Le Brexit expliqué par un prof d’université bisontin

Enseignant-chercheur en civilisation irlandaise et britannique, Michel Savaric craint que le processus de paix soit menacé en Irlande du nord avec la quasi insoluble question de la frontière et le retour au centre du jeu politique du parti unioniste protestant, le DUP, que les Anglais avaient presque oublié… Il évoque aussi l'effet du Brexit sur les échanges Erasmus, doute de la perspective de « leftxit » (sortie de gauche) de Corbyn…

msavaric

Maître de conférence en civilisation irlandaise et britannique à l'université de Franche-Comté, autrement dit enseignant-chercheur, Michel Savaric est spécialiste de l'Irlande du Nord où il a vécu entre 1993 et 2000 et retourne au moins chaque été. Arrivé avant le cessez le feu prononcé par l'IRA, il a connu les patrouilles militaires dans les rues de Belfast, la frontière avec la république d'Irlande cadenassée, puis le dégel progressif… Une frontière aujourd'hui disparue, mais qui réapparaît comme la problématique principale des discussions sur la mise en oeuvre du Brexit dont, justement, Michel Savaric a proposé d'analyser pour Factuel, ce qui fut fait au cours d'un entretien de près de deux heures.

Ayant fait sa thèse sur le conflit nord-irlandais, il a poursuivi ses recherches sur ce territoire appartenant au Royaume uni, publiant par exemple dans la revue bilingue Observatoire de la société britannique ou la Revue française de civilisation britannique où il a participé à un récent numéro sur les élections législatives de 2017. Ce faisant, il contribue ainsi à alimenter son cours d'histoire de l'Irlande et du processus de paix en Irlande du nord.  

Votre article (en anglais) de la Revue française de civilisation britannique s'intitule Irlande du Nord: un processus de paix menacé ? Que répondez-vous à cette question que vous posez ?

Le processus de paix n'est pas menacé par le résultat des élections législatives, mais par le résultat du référendum sur le Brexit. C'est fascinant pour moi de penser que c'est l'Irlande du nord qui bloque le Brexit…

Vous dites Irlande du nord et pas Ulster, pourquoi ?

C'est un terme très connoté, employé seulement par les protestants. L'Ulster est une des quatre provinces irlandaises délimitées par les les Anglais. Elles sont constitués de 32 comtés dont 6 au nord et 26 au sud. L'Ulster a neuf comtés dont six au nord. Tous les termes sont piégés. Les républicains ne disent quasiment jamais Irlande du nord, mais « les 6 comtés ». Les gens du sud ne disent pas « les 6 comtés » mais « le Nord »…  Maintenant, de plus en plus de gens disent Northen Ireland, ça commence à devenir une disposition commune…
Autre exemple avec la ville de Derry que les protestants nomment Londonderry parce qu'elle a été donnée à des marchands de Londres au 16e siècle… Un jour, un présentateur de radio, Jerry Anderson, l'a appelée Stroke City. Stroke signifie infarctus, c'était en référence à l'apostrophe des panneaux de signalisation qui mentionnaient L'Derry… Mais aussi au fait qu'il y avait un fort taux de maladies cardiaques parmi les classes populaires catholiques…

Quelle histoire avez-vous avec l'Irlande du nord ?

J'y suis allé pour la première fois en 1991. Puis j'y ai vécu sept ans à partir de 1993, comme assistant de langue. C'était la dernière année avant le cessez le feu de l'IRA. J'ai vécu les militaires dans la rue, les fouilles, la frontière militarisée, automatisée avec des soldats enfouis dans des casemates… Un mois après mon arrivée, un attentat a fait dix morts, il y a eu des représailles. Il y avait des morts tous les jours, des flics dans les bus, des hélicoptères en permanence. Le quartier universitaire où j'habitais était un peu préservé. En tant que Français, on était bien accueilli partout. Les gens avaient soif de nous mettre de leur côté…

Le cessez le feu a débouché sur une période transitoire…

Oui, processus de paix est l'expression adaptée. Et on y est toujours 25 ans après.

Pourquoi ?

C'est perçu comme quelque chose de continu. Ce n'est pas la paix, mais le processus de paix…

De la lutte pour les droits civiques à la radicalisation

  

Quelle est la différence ?

La société est toujours très divisée. La ségrégation est très forte. Il y a toujours des controverses sur le conflit passé. Il y a d'abord eu un mouvement pour les droits civiques dans les années 1960 qui s'est radicalisé vers 1968-69, avec la bataille de Bogside du 12 août 1969. C'est à ce moment que s'est créé le DUPparti unioniste protestant de Ian Peisley…

Sur quoi portent ces controverses ?

Sur l'analyse des événements, la légitimité des uns et des autres… En1998, quand il y a eu les Accords du vendredi saint, les accords de paix qui instituaient le partage du pouvoir, le DUP était alors seul contre tous avant de changer totalement en 2007. Les partis les plus extrémistes sont devenus dominants, le DUP majoritaire chez les protestants, le Sinn Fein chez les catholiques. Il y a eu cinq années de blocages car le DUP et le Sinn Fein n'étaient pas d"accord, puis à partir de 2007, ils ont gouverné ensemble pendant dix ans. Ce n'était pas un clivage droite-gauche. Ça a permis aux institutions de fonctionner…

Et que s'est-il passé avec la frontière ?

Aujourd'hui, elle n'existe plus. Les postes frontière ont été démantelés. On ne se rend compte de la frontière que parce que les prix sont en euros dans le sud et en livres dans le nord, les distances en kilomètres dans le sud, en miles dans le nord. Il y a désormais une autoroute sur les 150 km entre Belfast et Dublin. Quand j'habitais là-bas, il fallait une demi-journée de route, il y avait des bouchons… Cet effacement de la frontière a été progressif…

Il a duré une dizaine d'années ?

Oui, parallèlement au désarmement des organisations militaires. Le fait que l'IRA a été d'accord pour rendre son arsenal inutilisable a rendu l'accord possible, mais elle ne pouvait pas « rendre les armes ».

Pourquoi la gauche radicale française, voire européenne, s'est-elle identifiée à l'IRA, voire à l'ETA ou à la cause palestinienne ?

Par romantisme, par soutien envers des peuples opprimés… 

Ce qui déstabilise l'Irlande, c'est le choix des Britanniques

  

Et les nationalistes écossais ?

Ils soutenaient plus ou moins l'IRA, mais n'avaient pas le même objectif…

Aujourd'hui, ce qui coince avec le Brexit, c'est la perspective de remettre une frontière entre le sud et le nord de l'Irlande ?

Oui. Pendant la campagne du référendum sur le Brexit, on en parlait beaucoup en Irlande, au nord comme au sud. En Angleterre, on s'en foutait totalement. C'était une non-question.

Cela signifie-t-il que les Anglais se désintéressaient du processus de paix ?

Oui. Ils étaient bien tranquilles, l'Irlande du nord ne faisait plus les titres de la presse. Ce qui déstabilise l'Irlande, c'est le choix des Britanniques. Il n'était pas prévu !

Et maintenant ?

En novembre 2018, Theresa May a rendu public l'accord de backstop avec l'Union européenne. On l'a traduit par « filet de sécurité » dans la presse française. Or, backstop est un terme de criket pour désigner le joueur qui se trouve derrière le gardien du guichet : s'il loupe la balle, le backstop est là…

Le backstop est donc plutôt un ange gardien qu'un filet de sécurité ?

Oui… J'ai cherché d'où venait la confusion. Les équipementiers sportifs vendent aussi des filets de protection du public qu'ils appellent backstop… Quoiqu'il en soit, l'accord de backstop prévoit que l'Irlande du nord reste dans l'union douanière, continuera à appliquer les normes de l'Union européenne pendant une période transitoire indéfinie. Du coup, cela déplace la frontière entre les deux îles, ce qui est inacceptable pour le DUP. Après les législatives qu'elle a provoquées, Theresa May a passé un accord avec le DUP que plus personne ne connaissait en Angleterre, elle en est devenue dépendante. Si le DUP la lâche, elle n'est plus Première ministre. Plus personne ne parlait du DUP, il est revenu au centre du jeu. Et l'accord backstop est bloqué car le DUP est contre.

