Portraits d’une mobilisation plus forte à Besançon

Près de 1200 « gilets jaunes » et leurs soutiens défilaient pour la seconde fois samedi 15 décembre dans la capitale comtoise, pour ce qui constitue l’acte V du mouvement. Un événement prolongeant et amplifiant le 8 décembre dernier, à l'inverse de la tendance générale du pays, avec mini barricades et gazages près de la préfecture.

1_17

Ils sont plus d’un millier à s’être retrouvés place de la Révolution et au fil du cortège, dans une véritable démonstration de force. Ce samedi 15 décembre l’acte V des « gilets jaunes » est en marche, après une première date locale remarquée, l’allocution du Président Emmanuel Macron, et l’obtention qu’une délégation de cinq personnes soit reçue par le maire Jean-Louis Fousseret ce lundi. Mais ni les confrontations précédentes ni les promesses n’ont entamé la ténacité du mouvement. C’est encore plus nombreux et déterminés que ces hommes et ces femmes sont venus affirmer qu’ils continueraient à tenir le pavé.

C’est le cas d’Hervé, Dylan, et Dilan, un trio de trentenaire originaire de Gray. Engagés depuis le 17 novembre sur les ronds-points, c’est la question de la hausse des taxes sur le carburant qui a cristallisé leur colère. « Le plein d’essence a mis le feu aux poudres chez beaucoup d’entre nous. Mais le malaise reste plus profond et généralisé, réalité à laquelle Macron n’a pas pleinement répondu malgré des attentes claires. C’était limite pire après qu’il ait parlé. Qu’est-ce qu’on va laisser à nos gosses ? » résume Hervé. Ils se disent « engagés jusqu’au bout », galvanisés en cela par la solidarité « chaleureuse et massive » des habitants, routiers, et commerçants.

« En terminer avec la cinquième République »

Marie-Laure et Fred, jeune couple venu de Montbéliard, abondent en ce sens. Infirmière libérale, elle explique sa déception au vu des avancées promises. « C’est déjà pas grand-chose si ça se réalise, mais en plus nous sommes une bonne part à ne pas être concernés. Les travailleurs pauvres, ceux juste au-dessus du S.M.I.C. qui galèrent, les petits artisans... les cas sont multiples et concrets. Entre les premiers de cordée et les plus démunis, il y a aussi des gens qui souffrent. » Ils souhaitent refonder le système dans son ensemble pour « en terminer avec la cinquième République » à laquelle ils ne croient plus, allant jusqu’à assumer « qu’aucun changement ne se fait sans débordements. »

Camille, fonctionnaire territorial à Besançon et anarchiste convaincu, n’a pas hésité à faire grève pour la deuxième fois dans ce contexte malgré son statut précaire. Impliqué dans le soutien auprès des points permanents notamment à École-Valentin ou lors du blocage d’Easydis, il loue la spontanéité et la sincérité du mouvement. Concernant la « casse », il la juge principalement symbolique : « bien sur que ravager le centre de Besac’ n’aurait pas de sens, mais par exemple aux Champs Élysées c’est l’industrie du luxe qui a été ciblée », rappelant que « la vraie indécence est que Bernard Arnault (L.V.M.H.) engrange trois millions d’euros par heure. »

Cédric, ancien militaire à la retraite installé dans l’agglomération, dénonce les banques et les gouvernants. Une grande part de sa colère découle du pouvoir des multinationales, « qui ont pris le contrôle de tout », mais également des représentants, « en qui on ne peut plus avoir confiance. » Il se dit critique des « éléments violents » mais comprend parfois leur réaction : « j’étais là samedi dernier, et j’étais remonté pendant trois jours suite aux gazages. » Sofian, étudiant en Lettres rue Mégevand, se montre enfin plus réservé sur cette première présence tout en affichant sa solidarité. Indiquant être là « surtout par curiosité », il « partage beaucoup sur le fond et les méthodes. »

