L’humour fait-il tenir les électeurs de gauche ?

Le cercle de réflexion bisontin Espace Politique d'Innovation poursuit ses débats critiques sur l'expérience François Hollande version Manuel Valls. Etonnante discussion entre foi du charbonnier, consternation tragique et interrogations libertaires...

Gérard Magnin et Dominique Bourg

L'humour est-il ce qui reste quand tout paraît désespéré ? L'humour avait fait tenir nombre de dissidents de l'ancien « bloc de l'Est ». Fait-il tenir ces électeurs de gauche qui pensent que François Hollande est dans l'impasse ?

EPI, l'Espace politique d'innovation, think-tank bisontin où l'on aime confronter différentes manières de penser à gauche, démontre au moins deux ou trois choses : il y a encore des gens de gauche qui pensent, il y a encore des gens de gauche qui ont de l'humour, même si c'est celui du désespoir qui, comme le chantait Léo Ferré, est « une forme supérieure de la critique ». Il y a par conséquent encore de l'esprit critique à gauche, du moins à EPI !

Et maintenant, comment s'en sortir ?

Car de l'humour, il en faut pour accompagner la lucidité nécessaire à l'observation de l'action gouvernementale depuis l'élection de François Hollande, humoriste bien connu. En présentant la troisième réunion sur le sujet, Gérard Magnin a fait plus que provoquer les sourires de son auditoire d'une soixantaine de personnes, composé de militants passés par la politique (PSU, PS, EELV, PCF...), le syndicalisme (CFDT, FSU...) ou l'engagement associatif, pour la plupart depuis plusieurs décennies. Car il faut bien le constater, EPI attire peu les moins de 50 ans. Auraient-ils déjà tourné la page socialiste ?

De l'humour donc. Peu après l'élection de Hollande, EPI (se) posait déjà une question cruciale : « Et maintenant ? », avant de la préciser quelques mois plus tard d'un « Comment s'en sortir ? » qui préfigurait l'atterrissage de ce lundi 8 septembre : « Où sont les raisons d'espérer... à la mi-mandat ?» On a entendu quelques ricannements parmi les sourires quand Gérard Magnin a finement expliqué que ce titre avait été préféré à « Y-a-t-il des raisons d'espérer ? »

« Qui n'a pas vécu les 5% de Deferre à la présidentielle de 1969 n'a pas vécu ! »

Le tour de table qui s'en est suivi a confirmé l'étendue du désastre parmi les convaincus de l'orientation social-démocrate et de la nécessité d'adapter objectifs et enjeux aux réalités de l'époque. Bien sûr, il y a ceux qui ne doutent pas malgré l'adversité, comme l'ancien député (1981-1986) Joseph Pinard : « qui n'a pas vécu les 5% de Deferre à la présidentielle de 1969, quand le stalinien Duclos faisait 21%, n'a pas vécu ! » Une dame assène qu'on peut « ne pas être d'accord avec Valls, mais on doit faire avec ».

Mais la majorité des expressions est critique. Dès lors elle se partage entre pessimistes et optimistes. L'écolo Gérard Mamet met en avant ses « raisons de désespérer : le mimétisme Valls-Sarkozy et cette gauche qui s'agenouille devant le MEDEF et les marchés financiers ». Jean-Paul Brucker estime « la situation déprimante et tragique : heureusement que les députés frondeurs sont là ». Roland Vittot déplore « la course à 2017 : PS et Verts n'en ont rien à foutre de Hollande... ». Michel Cottet a « davantage de raisons de désespérer que d'espérer ». Dénonçant la « dictature des banquiers mondiaux », Thierry Brugvin, d'ATTAC, assure « on va prendre le mur. Au Sud, ils sont déjà dedans : dans la 3e guerre mondiale qui a commencé pour eux en 1945... »

Bonne nouvelle : « les institutions organisées pour bloquer la réflexion se cassent la gueule »

Quant aux optimistes critiques, ils entrevoient des éclaircies et des perspectives hors de l'action gouvernementale. Jean-Louis Lavie jubile de voir « se casser la gueule les formes politiques et les institutions organisées pour bloquer la réflexion... Les gens arrivent encore à vivre, même s'il y en a qui en chient, beaucoup ont des idées que les institutions servent à bloquer... » André s'appuie sur l'exemple de la communauté de communes du Mené (Côtes d'Armor) où pouvoirs locaux et habitants « se sont rassemblés pour travailler et réfléchir » à partir de la production énergétique et des ressources locales.

Son voisin voit des « raisons d'espérer parmi les résistants inventeurs » qui constatant que « les élites ayant abdiqué, prennent les choses en main ». Claude Magnin est dans la destruction créatrice : « depuis Jaurès, la gauche dit la même chose. Je veux que la vieille gauche disparaisse et qu'une nouvelle apparaisse. Que la gauche disparaisse, c'est ma raison d'espérer... » Joseph Pinard triomphe avec un motif de satisfaction locale lui permettant d'égratigner qui n'est pas socialiste : « A Besançon, le tram est une conquête écolo malgré les Verts, le PCF et la droite ».

Dominique Bourg : « Le plafond est très noir »

Entre la fondation Nicolas Hulot et un bout de chemin avec Jacques Chirac, après la Commission Coppens et le Grenelle de l'Environnement, Dominique Bourg enseigne depuis 2006 à l'Université de Lausanne.
Voir sa fiche Wikipédia, le long portrait critique du site Agriculture et Environnement, ses articles pour la Fondation Nicolas Hulot, son invitation à France Culture...

A EPI, le tour de table précède la conférence. Le conférencier s'adapte ainsi à ce qu'il a entendu. « Je partage quasiment tout ce qui a été dit, le plafond est très noir », commence le philosophe Dominique Bourg. Il entend situer les débats ouverts dans la « stratosphère » de « l'histoire des idées » : « des institutions au très long cours mettent des siècles à se tricoter quand un jour on réalise que le tricot a changé... » Il assure que la dichotomie droite-gauche est constitutive de la Modernité occidentale naissant au 17e avec la déconstruction de la pensée grecque. La Modernité est à son tour en cours de disparition, et avec elle disparaissent la dichotomie occidentale homme-animal ou la pensée du contrat... En même temps, apparaît la « grande idée » de l'anthropocène qui revient à « ne pas séparer l'histoire de l'homme de l'histoire de la nature ».

Quand Dominique Bourg parle du futur, cela donne ça : « on rentre dans un tunnel, la sortie n'est pas pour demain, on rentre dans une période à soubresauts incessants... Les questions du climat ou des ressources font renaître la question des communs. Toutes les choses nouvelles commencent à petite échelle et dans des petits groupes : je partage avec quelques uns d'entre vous cet espoir... Les enjeux droite-gauche sont-ils appropriés au monde qui vient ? J'ai peur que non... Les enjeux d'aujourd'hui ne sont plus de maximiser la production de richesses matérielles, il faut des objectifs nouveaux : sauver la dignité, maximiser le confort de chacun... »

les 67 les plus riches ont autant que 3,5 milliards de personnes

Vraiment pas mort le clivage droite-gauche ? Dominique Bourg en laisse entrevoir la possible pérennité : « quand une société se casse la figure dans l'histoire, il y a explosion des inégalités et razzia sur les ressources : les 67 habitants les plus riches de la planète ont autant que 3,5 milliards de personnes ! Aujourd'hui, l'idée de l'accomplissement humain ne peut plus être la conquête de la nature ou l'enrichissement personnel. L'ancien se tend, mais beaucoup d'accomplissements du nouveau sont là... Mon espoir, c'est que je vis dans une époque de transition : ça va être perturbé, violent, exaltant... Je ne suis pas un optimiste béat... »

Lire la critique du transhumanisme par Jacques Testard.

Interrogé par Michel Brugvin sur les « idéologies » transhumanistes, Dominique Bourg les récuse : « ce dont rêvent les transhumanistes ne peut être que pour une petite minorité, suppose un accroissement des inégalités... C'est défendu par Google, Facebook... »

Marcel Férréol ne croit pas qu'on puisse construire un projet sur la crainte d'un cataclysme. « Mais les dégâts sont déjà là, et les effets vont s'amplifier », répond Dominique Bourg en précisant sa pensée : « que peut-on préserver des droits humains dans ces nouvelles circosntances sans que les choses tournent au vinaigre ? L'individualisme intellectuel s'est accompagné d'un individualisme pratique ! »

« Il est puéril d'attendre un miracle permanent de la technique »

Pour Maurice Thiriet, « la mondialisation attise les craintes et a un impact individuel et politique colossal ». Gérard Mamet ne croit pas à la fin du clivage droite-gauche : « le libéralisme, c'est la prédation, la gauche le partage... » Dominique Bourg est plutôt d'accord avec l'un et l'autre : « La globalisation suppose un accès quasi illimité à l'énergie... Le libéralisme a voulu construire un marché mondial auquel aucune instance humaine ne peut résister : François Hollande pédale dans la choucroute... Si l'humain est un homo-faber, il est puéril d'attendre un miracle permanent de la technique. Une société ne peut bien fonctionner que s'il y a un rétrécissement drastique des inégalités, je suis pour un facteur douze, c'est mieux pour les relations humaines : la taxe à 75% des hauts revenus est une évidence ! »

On ne rigole plus. On a beaucoup hoché la tête à l'énoncé de la formule d'Antonio Gramsci évoquée plusieurs fois dans une traduction approximative : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Or, l'original italien se traduit plutôt par « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». [«in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati»]

L'intelligence et la volonté

Quoiqu'il en soit, il est savoureux qu'un cercle de réflexion socialisant fasse sienne une théorie d'un communiste, fut-il des moins staliniens. On retient aussi de Gramsci, qui déstestait l'indifférence, cette phrase d'une lettre de prison à son frère en 1929 : « Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté ». Elle fait écho à une formule du philosophe Alain en 1928 : « Le pessimisme est d'humeur, l'optimisme est de volonté.», mais aussi de l'écrivain Romain Rolland en 1920  : « Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté ».

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