Les libéraux voient l'Europe comme une entrave au commerce,
les travaillistes comme une protection…

  

Que veut le DUP ?

Un autre arrangement pour la frontière. Il est opposé à une remise en place d'une frontière physique entre le nord et le sud alors qu'il avait toujours été un ardent défenseur de cette frontière. Sa base électorale, les fermiers protestants, est favorable au backstop qui leur permet de commercer avec le sud…

Quelles sont les modalités du backstop ?

Des contrôles dans les ports et aéroports, mais le commerce entre l'Irlande et la Grande Bretagne en serait affecté…

A-t-on pensé à quelque chose comme entre la Suisse et l'UE ?

Ils ne l'ont pas évoqué, mais fait le parallèle avec l'accord entre l'UE et la Norvège qui est, comme la Suisse, dans l'Espace économique européen. Le problème, c'est que les brexiters veulent aussi sortir de l'EEE. Bref, c'est la merde. Et ça l'aurait été dans tous les cas. Ils auraient pu s'en sortir sans l'obligation de remettre du contrôle aux frontières, or la campagne a porté sur le contrôle de l'immigration…

Le Royaume uni a beaucoup agi pour l'inflexion ultra-libérale de l'Union européenne…

Tout est inversé là-bas : les libéraux voient l'Union comme une entrave au commerce, les travaillistes la voient comme une protection… 

Je connais un Anglais installé dans le Jura depuis des années, électeur travailliste de toujours, qui ne décolère pas depuis le vote en faveur du Brexit…

J'ai deux collègues britanniques qui ont aussi très mal pris le Brexit. Une Anglaise qui a choisi de devenir irlandaise, l'origine de ses parents, et un Anglais, marié à une Française, qui est devenu français… Ils étaient dépités. Il n'y a personne pour faire une politique de gauche au Royaume uni…

Même Corbynleader du parti travailliste dont il a longtemps animé l'aile gauche ?

Il est comme Mélenchon, il pousse des coups de gueule, il est vieux… Le soutien des syndicats le rend indéboulonnable dans le parti. C'est l'effet anti Blair… Macron est une espèce de Blair…

Aujourd'hui, on parle d'un nouveau vote, c'est hallucinant…

On n'arrête pas d'halluciner depuis des années. La crise politique est totale et aura des conséquences… La Chambre des Communes doit avoir accepté l'accord avant le 12 avril.

Sinon, il y a une sortie de l'UE sans accord ? 

Mais personne n'en veut, ni le Royaume uni, ni l'UE. Et chacun utilise l'argument pour faire peur : sans accord, cela oblige à remettre une frontière dont ne veut pas la république d'Irlande que soutient l'UE… Idéologiquement, les protestants ne sont pas contre la frontière, mais économiquement ils sont contre.

Les Anglais ont peur d'une pénurie de médicaments, de nourriture, de carburant…

  

N'y a-t-il pas des objectifs plus ou moins cachés de la part de certains ? Par exemple la réunification de l'Irlande ?

Si. Mais ils préfèrent que la situation actuelle perdure plutôt que les incertitudes d'une réunification. Il n'y a pas de Sécurité sociale en république d'Irlande où le malade paie le médecin. Elle veut bien d'une réunification, mais pas tout de suite. S'il n'y a pas d'accord, les Anglais ont peur d'une pénurie de médicaments, de nourriture, de carburant. Beaucoup font des stocks. Ils vont devoir gérer les déchets ou le compost qu'ils exportent sur le continent… Leurs pression sur l'UE ne marche pas, le pays est humilié… Le no-deal (pas d'accord) est rejeté. Il n'y a pas de majorité à la chambre des Communes pour l'accord négocié, sauf si tous les députés conservateurs et quelques travaillistes le votent, mais je ne vois pas ça arriver. Les travaillistes ont intérêt à laisser la crise aller au bout, au-delà du 12 avril, au-delà du 22 mai après quoi l'UE dirait : vous êtes dans l'union, faites des élections… La crise va sans doute conduire Theresa May à décider d'élections législatives d'ici l'été… Il n'est pas impossible qu'il y ait un nouveau référendum pour lequel je vois trois options : 1) no deal ; 2) accord négocié ; 3) revenir sur le Brexit…

L'UE ne semble pas prête à revenir sur le Brexit…

Si le Royaume uni reste, l'UE triomphe… Il y a eu un million de manifestants, plus de quatre millions de personnes ont signé une pétition pour annuler le Brexit… Mais je ne suis pas persuadé qu'un nouveau référendum donnerait un résultat différent. En attendant, la chambre des Communes ne parle que de ça, ne vote sur rien d'autre. C'est très polarisé, les gens sont désabusés…

Quel effet la situation a-t-elle sur la vie quotidienne ?

Pour les Brexiters des zones relégués à fort taux de chômage, ça ne change rien…

Les Brexiters sont de la classe ouvrière ?

Il ne faut pas oublier que le référendum est arrivé par les démagogues du parti conservateur…

La réforme du bac de Blanquer ressemble à l'équivalent du bac anglais :
on choisit trois ou quatre matières et ça oriente le choix des universités

  

Et ceux qui vivent sur le continent ?

Ils sont européens. Je n'en connais aucun pour le Brexit. ils craignent pour leurs droits, pour leur retraite… L'Assemblée nationale a voté contre la défonctionnarisation des fonctionnaires bilingues, par exemple des profs d'anglais du secondaire, mais aussi des personnels de la fonction publique hospitalière. Si elle avait voté pour, cela les aurait rendus contractuels… 

Les travaillistes redeviennent-ils de gauche ?

Non. Ils ne sont pas clairs. Ils sont très forts pour critiquer Theresa May, mais sont divisés. Corbyn est pour une sortie de gauche, le « leftxit », mais pas le reste du parti. Depuis peu, il est pour un second référendum s'il y a de nouvelles élections qu'il gagne…

Corbyn ferait-il une politique de gauche, comme en a par exemple parlé le Monde diplomatique ?

Mais que ferait-il avec la frontière ? Lui qui est pour la réunification de l'Irlande…

Qu'en disent vos étudiants ?

Je leur en parle, ça les intéresse de loin. Notamment parce qu'on a des échanges Erasmus avec l'Angleterre, le Pays de Galles, et qu'ils se demandent s'il pourront y aller. Si le Royaume uni sort de l'UE en juin, ils ne pourront pas y aller. Le gouvernement britannique va financer un an les étudiants britanniques qui partent, mais n'a rien dit sur les étudiants de l'UE. L'Espagne a demandé à ses étudiants qui avaient choisi d'aller au Royaume uni de choisir un autre pays. L'Irlande est trop petite pour tous les accueillir. On pourra encore négocier d'université à université, mais qu'en sera-t-il des financements au-delà des aides du département dans le Doubs ? 

Combien d'étudiants de l'université de Franche Comté y vont-ils chaque année ?

Entre 100 et 200. C'est très demandé et il n'y a pas de place pour toutes les demandes. On en a par exemple deux à Swansea, deux et demi à Birmingham, deux à Edimbourg, deux ou trois à Southampton…

Et combien de Britannique viennent ici ?

On en envoie davantage qu'on en reçoit. Pour ma part, je gère Swansea et Limerick. Nos étudiants sont toujours pris, parfois on n'a personne venant de Swansea… Il faut savoir aussi que de nombreuses universités britanniques ont fermé des enseignements de langue vivante quand le gouvernement a imposé une langue au lieu de deux. La réforme du bac de Blanquer ressemble à l'équivalent du bac anglais : on choisit trois ou quatre matières et ça oriente le choix des universités. Ici, les langues vivantes sont obligatoires à l'université, là-bas non, du coup, il y a de moins en moins d'étudiants en langues… Erasmus rallonge les cursus, donc ils choisissent souvent de ne pas partir. Et non seulement on en a de moins en moins, mais ils ont de plus en plus souvent un faible niveau de français… 

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