Un ancrage pérenne et d’ampleur

À l’image de ces quelques rencontres, le profil des manifestants reste extrêmement varié. Aux gilets jaunes centrés sur Besançon déjà présents samedi dernier, les rangs ont été gonflés par un afflux de toute la Franche-Comté, souvent des ruraux actifs. Les diverses composantes, tant socio-économiques qu’électorales, forment un ensemble si hétéroclite qu’il en devient un échantillon presque fidèle de la population  : ouvriers, fonctionnaires, libéraux, auto-entrepreneurs, chômeurs, intérimaires, artisans, lycéens, retraités, on ne compte plus les situations, ni les sensibilités, qui vont du Rassemblement national à la France Insoumise, en passant par l’abstentionnisme.

C’est cette convergence régionale du mouvement qui a été ici déterminante, les chiffres locaux enregistrés demeurant singuliers par leur importance. Même si une « provincialisation » s’était effectivement amorcée depuis deux semaines dans le pays, on note globalement une diminution de la participation partout en France... mais un bond des effectifs à Besançon. Les chroniqueurs admettent ainsi une évolution passant de 700 à 1 000 au 8 décembre à 1 000 à 1 200 le 15. « Plutôt que de retourner à Paris ou de faire une opération escargot près de chez moi, je trouvais ça plus intéressant de taper un gros coup ici », synthétise Sarah, demandeuse d’emploi jurassienne.

Autre apport non-négligeable, les organisations se montrent avec moins de réticences. Ainsi des membres de partis politiques tels que Lutte ouvrière, le Parti communiste français, la France Insoumise, ou encore le N.P.A., des adhérents de syndicats C.G.T. ou F.O., d’organisations ou d’affinités dont des libertaires, des partisans du « Référendum d’Initiative Citoyenne », et même des ultras des ex-jeunesses nationalistes, mais également des élus locaux, apparaissent plus clairement. On remarque que tous semblent frappés d’une gravité et d’un durcissement plus net par rapport au samedi précédent.

Hommage aux victimes de l’attentat de Strasbourg

La manifestation, qui n’a pas fait l’objet de déclaration, s’inscrivant en cela dans la tradition locale, provoque l’inquiétude de la préfecture, où une trentaine d’hommes et cinq fourgons sont déployés. Après les accrochages du 8 décembre, elle a invité les riverains à ôter véhicules et mobilier urbain des rues adjacentes, mais aussi exhorté à « l’ordre républicain » précisant que « l’action des forces de l’ordre sera orientée vers la levée des éventuels blocages et la sécurisation des zones de forte affluence. » Au petit matin les sites habituels d’École-Valentin et de Châteaufarine sont déserts, calmes avant une tempête que les autorités appréhendent mais ne parviennent pas à mesurer

Pourtant au point de ralliement à 14 heures, l’ambiance est festive, et aucun cadre policier ne se présentera jusqu’à la préfecture. Rapidement les transports en commun et la circulation sont impactés, et le demeureront jusqu’à leur arrêt total en milieu d’après-midi. Une minute de silence est respectée en hommage aux victimes de l’attentat de Strasbourg. Les pancartes, messages écrits à même son gilet, slogans chantés en cœur, parfois accompagnés de la Marseillaise et du drapeau tricolore, sont aussi plus incisifs : « Macron démission », « les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, cette société là, on n’en veut pas », ou encore « Besac’, debout, soulève toi. »

Rue des Granges, pont Schwint, place Pasteur, la foule déambule dans la vieille ville. Avenue d’Helvétie plusieurs s’agenouillent en soutien aux lycéens de Mantes-la-Jolie, avant un sit-in place du Huit-Septembre. Jusque là aucun incident n’est enregistré, mais les boutiques préfèrent baisser leurs rideaux. Arrivés à la Mairie, certains fustigent le maire Jean-Louis Fousseret et le député Eric Alauzet. Les manifestants débouchent ensuite à la Préfecture vers 15h45, résolus à occuper la place annexe du bâtiment. Moment qui marque l’autre phase de cette journée, puisqu’il lance un long face à face avec les équipes de gendarmes mobiles.

Barricades rue Charles-Nodier

Les heurts éclatent lorsque les gilets jaunes au contact au plus près des forces de l’ordre sont repoussés sans ménagement. Les gaz lacrymogènes MP7 sont dés lors envoyés pour ramener une distance entre les deux fronts, le secteur Saint-Jacques/Chamars devenant vite irrespirable. Alors que beaucoup sont sonnés, les coups de tonfa et matraques distribués à cette occasion ont provoqué des blessures au niveau des membres et du visage avec au moins une personne particulièrement ensanglantée mais sans gravité. La panique cède à l’organisation et à la contre-offensive, deux à trois cents participants restant très déterminés à poursuivre en première ligne.

La majorité demeure « gilet jaune de la première heure », mais il y’a aussi quelques militants et des habitants de quartiers. Plusieurs dizaines de manifestants disposent de masques respiratoires, lunettes de protection, casques, sérum physiologique, mais presque aucun n’est cagoulé ou masqué. Des barricades se forment rue Charles-Nodier, et de nombreux projectiles sont lancés : œufs, billes en métal avec une fronde, bouteilles en verre, parpaings, pétards, fumigènes… Tout devient utile pour ralentir la progression des forces de l’ordre ou se protéger, ainsi les plaques d’égouts, poubelles parfois incendiées, et panneaux de signalisation, sont réquisitionnés.

Un journaliste de l’Est républicain, resté côté police, et un photographe indépendant, à proximité du cordon, sont touchés de manière superficielle par des cailloux. Dés 16 heures 30, on compte déjà trois interpellations. Une partie des gilets jaunes se scinde alors en deux groupes, certains souhaitant reprendre la direction du centre-ville. Ces derniers arriveront au niveau du parc Granvelle, mais stoppés rue de la Préfecture ils reprennent Battant et le pont Canot pour retrouver autour de 17 heures 30 leur compères restés à Chamars. La convergence des deux groupes réactive les tensions, les uniformes maintenant la pression pour éviter une propagation dans l’hypercentre.

« Ça a tout d’une Révolution... »

Ils sont alors encore une bonne centaine avenue du 8 Mai 1945, la nuit vient de tomber. Les herbes jonchant les côtés de la voie du tram’ sont incendiées sur toute la portion de route, donnant une scène de romance surréaliste entrecoupée des slogans « C.R.S. - S.S. », « la ville est à nous », et « tout le monde déteste la police », ainsi que les tirs de lacrymos. Camille, retrouvé là, en retrait pour rouler une cigarette, demeure séduit. « On n’a jamais vu cela. C’est un mouvement qui dure, explose, et ne lâche pas, avec des gens du quotidien qu’on ne croise pas dans les appels syndicaux, et un spectre politique complet. Ça a tout d’une Révolution. »

Les manifestants se décident à reprendre le chemin du centre par le pont Canot et Battant vers 18h00, avec des premiers dommages matériels et trois autres interpellations. Les bornes de paiement du parking Arènes sont détruites, mais tout le monde se freine en intimant de ne pas toucher aux voitures stationnées « pour s’en prendre qu’aux seuls responsables » entend-on. Place Marulaz ce sont les panneaux de publicité, un vélocité de la société JCDecaux, et surtout une caméra de vidéosurveillance municipale qui sont visés, sous les holas des autres participants. Il ne reste que quelques dizaines d’entre eux, que l’ultime charge de police terrassera vers 18 heures 30.

Les barrières de fortune placées rue de l’École ne retarderont pas cette arrivée massive des forces de l’ordre, mandatées pour mettre un terme définitif à la soirée. Plusieurs interpellations portant le total entre neuf et douze, des tirs au flash-ball avec au moins un jeune homme atteint à la jambe, et un quadrillage massif de la zone, clôtureront les hostilités. Cette journée d’affrontements, presque unique dans la capitale comtoise, en état de siège et de guerrila urbaine, marque-t-elle une conclusion ou un prélude ? En tout cas, ils sont plusieurs à  espérer un acte VI « suffisamment dur et réfléchi pour que ça bouge. »

 

 

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !