locale dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites. Une vingtaine de Gilets jaunes s'y étaient donné rendez-vous, l'annonçant dans leur petite sono qui avait bien du mal à rivaliser en volume avec celle de la CGT qui la couvrait. Lors d'une assemblée générale, en décembre, Julien Da Rocha avait fait part de son intention, sans grand succès, ce qui ne l'avait pas découragé.
L'entretien qui suit s'est déroulé dans la matinée de vendredi 17 janvier, en présence de Jean-Luc Buguet, Gilet jaune, qui l'a accompagné et intervient par moment, puis de leur camarade Christian.
Quand cela a-t-il commencé ?
Julien Da Rocha : Nous avons investi les lieu jeudi 9 janvier et on s'est fait livrer une pizza…
Pourquoi ?
J DR : Pour prouver l'occupation. J'ai même pris une photo, datée, de la pizza dans le bâtiment.
Pourquoi ce bâtiment ?
J DR : Le maire de Lons me l'avait déjà refusé une fois lorsque je l'avais demandé pour l'association Vélo qui rit… Plus sérieusement, je savais que la question de la propriété du lieu se posait, que c'était donc compliqué de procéder à une expulsion. Il y a aussi des bisbilles sur la propriété du terrain...
A qui appartient-il ?
J DR : Peut-être à l'ancienne Régie départementale des transports jurassiens (RDTJ).
Jean-Luc Buguet : Et encore avant, ça été à la société des Chemins de fer vicinaux, le tacot...
J DR : Ça a ensuite été à la RDTJ, puis ça a été transféré au Conseil régional quand il a repris les bus. Le bâtiment est peut-être aussi au Département... Il n'y a jamais eu de changement au cadastre.
J-L B : Ça a peut-être aussi été à la SNCF...
J DR : S'ils ne font pas de changement cadastraux et qu'on ne retrouve pas les titres de propriété… Ça s'appelle la libéralisation. Il faut se battre avec leurs propres armes. Ils ont tant réduit les effectifs qu'il n'y a plus personne pour archiver...
Une demande bail précaire refusé à une association
Vos informations sont-elles fiables ?
J'ai d'abord fait une demande officielle dans un cadre associatif. Le maire m'avait dit non car c'était en mauvais état et qu'il y avait un projet de requalification. J'ai alors demandé un bail précaire et j'ai appris qu'il ne pouvait pas me répondre car il ne sait pas qui est propriétaire.
Comment le savez-vous ?
J'ai des informateurs au sein du conseil municipal... Dans le cadre de la préparation du projet de requalification de la rocade [NDLR : elle longe le bâtiment], des élus me disent qu'ils ne savent pas comment régler la question du bâtiment.
Vous êtes procédurier !
Je connais mes droits. Je les utilise, je me prépare...
Quelles visites avez vous reçues depuis que vous êtes entré ?
La première visite officielle a eu lieu dimanche 12 janvier, après plus de 48 heures de délai. J'avais auparavant invité des amis à occuper les lieux. J'ai signé un contrat de fourniture d'électricité avec Enercoop le 10 janvier : je suis allé sur leur site internet, j'ai profité de la libéralisation du marché de l'électricité ! Tout est devenu privé, plus personne ne gère. Je peux passer un contrat avec un point de livraison chez toi en disant que tu as déménagé... J'ai donc un contrat d'électricité, une livraison de pizza avec une photo à l'intérieur, j'ai reçu du courrier : j'ai fait une lettre suivie et j'ai signé en montrant ma carte d'identité au facteur, et j'ai pris le courrier en photo à l'intérieur...
Quelle est l'adresse ?
Halte routière, 5 rue Gambetta...
Vous avez lu la jurisprudence !
J'ai lu le Manuel du squatter de A à Z qui explique tout, quoi dire, ne pas dire, comment se comporter...
Donc, la police est arrivée...
Leur première visite a eu lieu dimanche soir. Ils sont venus, ont toqué à la porte, ont demandé à entrer. J'ai refusé en disant que j'habitais là et en montrant mes papiers. J'ai dit qu'ils ne pouvaient m'expulser qu'avec une procédure délivrée par un juge. Un journaliste du Progrès est aussi venu m'interroger à l'intérieur. La police est revenue lundi matin vers 9 h 30. Deux amis étaient là, l'un à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, alors que j'étais allé acheter des croissants. Jean-Luc qui était dehors est rentré dans le bâtiment mais n'a pas réussi à fermer la porte...
Jean-Luc Buguet : Ils étaient trois, plus trois autres arrivés en renfort, on était deux... Ils sont rentrés, nous ont menottés car on ne voulait pas les accompagner, et ils nous ont embarqués.
Julien Da Rocha : J'ai vu la scène de l'extérieur. J'ai fait le tour du bâtiment et, pendant que les policiers embarquaient mes collègues, je suis rentré mais je n'ai pas eu le temps de fermer, alors ils sont rentrés. J'ai montré mes papiers et j'ai dit : « je suis chez moi, veuillez sortir, n'entrez pas par effraction chez moi ». Et là, ils s'arrêtent. Leur chef arrive, demande ce qu'il se passe. Je lui montre les papiers. Il téléphone et dit « on s'en va ». Je dis alors : « et mes invités, ils n'ont rien fait ». Il me répond : « on les tient, on ne les lâche pas ». Ils sont allés au poste pour un contrôle d'identité et libérés au bout d'une heure.
Vers 17 heures, il y a eu une troisième intervention de presque toute la police de la ville, ils étaient plus de vingt. Quand je les ai vus arriver, j'ai envoyé des sms pour demander de l'aide, des témoignages, des gens pour filmer... On était quatre à l'intérieur. Je me suis mis à la porte et un policier m'a dit « veuillez sortir » . J'ai redit que l'expulsion nécessitait la décision d'un juge et qu'ils étaient en infraction. Il m'a répondu qu'ils allaient utiliser la force. Ils ont utilisé un bélier et défoncé la porte. Une dizaine de policiers sont rentrés avec le directeur de cabinet du préfet et le premier adjoint au maire. Le directeur de cabinet m'a demandé de sortir. Je me suis mis derrière le bar en y posant bien les mains pour qu'on ne pense pas que le pouvais être dangereux. Et j'ai répété plusieurs que je ne sortirais que si un document judiciaire l'autorisait.
« Ils font du bluff : si tu sors volontairement, tu es baisé... »
Christian a alors cité le texte de loi indiquant qu'un agent de la force publique risquait deux ans de prison et 30.000 euros d'amende s'il procède à une telle expulsion. Le directeur de cabinet m'a demandé des preuves, je les lui ai montrées. Il m'a expliqué que c'était dans le manuel du parfait squatter, je lui ai dit que je l'avais lu... Comme il a vu que je ne cédais pas, il a fait sortir tout le monde et m'a insulté, disant que je n'avais jamais travaillé de ma vie... Ils font du bluff : si tu sors volontairement, tu es baisé, ils ferment le local et tu as perdu. Je lui ai dit : « sois vous me présentez un document, soit vous me sortez par la force ». Ils sont sortis vingt minutes, me laissant avec quatre policiers. Ils devaient être au téléphone avec le préfet. Puis le directeur de cabinet est revenu me dire : « on s'en va, on reviendra... » J'ai répondu que s'ils revenaient dans un cadre légal, on partirait...
Le fait qu'il soit parti prouve que j'étais dans mon droit. Mais je n'ai donné aucune bille : je suis resté calme, je n'ai pas répondu aux insultes, je n'ai pas eu de geste déplacés... Il faut être vraiment zen, mais j'étais préparé, j'ai appris les procédures, je les ai répétées, comme un acteur... On a alors pu poursuivre l'installation. mardi soir, on a eu la visite d'un huissier qui ne m'a pas dit par qui il était mandaté, hormis par un avocat. Il était accompagné de policiers. J'ai jugé que la procédure était légale et l'ai laissé entrer avec un agent qui m'a dit « on n'est pas des méchants... » On était une dizaine, J'ai joué l'apaisement. Il a fait le tour, pris des photos, notamment de mes justificatifs. Il est reparti en me disant que je devrais avoir une assignation à comparaître devant le juge civil.
Qui l'a mandaté ?
Peut-être la ville, peut-être le département. Je le saurai au moment de l'assignation...
Rien d'autre ?
Quelques policiers se sont amusés mardi en stationnant devant le bâtiment vers 5 heures du matin pour me réveiller avec le gyrophare et le haut-parleur. Ils disent « ceci est une opération de police » et se barrent. Leur objectif est de m'empêcher de dormir. Ils sont revenus à 6 heures...
« Les formes de lutte classique ne prennent pas »
Outre montrer les contradictions des lois libérales, quel est votre projet ?
On se rend compte que les formes de lutte classique ne prennent pas. Les ronds points bloqués, les appels à la grève, les manifestations, le début de blocage de l'économie... Et rien ne se passe, on n'a rien gagné. La loi travail est passée, la casse de la SNCF est passée... Si la loi retraite passe, c'est terminé. Les méthodes de lutte classiques ne sont pas suffisantes face à ce gouvernement et sa détermination. Et en plus, il y a la répression des gens qui ont quitté les ronds points et déserté les manifestations parce qu'ils sont gazés, qu'ils peuvent être emmerdés physiquement. Le code de la route est détourné. A Lons, une gamine de 16 ans a été convoquée sans sa mère parce qu'elle était restée quelques minutes à la fin d'une manif. Le fin était programmée à 18 heures, il y a eu des PV à 18 heures 2 ou 18 heures 4 pour blocage de la circulation ! C'est tordu car ils évitent d'emmerder les gens qui savent se défendre. Ils ne s'en prennent pas à la CGT mais à des mineurs ou des gens sans réseau. Qu'ils mettent un PV à un gars de la CGT, en quelques minutes le réseau national est mobilisé. Les Gilets jaunes, qui n'ont pas d'avocat, sont ciblés… Une quinzaine de personnes sont visées dont l'un avec 1300 euros d'amendes ! C'est un vrai problème de droit pour tuer les gens, les assassiner...
Les tuer ?
Les rendre inoffensifs. L'objet de ce lieu, c'est de fédérer ceux qui veulent lutter pour qu'ils puissent s'organiser, contacter des avocats s'ils doivent se défendre, organiser la lutte.
Comment y arriver alors que l'expulsion vous pend au nez ?
Je vais faire une soupe populaire samedi...
Même si l'expulsion arrive ?
On a au moins trois mois. On avisera après. Il va y avoir des élections municipale. On entrera en discussion avec la nouvelle équipe. S'ils sont de notre côté, on pourrait avoir un bail précaire. Voyez jusqu'où peut aller l'actuelle équipe : je faisais de la récupération de denrées alimentaires auprès d'une structure pour les redistribuer sur les ronds points ou à des SDF. Quand la mairie l'a appris, elle y a mis son véto ! Ils effacent les gens...
Pourquoi ne pas proposer votre projet à la maison des syndicats ?
J'ai fait plusieurs tentatives, notamment lors d'assemblées générales avec les syndicats. Ils ont refusé. Ils nous ont même cassé du sucre sur le dos, disant qu'ils savaient faire, qu'on n'agit pas comme ça. Ce sont des syndicats avec un fonctionnement hiérarchique, sclérosé, qui les empêche d'agir... La CNT viendra faire des réunions ici, le SNUipp nous soutient... Mais des syndicats refusent qu'on prenne la parole dans les manifs. Je ne critique pas ce qu'ils font, mais le fait qu'ils n'acceptent pas qu'on fasse autre chose, ils refusent la complémentarité. Ce qu'ils font est nécessaire, mais insuffisant. Ils sont dans l'optique que tout doit se passer comme ils le veulent...
Cette critique vise surtout la CGT...
Non. Surtout la CGT de Lons. Il y a des lieux où la CGT est dans les squats, où elle annonce des manifs, où, même si elle ne cautionne pas, elle laisse les gens s'exprimer.
Il y a une différence entre Lons et Dole...
Il y a une optique de convergence à Dole, pas à Lons. Il n'y a peut-être pas soutien franc et massif à Dole, mais ils acceptent la complémentarité, laissent le micro...
Votre Maison du peuple paraît bien petite...
Notre objectif est de montrer qu'on arrive à faire de la solidarité a-partisane et a-corporatiste. La ville est petite, mais c'est la préfecture et le lieu a de la visibilité. On cherche à faire de l'éducation populaire. Il y a mille gosses dans les bus tous les matins. On leur explique qu'on est là pour eux, leur retraite, leur travail, la Sécu... Ce serait bien de les amener à discuter entre eux, en famille, avec leurs enseignants, en philo, en histoire...
Quelle est votre situation personnelle ?
Je suis en grève illimitée, sans salaire...
Vous êtes fonctionnaire, comment faites-vous ?
J'ai fait un peu d'économie et j'ai mis des congés sur mon compte épargne temps. Et il y a la solidarité, j'ai déjà reçu plus de 200 euros...
Donc, dans deux mois vous pouvez rentrer chez vous et reprendre le travail...
Peut-être... Si un collectif se monte, je pourrais quitter le lieu en sachant qu'une autre structure en reprendra l'animation. J'ai investi un lieu et je dis aux gens : faites en ce que vous voulez à partir d'une assemblée générale... Il y a déjà plus de cent personnes qui sont passées ici, de l'anarchiste au petit bourgeois d'association respectable en passant par des retraités ou des SDF...