Les 15 et 22 mars prochains, il n’y aura pas une mais 34.970 élections municipales. Chaque scrutin variera en fonction du contexte politique local, des jeux d’alliances (ou de divisions) et des problématiques spécifiques à chaque commune. Les débats ne prendront, bien sûr, pas la même tournure à Lille ou Marseille, à Nantes ou à Bordeaux, à Metz ou à Vannes. Néanmoins, il est possible de repérer des enjeux communs à toutes les métropoles (et parfois aux villes moyennes). Voici une première grille de lecture issue de notre regard de consultant-chercheur, non exhaustive et forcément subjective mais néanmoins utile pour décrypter les futures propositions sur lesquelles devraient se jouer les élections municipales 2020.
D’ores et déjà, une chose est sûre : la stratégie des grands projets urbains, sur laquelle la plupart des maires de grandes villes avaient construit leur leadership, n’a plus le vent en poupe. Gérard Collomb avec Confluence à Lyon, Jean-Marc Ayrault sur l’Île de Nantes, Alain Juppé et les Bassins à Flots à Bordeaux, etc… Tous ont impulsé la transformation d’anciennes friches industrielles en faisant appel à des architectes réputés pour bâtir un quartier moderne et attractif. Couplées à l’arrivée du tramway, ces opérations d’aménagement emblématiques avaient fini par devenir les marqueurs du volontarisme politique local et de la capacité de ces « élus entrepreneurs » à « réveiller la belle endormie. » Mais le vent tourne…
Si cette stratégie ne fait plus recette aujourd’hui, c’est que cette « reconstruction de la ville sur la ville » est de plus en plus difficile à financer et toujours aussi longue à mettre en œuvre. Elle ne peut donc être portée à temps au bilan de mandat des élus locaux. Surtout, elle suscite des oppositions croissantes dans un contexte d’(hyper)croissance démographique des métropoles et de densification accélérée. L’urbain devient ainsi un risque politique à neutraliser pour les candidats plutôt qu’un levier à actionner pour gagner. En 2020, c’est bien sur leur capacité à répondre aux besoins existants des habitants et aux préoccupations du quotidien que les équipes seront jugées. Voici cinq des enjeux clefs que les futurs candidats devront, à nos yeux, prendre en compte.
1/ La stratégie de peuplement : qui veut-on accueillir en ville ?
La hausse accélérée des prix de l’immobilier rend l’accès aux centres urbains de plus en plus sélectif. En limitant les constructions nouvelles, le refus de la densification va encore accentuer cette tendance. Pour ne pas subir cette évolution sociologique, les métropoles doivent mieux cerner les types de population qu’elles souhaitent conserver ou accueillir.
Le terme « stratégie de peuplement » a longtemps été tabou, tant il était associé à des stratégies électoralistes de nouveaux élus pour transformer la sociologie de leurs villes et conforter ainsi leur assise politique. Peu de maires font la publicité de ce pouvoir qui est le leur. Ils lui préfèrent généralement celui, plus flou et plus consensuel, de « mixité sociale. » Les controverses sur la gentrification de certains quartiers de métropoles montrent néanmoins la nécessité de débattre collectivement de ces évolutions.
Lors des dernières municipales, les quelques discussions s’y référant se sont focalisées sur la seule part de logements HLM. De façon bien trop imprécise… Des logements très sociaux – dits PLAI – au locatif intermédiaire ciblé sur les classes moyennes, en passant par les résidences étudiantes, le logement social recouvre des réalités très différentes. Au-delà des HLM, comment les candidats se positionnent sur d’autres leviers tels que le contrôle des loyers, la régulation des prix de sortie, le développement de l’habitat coopératif, etc. ?
En outre, la stratégie de peuplement ne se réduit pas à jouer sur l’offre de logements. Elle porte aussi sur les équipements et services. Selon qu’un élu souhaite attirer des jeunes actifs ou maintenir des familles, des personnes en situation de précarité ou des seniors isolés, il mettra en avant l’offre de loisirs, de petite enfance, la densité de l’action sociale ou le tissu associatif et les dispositifs d’aide à domicile…
2/ Le partage de l’espace public : comment cohabiter en dépit de nos différences ?
Les trottinettes en libre service ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois. Au-delà du buzz, elles interrogent le bon partage de l’espace public. Question ô combien polémique s’il en est ! Souvenons-nous des débats qu’avaient accompagné la mise en place des couloirs de bus lors du premier mandat de Bertrand Delanoë à Paris…
Face à la pollution de l’air et à la crise climatique, la nécessité de réduire la place de la voiture en ville commence à faire consensus. Mais les divergences persistent sur ses implications. Faut-il développer des voiries partagées ou segmenter la chaussée par types d’usages avec des espaces réservés ? Sans même attendre l’arrivée de véhicules autonomes, les métropoles doivent-elles mener la fronde contre un code de la route conçu uniquement pour la voiture ? L’opposition croissante entre automobilistes et cyclistes va-t-elle devenir un clivage politiquement structurant ?
Le partage de la voirie cristallise le défi du vivre ensemble dans tout ce qu’il a de plus trivial. La diversification des formes de mobilité et le renforcement des autres fonctions de l’espace public (végétalisation, pratiques sportives, etc.) rend la cohabitation de plus en plus tendue, et les conflits d’usages de plus en plus probables. La méthode à employer divise, elle aussi. Faut-il jouer sur le marquage au sol pour infléchir le partage de l’espace public, ou mener des travaux de voirie pour inscrire ces changements dans le temps ? La gestion en temps réel sera-t-elle à la hauteur des promesses des promoteurs de la smart-city ?
3/ L’élargissement de la participation citoyenne : comment dépasser le seul thème du « cadre de vie » ?
La participation citoyenne est devenu un passage obligé de l’action publique locale. La plupart des collectivités se sont dotées d’un service dédié et multiplient les initiatives pour dépasser le cadre restreint des procédures d’enquête publique. Le développement des budgets participatifs illustre cet engouement. Cette diffusion produit néanmoins des effets très variables selon les publics ciblés – les élites de la société civile ou celles et ceux qui ne votent pas, à commencer par les étrangers ou les jeunes – et leurs modalités d’implication.
Les élections municipales de 2020 se joueront aussi sur la capacité à élargir le spectre de cette démocratie participative, qui s’est jusqu’ici focalisée sur le cadre de vie. Face à l’évolution des modes de vie et à la transition écologique, l’implication des citoyens dans la gestion des services urbains (la mobilité, l’économie circulaire, l’énergie…) devient cruciale. On pourrait par exemple imaginer d’associer les citoyens à la construction des délégations de service public, c’est-à-dire au choix du mode de gestion, ou à la constitution du cahier des charges, de la définition des bons indicateurs pour imposer les exigences d’intérêt général aux opérateurs, etc.
L’exploitant du réseau de transports en commun doit-il en priorité renforcer le maillage du réseau de bus, augmenter sa régularité ou réduire les émissions carbone ? Faut-il privilégier la gratuité des transports en commun ou développer des offres ciblées sur les personnes les plus éloignées de la mobilité ? Idem pour les déchets : la demande citoyenne porte-t-elle sur la fréquence du ramassage des ordures ou sur les moyens mis en œuvre pour favoriser le réemploi ?
Face à la surenchère de solutions technologiques proposées par les start-ups et les opérateurs tentés de voir dans la smart-city un relais de croissance, l’implication des citoyens dans la gestion des services urbains s’avère particulièrement nécessaire.
4/ Les équipements collectifs : sur qui s’appuyer pour répondre aux nouveaux usages ?
Gymnases, centres sociaux, maisons des associations, médiathèques : les équipements sont un élément clé de l’action des communes et des intercommunalités. Bien souvent, ils sont aussi devenus un caillou dans leur chaussure. Confrontées à la baisse de leurs moyens, les collectivités n’arrivent plus à financer leur fonctionnement et les constructions nouvelles ne suffisent pas à absorber la hausse de la population dans les villes les plus attractives.
Elles subissent également la concurrence d’équipements privés, qui voient le jour pour répondre aux aspirations des usagers, en décalage avec la rigidité et l’uniformité de l’offre publique. C’est particulièrement le cas sur les équipements sportifs, où le succès des gym center contraste avec la baisse des adhésions aux associations sportives. On constate aussi un engouement pour les tiers-lieux, ces bâtiments ouverts au public mais gérés par des acteurs associatifs.
Les équipements concentrent nombre de questionnements auxquels font actuellement face les décideurs. Entre opérateurs privés et monde associatif, avec qui les acteurs publics doivent-ils faire alliance ? Comment structurer la gouvernance des futurs équipements, et leur modèle économique ? Comment prendre en compte l’évolution des usages des habitants ? L’engouement pour les « communs » est-il un levier pour une plus forte implication de la société civile dans la gestion des équipements ou le moyen pour la collectivité de se défausser d’un certain nombre de services ?
Le succès des appels à projets Réinventer, qui consistent à donner carte blanche à des groupements privés pour la transformation d’un bâtiment en projet d’intérêt général, incarne ce basculement. Et met en lumière la diversité de ses déclinaisons selon les contextes locaux. Depuis son émergence à Paris en 2015, cette nouvelle façon de fabriquer la ville via la vente de terrains publics a essaimé dans plusieurs villes parmi lesquelles Toulouse, Nantes, Angers ou Tours. Mais, alors que l’équipe de Johanna Rolland [à Nantes] s’appuie sur le tissu associatif pour imaginer une « nouvelle vie pour 15 propriétés publiques en friche », Jean-Luc Moudenc [à Toulouse] et ses services mettent en concurrence les promoteurs immobiliers pour céder ses terrains à l’opérateur le plus innovant.
5/ L’alimentation et la consommation : vers un nouveau pan de l’action publique locale ?
La mobilisation des jeunes et le bon score des écologistes aux européennes ont inscrit le défi climatique à l’agenda local. Or, les maires restent démunis pour répondre à cette préoccupation écologique croissante, comme le reconnaît le directeur du CEVIPOF, Martial Foucault. Pour l’instant, l’action locale s’est limitée à l’adoption de schémas technocratiques : les PCAET (Plan climat air énergie territorial), les TVB (Trame verte et bleu) et autre SCoT (Schéma de cohérence territorial). Cette planification environnementale est nécessaire. Mais elle n’a pas réussi à impliquer les citoyens, pas plus qu’elle n’a atteint le poids juridique suffisant pour contraindre les partenaires publics ni les acteurs privés.
Comme au niveau national (et mondial), les objectifs restent souvent incantatoires. De nombreuses villes visent la neutralité carbone à 2030 ou 2050 ; peu se sont données les moyens d’y parvenir jusqu’ici. La réduction des émissions carbone passe souvent par la délocalisation de la production en périphérie de la ville (ou du monde). Pour réduire leurs impacts sur l’environnement, les villes devront accompagner la transformation des pratiques de consommation de leurs habitants. L’alimentation est ainsi en passe de devenir un secteur d’action publique majeur. Que feront les communes pour amplifier la dynamique engagée par la société civile, avec le développement des AMAP ? Seront-elles en capacité de démocratiser l’accès à une alimentation de qualité (via les cantines scolaires mais pas seulement) ? Iront-elles jusqu’à s’emparer de la question agricole, en engageant le dialogue avec les territoires ruraux pour relocaliser les circuits d’approvisionnement ?
Logement et peuplement, espaces publics, démocratie participative, équipements collectifs, consommation : ces cinq sujets représentent autant de défis auxquels les élus devront répondre lors de la prochaine mandature. Ils montrent que si les candidats se tiennent à distance des étiquettes et des différences partisanes, ces élections ne sont pas exempts de clivages politiques pour autant. L’action publique locale ne peut se réduire à un pragmatisme de bon aloi. Elle suppose aussi que les élus affirment des choix clairs et se saisissent de nouveaux enjeux. Espérons que la campagne qui s’ouvre soit l’occasion de mettre en débat des options contrastées.