« Il y a une repolitisation et une appropriation des pratiques de lutte »

Secrétaire académique de la FSU de Franche-Comté de 2006 à 2010, l'ancien instituteur jurassien Springsfields Marin est toujours un militant actif, notamment dans la transmission. De la longévité du mouvement social à la perspective politique apparemment bouchée, de l'unité inédite de l'intersyndicale aux relations avec les Gilets jaunes, son analyse incite à l'ouverture et à la volonté.

Springsfields Marin dans la manifestation du 24 janvier à Lons-le-Saunier. (photo DB)

Tout le monde ou presque dans le Jura l'appelle Pef. Militant syndical de longue date, Springsfields Marin parle à tout le monde. Avant les manifs, il va discuter avec les policiers qu'il tutoie : il a eu certains comme élèves... Il est à l'aise aussi bien avec les Gilets jaunes que dans une réunion en préfecture, pendant une assemblée générale de grévistes ou lors d'une action d'interpellation d'élus se rendant aux vœux de la vice-présidente de l'Assemblée nationale, Danièle Brûlebois (LREM) qui fut sa collègue...

Il a fait ses classes syndicales dans le vieux Syndicat national des instituteurs de la FEN, le SNI, qui fut un vivier de militants socialistes avant et pendant Mitterrand. Pef était pour sa part dans la tendance Ecole émancipée, pionnière de l'anarcho-syndicalisme à sa création en 1910 et partie prenante de la scission de la FEN de 1992 qui débouchera sur la création de la FSU. « J'ai été minoritaire dans la FEN et au cœur de l'émergence de la FSU », dit Springsfields Marin qui aura été l'un des 18 secrétaires nationaux du nouveau SUNipp, qui remplaça le SNI, de 1992 à 1998 et devint très vite majoritaire dans le premier degré.

Après ces six années de mandat, il reprit une classe à temps partiel tout en devenant secrétaire départemental du SNUipp pour le Jura jusqu'en 2004, puis secrétaire académique de la FSU de Franche-Comté de 2006 à 2010 : « j'ai remplacé Jean-Pierre Billod qui était de la tendance Unité Action, et même si on avait des désaccords d'orientation, on s'entendait bien et on avait la volonté de réussir une synthèse ».

C'est donc à un jeune retraité de 65 ans doublé d'un militant chevronné à qui Factuel a demandé son analyse du mouvement social.

Avant tout, dans quel état est la FSU du Jura après la brutale disparition de Nathalie Pszola ?

On fait notre deuil... On se remobilise. On se réorganise. On va mettre en place de nouvelles instances en fonction des décharges qu'avait Nathalie - un mi-temps - pour continuer de couvrir les champs dont elle s'occupait. A l'interne, elle mettait du fédéralisme dans chaque secteur couvert par la FSU : éducation, administration pénitentiaire, fonction publique territoriale... Chaque secteur a sa dynamique, mais il y a beaucoup de points communs. Le rôle de la fédération est de mettre de la synergie pour embrasser l'ensemble des problématiques de la fonction publique. Nathalie s'occupait beaucoup de l'interprofessionnel : relations avec les autres organisations syndicales et même les Gilets jaunes. Elle avait une activité exemplaire, avait compris tout de suite que la solution était la convergence entre organisés et les "en train de s'organiser".

« Il y avait une double défiance entre Gilets jaunes et enseignants »

Ça ne s'est pas fait sans débat...

Bien sûr. On est un corps social pas si homogène. Il y a eu des positions nationales et locales parfois différentes, mais c'est localement que les choses se font. La convergence n'a pas pu se faire avec n'importe quels Gilets jaunes. Et il y avait une double défiance : les enseignants vis à vis des Gilets jaunes, et les Gilets jaunes vis à vis des enseignants... Un jour, une femme gilet jaune m'interpelle dans une manif en soutien à l'hôpital : “vous êtes qui ?" Elle a ainsi découvert autrement les enseignants, qu'ils pouvaient avoir une réflexion plus large que leur secteur. C'est ça le travail fédéral. Ça se tricote avec de la relation personnelle, des arguments, des convictions, l'exemplarité...

Justement, j'ai entendu des gilets jaunes sur des ronds points critiquant le manque d'exemplarité de syndicalistes dont ils disaient qu'ils retournaient leur veste...

Ça dépend des exemples... L'exemplarité, ça peut aussi être de mettre les Gilets jaunes sur des tracts syndicaux, de les laisser prendre la parole...

On constate une défiance à Lons entre CGT et Gilets jaunes...

Il y a deux univers. Je suis observateur et la défiance est venue en même temps des deux parties. Dès le début, il y a eu un discours anti-syndical d'un côté, et un discours syndical présentant les Gilets jaunes comme noyautés par le FN. C'était le début, mais sur le coin, il n'y a pas eu de personnalité pouvant incarner le travail de convergence entre les deux mouvements. Ce que Nathalie a fait à Dole, personne ne l'a fait à Lons...

On a quand même vu des militants essayer d'amener les gilets jaunes vers le syndicalisme...

La structuration est très importante, tant pour les Gilets jaunes que pour les organisations syndicales. A Lons, il y a des unions départementales, à Dole, des unions locales... Et les organisations syndicales sont assez démocratiques, contrairement à ce que beaucoup pensent, elles mettent en œuvre des décisions de congrès... Sauf la CFDT qui a adopté le centralisme démocratique depuis la remise en main de 2003...

Comment voyez vous le mouvement se poursuivre après une rentrée quand même un peu poussive si l'on compare aux marées humaines de décembre ?

Les cartes sont en train de se redistribuer parmi les acteurs potentiels de l'opposition au projet Macron. On est parti d'un schéma de mobilisation classique des secteurs les plus impactés, pour lesquels la mobilisation se fait sur le lieu de travail : cheminots, RATP, dockers... Les travailleurs s'expriment sur leur lieu de travail : c'est moins visible qu'une manifestation, mais ça a plus d'impact sur les usagers. Ces secteurs ont essayé d'élargir le mouvement au privé, et il faut reconnaître qu'il n'a globalement pas répondu à l'appel, y compris quand les mobilisations ont lieu le week-end. Les dettes collectives et individuelles gouvernent le monde, les gens courent après l'endettement...

« On discute mieux en intersyndicale que sur la loi El Khomri... »

Les Gilets jaunes ne pouvaient se retrouver sur les lieux de travail, ils se sont retrouvés sur les ronds-points. L'extension de la grève n'a pas pu se faire, mais les gens réfléchissent à une adaptation de leur opposition, dans la contestation de la retraite Macron. Il y a des retraites aux flambeaux dans toute la France, dans la moindre petite ville. On s'interroge sur comment tenir une dynamique de points forts nationaux et le maintien d'une combativité locale. Une autre chose est exceptionnelle : l'intersyndicale tient sur les mêmes bases après 52 jours. Je n'ai jamais vu ça. On discute mieux en intersyndicale que sur la loi El Khomri. Avant la CGT décidait et les autres suivaient. Là, l'intersyndicale en ce moment même à Paris [NDLR : l'entretien a lieu vendredi 24 janvier en fin de matinée] et alors que tout le monde devait rentrer dans ses pénates, ça continue. Avec des occupations d'espaces publics, on va leur pourrir la vie.

Le contexte des élections municipales joue-t-il ?

Le pouvoir voudrait les dépolitiser, mais dans le Jura seules trois communes ont plus de 9000 habitants. On a gagné la bataille de l'opinion publique sur la question des retraites. Les gens savent que c'est une arnaque majeure, que le pouvoir avance masqué pour faire le casse du siècle. Axa, dans sa pub, a vendu la mèche en parlant des possibilités de défiscalisation grâce à la loi Pacte... La faiblesse de Macron, c'est qu'il n'a plus besoin de pacte social faisant fonctionner la société. Avant, même quand un projet était peu populaire, le gouvernement avait toujours une base sociale. Là, ce n'est pas le cas : il y a 70% des gens contre la réforme. On est surpris du très haut niveau de soutien populaire. Il y a aussi cette rupture générationnelle assumée entre ceux nés avant 1975, ceux nés entre 1975 et 2004, et après 2004. On spécule sur l'avenir de 29 générations !

Des générations plutôt dépolitisées...

... du Grand soir...

Je voulais dire déconnectées de la conscience des rapports de force collectifs...

C'est juste, mais c'est aussi concomitant à la déception vis à vis des forces politiques censées les représenter : à la FSU, ce qu'on disait alors être la gauche plurielle, on l'appelait la gauche plus rien...

Ces générations se repolitisent-elles à grande vitesse ?

Oui. Il y a une repolitisation et une appropriation des pratiques de lutte. Avant, l'intersyndicale nationale était ascendante, maintenant il y a de l'horizontalité : tout le monde s'inspire de tout le monde.

« Je vois une alliance politique des catégories sociales victimes du néo-libéralisme... »

Y a-t-il une perte de savoir faire des organisations syndicales ?

Non...

Une perte de la mémoire ?

La permanence de l'organisation syndicale, c'est que des anciens transmettent leur passé. C'est un travail permanent. Le taux de syndicalisation est en hausse chez nous... Dans le Jura, on est passé de 16% en 2012 à 21% en 2019. On tient des séminaires de réflexion pour analyser les raisons de se syndiquer. Le rapport des syndiqués est non contraignant par rapport à l'engagement syndical. Ce n'était pas le cas dans ma génération : tu étais syndiqué, tu devais y aller !

Faut-il un débouché politique ?

Tout est ouvert. On peut penser que le débouché est bouché ! Pendant Sarkozy, on pensait six mois avant l'élection qu'il serait réélu. Il avait hystérisé la société, Macron la divise profondément, la rend nerveuse. Comme il détruit tout ce qui a rapport aux solidarités pour tout individualiser. Il énerve et divise plus les gens que Sarkozy qui était si caricatural qu'on pouvait le caricaturer. Cela peut avoir un coût politique, mais pas forcément celui qu'on croit : Macron-le Pen avec Macron en sauveur. Ce n'est pas comme ça que ça se passera, c'est un calcul à la petite semaine. La traduction politique de Juppé-Chirac en 1995, ça a été Jospin en 1997...

Oui, mais Jospin avait fait 47,4% au second tour de la présidentielle de 95...

Le socle de Macron, c'est 18% du corps électoral. Tu ne changes pas une société à l'insu de son plein gré.

Ségolène Royal s'y voit ?

Non, ce ne sera pas là-dessus que ça se jouera. Je vois une alliance politique des catégories sociales victimes du néo-libéralisme. Quand on voit la rupture de confiance envers les premiers de cordée, il y aura peut-être une alliance de classes antagonistes... Les Gilets jaunes se sentent davantage citoyens que producteurs. Or, on est tous producteurs...

Jean-Luc Mélenchon l'a tentée en 2017...

Il a fait une alliance de classes, mais depuis, la France insoumise a raté bien des occasions.

Sans débouché, aurions nous une situation à l'américaine ?

La France n'est pas... l'Allemagne. Emmanuel Todd dit que Macron veut faire comme l'Allemagne, mais les Français ne sont pas les Allemands. On a une histoire sociale : l'égalité, l'équité, la solidarité sont des valeurs fondatrices. Des élus de droite soutiennent les mobilisations sur l'hôpital car ils refusent la destruction du service public de santé... La question sociale n'a jamais disparu du champ politique, elle est aujourd'hui en première ligne. Si la politique n'y répond pas, ça ne passera pas car Macron est en train de privatiser un bien collectif : la Sécu.

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