Prendre appui sur sa propre expérience, la raconter, la mettre en perspective au regard de travaux universitaires critiques, et montrer le tout à un public. Les conférences gesticulées font irruption dans l'éducation populaire politique. Un stage s'est tenu cette semaine dans le Jura, chez Emmanuelle Cournarie (photo) qui traite du travail...
Il pleut sur le jardin de Clara Depierre ce samedi 6 mai aux Planches-près-Arbois où la jeune maraîchère organise des portes ouvertes. Les visiteurs ont apporté des pâtisseries, les hôtes proposent des tisanes ou du vin. Au bout des tables abritées d'auvents humides, une jeune femme en salopette rouge attire l'attention par le discours de son expérience du travail. Contrats précaires, missions éclairs, compétences déclassées. Elle lâche : « le marché du travail est une injustice sociale »...
Emmanuelle Cournarie est sociologue du travail. Universitaire, chercheuse, thésarde, elle a travaillé sur le travail et le travail l'a travaillée. Il y a le travail émancipateur, mais il y a aussi le travail confisqué, exploité. Elle parle de la souffrance au travail, des accidents et des suicides, des maladies professionnelles. Elle met un nez rouge au milieu de sa figure et dit : « C'est un stage de clown qui m'a fait sortir ma colère... »
Elle évoque des grèves qui ont échoué, abouti, rendu leur fierté à ceux qui la faisaient. Elle parle de luttes sociales qui ont débouché sur des conquêtes telles que la limitation de la durée du travail, d'abord des enfants, puis de tous, de la Sécurité sociale, de l'indemnisation du chômage... Elle cite des conflits pour l'emploi, parle de Lip et du fameux « on fabrique, on vend, on se paie », des savoir-faire, de l'amour du métier, du travail en miette, du collectif. Elle dit sa colère de l'ordre économique et politique actuel. Elle défend le code du Travail qui doit passer cet été un drôle de moment.
Un aller et retour judicieux entre théorie et pratique
Elle prend un accordéon et chante Le Temps des cerises. L'émotion prend la quarantaine de spectateurs. C'est fini. Applaudissements, questions-réponses, échanges. C'était l'une des premières fois qu'elle présentait sa première conférence gesticulée. Cette drôle d'expression désigne un propos construit autour d'une expérience personnelle articulé à sa contextualisation en vue de sa politisation. Un aller et retour judicieux entre théorie et pratique, une « théorie incarnée » pour reprendre une expression trouvée sur le site de l'Ardeur, l'association d'éducation populaire politique initiée par Franck Lepage qui a accompagné Emmanuelle Cournarie.
Deux mois plus tard, chez elle près de Salins-les-Bains, c'est elle qui accueille pour la semaine six stagiaires et un formateur de l'Ardeur. Il s'agit d'aider à l'écriture et la construction des conférences gesticulées portées par chacun des participants. A l'heure du café, ce mardi 11 juillet après le déjeuner, on revient justement sur la conférence qu'Emmanuelle proposait à nouveau la veille. Thierry Rouquet, le formateur, parle de rythme et d'émotion : « tu la cherchais... » Emmanuelle est bien d'accord, explique : « Plus tu joues, plus tu la perds... On change avec nos conférences, comment garder l'émotion ? » Gisèle Katchenco, dont la conférence porte sur la fin du théâtre public, répond : « l'émotion, elle doit être chez le spectateur, c'est une base du théâtre... »
Sauf que là, on n'est pas au théâtre. D'ailleurs, les comédiens professionnels qui cherchent un sujet de conférence gesticulée sont invités à aller voir ailleurs... Car une conférence gesticulée est un mode d'expression militant, politique. « On n'est pas dans la convention du théâtre », dit Thierry Rouquet en argumentant : « on part d'un récit de vie et on le tire vers une analyse politique, l'idée est de tresser deux récits ». Il s'agit de construire une articulation entre savoirs chauds, issus de l'expérience, et savoirs froids, issus de la recherche.
Réinventer l'alliance du prolétariat et des intellectuels
S'agit-il de réinventer l'alliance du prolétariat et des intellectuels ? Autour de la table, la réponse est unanime : « Oui ! » Thierry Rouquet dit que le procédé s'inspire d'Antonio Gramsci. Ce dirigeant communiste italien que Mussolini jeta en prison, développa la thèse selon laquelle le capitalisme se combat aussi sur le plan des représentations. C'est la fameuse hégémonie culturelle transmise par les superstructures idéologiques que sont, dans cette pensée, l'école ou les médias de masse qui conduisent les exploités à se complaire dans le consumérisme et l'individualisme plutôt que dans l'action et l'organisation collectives et le renversement du capitalisme.
« Nous avons perdu les outils que donnaient le PC ou les organisations syndicales », explique Gwendal Uguen. Diplômé d'histoire et de journalisme, il a enchainé en dix ans une centaine de CDD dans la presse quotidienne régionale. La conférence qu'il a construite, et présentée en avant-première mardi soir à Nans-sous-Sainte Anne devant une trentaine de personnes, parle de ça tout en traitant de la révolution numérique dans les médias. « La question technologique est un impensé de la gauche depuis des années », nous disait-il avant de la prononcer.
Gwendal raconte l'angoisse qui l'a étreint quand le CDI qu'il espérait lui est passé sous le nez au profit de la fille d'un chef. Et puis, la révélation : « bizarrement, je n'ai jamais autant travaillé de ma vie qu'en étant au chômage ! Je pouvais enfin écrire sur ce qui me plaisait ». Il se met à publier sur internet, théorise la révolution numérique : « Longtemps, c'étaient les organisations - états, syndicats, entreprises... - qui créaient les informations. Au départ, les ordinateurs étaient destinés au fichage, aux statistiques, au calcul de trajectoire des missiles. C'étaient des outils de pouvoir... »
Cracher dans la soupe ? c'est le principe !
D'une certaine manière, il « crache dans la soupe ». C'est aussi arrivé à Martial Bouilliol, qui a travaillé trente ans dans la publicité : « j'ai arrêté quand j'ai compris que c'était une arme de destruction massive au service du capitalisme », dit-il au début de sa conférence intitulé Une Autre Histoire de la pub. « Quand je suis allé voir Franck Lepage, je lui ai dit mais je vais cracher dans la soupe ! Il m'a dit : c'est le principe ! Je raconte comment je suis devenu publicitaire et comment j'en suis sorti... »
Tous les sujets sont possibles, il suffit d'avoir envie de dire ce qu'on a sur le cœur et de l'inscrire dans un propos, de sélectionner les anecdotes, de les articuler avec des analyses dites savantes, avec l'histoire. On se raconte, mais on apprend aussi quelque chose à son public. Et ensuite, on échange avec lui. Ce mode d'expression récent a un bel avenir devant lui. Il est de plus en plus rare de voir un rassemblement sans conférence gesticulée. L'Ardeur porte le projet d'un festival à Brest. Plusieurs collectifs se sont montés dans le pays, en région parisienne, à Toulouse, Grenoble... Le principe est coopératif : ceux qui ont construit une conférence ont été aidés par les pionniers, ils aident à leur tour les suivants.
Une petite économie est naissante car la formation, l'écriture, la présentation ont un coût. Thierry Rouquet fait le parallèle avec les débuts du syndicalisme : « les syndicats ont créé des permanents pour avoir des gens comprenant le système et faisant des formations... » Vu comme ça, la conférence gesticulée peut être une des voies grâce auxquelles le mouvement social de renouvelle...
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