Bruno Lemerle : « avec les ordonnances de juillet et août, les premiers mois vont être compliqués ! »

L'ancien secrétaire de la CGT de Peugeot-Sochaux expliquait dans une conférence donnée à Besançon sa vision de l'avenir du syndicalisme. Décryptant le mécanisme qui a fait perdre à la CGT sa première place dans le privé, il pense que « le point bas est passé » et que « le pire est derrière nous ». Un optimisme pas partagé par les militants d'Ensemble qui l'invitaient...

brunolemerle

Il arrive que l'audience d'une réunion ou d'une conférence soit inversement proportionnelle à l'intérêt du sujet. Ce fut le cas mercredi 17 mai à Besançon où, invité par Ensemble, l'ancien secrétaire de la CGT-PSA-Sochaux Bruno Lemerle faisait part de sa réflexion sur l'avenir du syndicalisme à une quinzaine de personnes.

Allant de défaites en désillusions, plus souvent sur la défensive qu'à l'abordage de nouveaux droits, le syndicalisme salarié, même divisé, reste cependant puissant : c''est l'une des rares forces sociales capables de mobiliser des mois durant quelques millions de personnes comme on l'a vu ces dernières années lors des mouvements de contestation des réformes des retraites ou de la loi travail. Il sait aussi nouer des alliances locales, comme récemment à Saint-Claude où 5000 personnes, la moitié de la population adulte !, ont défilé pour la sauvegarde de l'hôpital, faisant hésiter l'ARSAgence régiopnale de santé à aller plus loin dans le démantèlement.

Porte parole bisontin d'Ensemblepetite formation de gauche réunissant notamment des anciens du NPA et les Alternatifs, le sociologue spécialiste du mouvement syndical Georges Ubbiali, se demandait si la perte par la CGT, au profit de la CFDT, de la première place des organisations syndicales représentatives dans le seul secteur privé, allait avoir des effets, et lesquels. Forçant volontairement le trait, il s'interrogeait notamment sur les conséquences des commentaires réjouis d'une bonne partie des journalistes : « quelle peut être la dynamique du mouvement syndical quand ils disent enfin des syndicalistes responsables !, et renvoient les Rouges dans les poubelles de l'histoire... »

Représentativité : un changement de thermomètre

Ce fut en effet, le 30 mars dernier, « un tremblement de terre, une révolution pour les commentateurs », avoue Bruno Lemerle en souriant. Sauf que l'affaire n'est pas aussi simple que l'indiquent les chiffres : la CFDT est créditée de 1.382.000 voix contre 1.302.000 à la CGT. Ce résultat est aussi la conséquence du changement de thermomètre. Avant 2008, la représentativité était mesurée à l'occasion des élections prud'homales pour lesquelles pouvaient voter tous les salariés du privé qui donnaient régulièrement une confortable avance à la CGT : 34% lors du dernier vote en 2008, devant la CFDT 21,8% (voir sur Wikipédia).

Avec la suspension puis la suppression de ces élections par le ministre du travail François Rebsamen, il fallait trouver un autre outil de mesure. C'est désormais l'addition des élections dans les TPE, de celles des délégués du personnel et dans les comités d'entreprise, et des élections des salariés des chambres d'agriculture qui est censée faire le juge de paix. Or, et c'est un sacré biais, les scrutins DP-CE proposent rarement la pluralité de candidatures que connaissaient les élections prud'homales. Un salarié travaillant dans une entreprise sans présence du syndicat de son coeur, pouvait voter pour lui au scrutin prud'homal qui plaça toujours la CGT largement en première position.

« Le syndicalisme passe par dessus la tête des salariés des TPE »

A cette époque des élections prud'homales, explique Bruno Lemerle, « les gens votaient en se posant cette question : si j'ai des problèmes avec mon patron, quel syndicat me défendra ». La problématique est différente lorsqu'on vote dans son entreprise : « à qui faire confiance pour négocier un plan de sauvegarde de l'emploi ou le tarif des chèques-vacances ? » Quant aux élections pour les TPE, où les salariés votent pour des délégués hors de l'entreprise, la CGT est arrivée 15 points devant la CFDT, mais les 92% d'abstention, plus forte qu'il y a quatre ans, « expliquent la perte de la première place de la CGT », souligne-t-il, non sans en tirer une leçon : « le syndicalisme passe par dessus la tête des salariés des TPE, ce qui pose problème au syndicalisme... »

En fait, estime Bruno Lemerle, les votes utilisés pour le calcul de la représentativité « disent comment son implantés les syndicats ». Une conséquence est la perte de la possibilité de voter, par exemple, pour SUD qui est « absent de bien des entreprises ». Et cela ressemble bien à un jeu de passe-passe quand « il y a 500.000 salariés de plus qui ont la possibilité de voter CFDT que de voter CGT ! » Moralité : « quand les salariés ont le choix, la CGT est en tête. Et dans les entreprises moyennes où il n'y a qu'un ou deux syndicats présents, la CGT est souvent moins représentée, particulièrement dans le collège cadres ».

« Dans une grande boîte, on prend des coups,
mais on sait se soutenir, résister, monter des procès... »

Les évolutions du salariat représentent, pour Bruno Lemerle, des enjeux autrement plus subtils, particulièrement pour la CGT « historiquement implantée dans les grandes entreprises et parmi les ouvriers qualifiés ». Or, les forteresses ouvrières de jadis se disloquent, les cadres et techniciens sont de plus en plus nombreux, au point par exemple de voir la CFE-CGC devenir le premier syndicat chez Renault-Guyancourt ! L'externalisation de certaines tâches éparpillent les salariés dans des petites boîtes, parfois « filiales de filiales de grands groupes », situation qui, là aussi, « pose problème au syndicalisme ».

Souvent mise en avant, la précarité n'est qu'un élément, au côté du chômage de masse, parmi une multitude de facteurs témoignant des mutations du salariat : « avant, on avait des salariés à statut, maintenant, on a des salariés éclatés, des intérimaires, des CDD, des précaires. PSA-Sochaux a par exemple 9.000 salariés dont 5.000 ont un statut et 1.000 sont intérimaires... Ils veulent monter de nouvelles équipes avec 2.500 intérimaires. C'est très difficile de défendre les droits dans ces conditions... Dans une grande boîte, on prend des coups, mais on sait se soutenir, résister, monter des procès... Dans les petites, c'est plus dur, à l'exemple de Castmétal qui a licencié ceux qui ont fait une section CGT. Ils ont tous été réintégrés par la Cour d'appel, mais dans l'opinion, le message qui reste c'est : si tu montes un syndicat, tu auras des problèmes... »

« Les deux orientations du syndicalisme
ont toujours existé
et vont continuer à exister »

Alors que les grands médias ont tendance à diviser le syndicalisme entre réformistes modernes et contestataires passéistes, les « facteurs idéologiques » analysés par Bruno Lemerle lui font voir les choses un peu différemment : « Chaque fois qu'on demande une amélioration, il s'ensuit une perte de compétitivité qui fait peser des risques sur l'emploi. Face à cela, il y a deux réponses du syndicalisme. Celle du syndicalisme d'accompagnement consiste à ne pas demander trop, celle du syndicalisme de transformation consiste à dépasser cela et à sortir de la concurrence entre les salariés. On retrouve ces deux tendances jusque dans les choix politiques : selon un sondage de Liaisons sociales, les électeurs se sentant proches de la CGT ont voté Mélenchon à 51%, les proches de la CFDT Macron à 48% et de l'UNSA à 43%, ceux qui sont proches de la CFCT, de la CFE-CGC ou du Medef ont plus voté Fillon... »

Il en est persuadé : « ces deux orientations [du syndicalisme] ont toujours existé et vont continuer à exister. Pour le syndicalisme d'accompagnement, le système capitaliste est un horizon indépassable. Quand la société était en développement, il était incarné par FO et son grain à moudre... Ça a fonctionné pendant les Trente glorieuses dans le cadre national. Mais quand le système est reparti dans l'autre sens, quand les capitalistes ont dit rendez-nous la farine, il en manque dans les pays pauvres, FO s'est scindé et Jean-Claude Mailly a dit on ne rend pas la farine... Des équipes rejoignent le syndicalisme contestataire, mais sur le terrain, elles rendent quand même un peu de farine... »

« Le syndicalisme d'accompagnement a un avenir car
les salariés ont intégré la compétitivité et les sacrifices...
Il n'en a pas car il va continuer à négocier des reculs. »

« Quant à la CFDT », poursuit-il, « elle reprend la place du partenaire privilégié [du patronat], alors que dans les années 1970, elle était inscrite dans la transformation. Elle a conduit depuis un recentrage extraordinaire, et son gagnant-gagnant est comme une association capital-travail. Son accompagnement est en permanence sur le recul, de l'accord national à la branche, puis de la branche à l'entreprise, puis de l'entreprise aux droits individuels... Sur les retraites, la CFDT a proposé les carrières longues pour ceux qui ont commencé à travailler à 16 ou 17 ans, mais il n'y en a plus ! Il n'y a plus que des négociations individuelles sacrifiant les droits collectifs.... Le syndicalisme d'accompagnement a-t-il un avenir ? Oui, car les salariés ont intégré la compétitivité et les sacrifices... Non, car il va continuer à négocier des reculs au nom du réalisme économique... »

Comment s'en sortir ? Bruno Lemerle estime que la clé réside dans la charte d'Amiens. Ce texte fondateur adopté par le congrès de la CGT en 1906, et dont nombre de syndicats se réclament de la dimension indépendance vis à vis des partis politiques, parle aussi d'autre chose : « la lutte pour la disparition du salariat et du patronat » et « la préparation de l'émancipation intégrale »... On note aussi qu'il est question du « syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale... »

« L'éducation ouvrière » et la « conscience de classe »

Dans l'esprit de l'ancien Peugeot, la bataille est culturelle, passe par « l'éducation ouvrière » et la « conscience de classe », mais il sait la barre haute : « si on n'est pas capable de gagner une bataille, comment gagner la guerre ? Or, on a perdu les deux dernières batailles sur les retraites et la loi travail. D'accord, on s'est vengé, on a viré Sarkozy et Valls... » Le sourire est jaune car « les perspectives d'émancipation se sont évaporées ». Il souligne cependant « les capacités de résistance du syndicalisme de transformation : en 1989, lors de la Chute du mur de Berlin, on avait dit que le PCF et la CGT allaient disparaître.... »

Optimiste par volonté, comme Antonio Gramsci, il pense que « le point bas est passé et le pire derrière nous ». Il en voit pour preuves les « nouveaux outils de proximité, d'information : on peut recréer la proximité qu'on avait perdue... Le lien avec les organisations jeunesse est installé... Les summums de l'individualisme, Uber et l'autoentrepreneuriat, revendiquent le salariat et des droits collectifs. De ce point de vue, c'est une émancipation idéologique : les initiatives se multiplient, on voit revenir les films militants, Nuits debout veut dépasser la lutte immédiate. L'idée qu'un autre monde est possible revient en force, avec l'égalité hommes-femmes, le développement durable, l'écologie... Pour la première fois depuis longtemps, il y a eu plusieurs millions de voix pour les candidats proposant une transformation sociale : 20 à 25% pour des alternatives à gauche, ça encourage le syndicalisme ».

« J'essaye de voir le bon côté des choses... »

Cet optimisme relatif n'est pas partagé par Georges Ubbiali : « Il faut gratter profond pour trouver de l'espoir quand on voit la situation en Syrie, Palestine, Ukraine ou Vénézuela... Quant aux rapports avec les mouvements de jeunesse, c'est une tête d'épingle, l'UNEF est en recul. Et où est le mouvement de solidarité avec les salariées des Opalines de Foucherans par exemple ? » Bruno Lemerle en convient : « j'essaye de voir le bon côté des choses. Je suis allé à Seattle, je pense au mouvement des femmes polonaises... Une vraie réflexion s'engage : quel est ce monde qui émerge et comment le développer ? J'ai raison et tu n'as pas tort ! »

D'autres inquiétudes peuvent émerger après l'élection présidentielle. Comme la perspective d'approfondissement de la loi travail et le recours aux ordonnances. Ou le risque de voir le secret des affaires, qui pourrait revenir par la porte européenne après avoir été écarté des premières lois Macron, peser sur la capacité donnée en 1982 par les lois Auroux aux comités d'entreprises de désigner des experts indépendants... « Ce sont ces lois Auroux qui avaient les premières introduit des dérogations au code du travail, on ne l'avait pas vu », note Bruno Lemerle, « il faudra expliquer aux salariés ce qu'est le détricotage du droit du travail, expliquer que l'assurance chômage risque de passer des droits acquis à une indemnisation individualisée jusqu'au refus de deux ou trois propositions d'emplois... Avec les ordonnances de juillet et août, les premiers mois vont être compliqués ! » 

 

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !