Emre Ongun : « le seul argument d’Erdogan, c’est le racisme des dirigeants de l’Union européenne sur les réfugiés »

Docteur en sciences politiques, Emre Ongun est le spécialiste de la Turquie du mouvement Ensemble (Gauche alternative, écologique et sociale). Il est samedi 18 février à Besançon pour « aider à comprendre la situation turque ».  

e-ongun

Docteur en sciences politiques, Emre Ongun est l'auteur d'une thèse soutenue en 2008 à l'université d'Aix-en-Provence, intitulée Action collective transnationale et contraintes de l'espace national : enquête sur les formes de l'engagement en Turquie dans le contexte de "l'européanisation". Engagé dans le mouvement Ensemble sur le site duquel il tient un blog, il donne samedi 18 février une conférence à Besançon qui pose la question : Turquie, va-t-on vers la dictature ?, quelques semaines après être intervenu à Zurich lors de l'Alter-Davos.

Que venez-vous dire ?

Il y a d'abord une échéance à venir, le référendum constitutionnel en avril, pour une nouvelle constitution hyper présidentialiste, anti-démocratique. La séquence a commencé avec la tentative de coup d'Etat du 15 juillet dernier. Cela montre comment on vit l'accélération, depuis juillet, d'une dynamique qui avait déjà cours depuis quelques années. Il y a aussi des racines profondes, renvoyant à l'histoire de la Turquie et à des éléments plus récents, comme l'arrivée de l'AKP et son évolution au pouvoir. Les deux questions fondamentales sont d'abord la question kurde et le caractère colonial de la république turque, ensuite la Turquie comme pays périphérique du capitalisme et des rapports de croissance en son sein avec une évolution contre nature de l'AKP.

Quel rôle joue la déliquescence de l'empire ottoman à la fin du 19e siècle ?

Un rôle très important. L'idée courante est qu'il y a une coupure nette entre l'empire ottoman déliquescent et la république turque, mais en fait, il y a continuité du nationalisme turc. La fin de l'empire correspond à l'émergence des nationalismes arabe ou des Balkans. Mais le nationalisme turc est un nationalisme de dominant. La révolution des Jeunes Turcs prenait pour base ce nationalisme de dominants. A la fin, l'empire était tenu par des dirigeants autoritaires qui réprimèrent les minorités, dont les Arméniens. Ce nationalisme va être éliminé par les dirigeants et le père fondateur de la république. Mais il y a une continuité, d'où le tabou du génocide arménien...

Des manifestations de la diaspora turque ont récemment eu lieu contre le terrorisme, comme à Saint-Claude où 500 personnes ont défilé... A qui sont-elles liées ?

Sans doute avec les nationalistes, en lien avec les consulats. L'AKP est majoritaire dans l'immigration de France. On le voit aux résultats électoraux dans les consulats où l'AKP fait un peu plus en France qu'en Turquie, tout comme le HDP est plus fort alors que la CHP est très faible. Le HDP est essentiellement kurde et démocrate. Mais c'est l'abstention qui reste majoritaire. Pour des gens subissant le racisme en France, Erdogan est une figure forte.

Quelle est la sociologie de la Turquie ?

L'émigration est ancienne, a déjà trois générations qui gardent le contact avec le pays. En Turquie, il y a un fort exode rural, plusieurs villes ont plus d'un million d'habitants. L'AKP a une base politique indéniable. La question nationale est déterminante. Les Kurdes votent aux deux tiers pour le HDP, et un tiers pour l'AKP avec l'appui des réseaux claniques et de chefferies. La minorité alévie vote pour la plupart CHP, ultra-nationaliste ou HDP. Le reste du pays vote AKP entre 40 et 50%. Dans les grandes villes, le HDP est présent sur une base démocratique, ou le CHP sur une opposition à l'AKP.

C'est quoi le CHP ?

Un parti républicain qui adhère à l'Internationale socialiste et représente 20 à 25% des voix. C'est le centre-gauche dans toute sa confusion, il a par exemple déjà voté la réforme constitutionnelle qui permet d'exclure le HDP...

Quid de la sociologie économique et sociale ?

La paysannerie est toujours importante mais en nette diminution. La classe ouvrire et les petites gens des villes viennent de cet exode rural. Le salariat a un bon niveau d'éducation dans les grandes villes. La fonction publique est lourdement impactée par les plans d'austérité.

Les questions religieuses sont-elles importantes ?

Oui, dans le discours, mais pas tant en fait. Le pouvoir l'utilise largement, les références musulmanes, sunnites, sont très utilisées. Il y a comme une confessionnalisation du paysage politique. Les mosquées sont publiques, les imams sont fonctionnaires. L'appareil religieux de l'Etat est une machine de guerre pro AKP. Sur le référendum, il y a des sermons pour le oui, c'est sans vergogne. En même temps, ce ne sont pas tellement les enjeux qui relèvent fondamentalement du colonialisme et du nationalisme. La grande majorité des Kurdes sont sunnites.

Y a-t-il des similitudes avec le colonialisme français ?

La similitude, c'est l'existence d'un rapport colonial, mais il y a continuité territoriale entre la Turquie et le Kurdistan. Il y a la relégation, la disqualification de l'identité, de la langue, de leur autonomie politique dont les Kurdes disposaient pourtant à la fin de l'empire ottoman.

Il y a une exploitation économique du Kurdistan ?

Oui, même s'il y a du développement économique. Il y a davantage une arriération économique qu'une sur-exploitation. Les Kurdes sont pauvres parmi les pauvres. Une autre similitude avec la France, c'est qu'il y a formellement les mêmes droits pour toute la population, mais avec un traitement politique différent. L'état d'urgence a longtemps régné au Kurdistan, causé par la géopolitique, très impactée par ce qui se passe au proche Orient. Mais une majorité de Kurdes vivent hors du Kurdistan. Ils sont 4 millions à Istambul, 1 million à Izmir...

Quel est l'impact de cette situation sur la diaspora ?

Il y a eu le mouvement du parc Gezi. Mais la diaspora évolue moins que la situation en Turquie. Elle est moins impactée par les événements. En France, elle est impactée par l'islamophobie face à quoi Erdogan apparaît comme une figure positive.

Le oui va-t-il gagner le référendum ?

J'ose croire qu'il y a une incertitude, y compris dans l'électorat ultra-nationaliste qui est plutôt contre. Le CHP est contre, les Kurdes sont contre... Le oui est porté à bout de bras par l'AKP. La campagne est totalement anti-démocratique. Le HDP subit une répression continue, ses co-présidents sont en prison, les arrestations n'arrêtent pas. malgré ça, je ne mettrais pas ma main au feu que le oui l'emporte. Beaucoup de sondages donnent le non gagnant, certains donnent le oui...

La liberté de la presse a pris un coup...

Elle est très affaiblie, mais il reste des sites indépendants...

Quelle serait la conséquence d'une Turquie qui se braquerait ?

L'économie turque va mal. La monnaie baisse, ce qui est bon pour les exportations, mais le tourisme est en chute. L'appareil d'Etat est en déliquescence. Un quart des magistrats en moins, limogés, les tribunaux fonctionnent au ralenti. Le seul argument d'Erdogan, c'est le racisme des dirigeants de l'Union européenne sur la question des réfugiés. Mais il fonctionne. Une véritable politique par rapport aux migrants, à leur accueil, enlèverait à Erdogan son seul argument. Car il ne peut pas rompre avec l'Union européenne, il y a trop d'intégration.

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !