Au bord des routes, tant qu’il le faudra

Loin des cortèges qui sillonnent de nombreuses villes le samedi, des gilets jaunes continuent d’occuper tous les jours des points fixes au bord des routes, là où tout a commencé. Un peu moins nombreux et malgré la répression que eux aussi subissent, ils tiennent à rester visibles. Après un hiver passé dehors, ils sont déterminés à tenir jusqu’au bout, et même à monter d’un cran, à recommencer les péages gratuit et l’occupation des ronds-points. Nous les avons rencontrés à L’isle-sur-le-Doubs et à Autechaux, juste avant le troisième incendie de leur campement.

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Ce vendredi soir, près de la gare de péage de l’autoroute A36 à Autechaux près de Baume-les-Dames, il y a du feu devant le campement des gilets jaunes. Il y a du monde ici depuis le 17 novembre. Deux personnes maintenant, de la première heure. « C’est le 125ème jour, et je viens tous les jours ici. On ne va pas lâcher le mouvement maintenant, plus les événements vont, plus on est motivés. On sait qu’on sera là au moins jusqu’aux élections européennes », nous annonce un homme, la soixantaine. Le scrutin sera un vrai test pour mesurer le taux d’adhésion à la politique menée par Macron. Il ne souhaite pas être pris en photo, et ne préfère pas donner son nom. « J’ai des ennuis avec la justice à cause du mouvement, je suis soi-disant le meneur ». Il raconte que le directeur de la société d’autoroute est venu ici en janvier pour demander l’arrêt des péages gratuits. « Il y a eu une interpellation verbale assez musclée. Ils se sont vengés derrière et nous ont virés comme des chiens. Depuis le 18 janvier, un arrêté préfectoral nous interdit d’être sur la route et la bretelle d’autoroute. Quand on y va, les gendarmes sont là 15-20 minutes après ».

Comme dans de nombreux points où se retrouvent les gilets jaunes, les premières cabanes ont été évacuées puis brûlées, plusieurs fois. Ils sont maintenant installés sur un terrain agricole, juste à côté. Le dimanche soir après notre venue, le campement était incendié pour la troisième fois. « Les gendarmes sont allés trouver la propriétaire pour lui demander de porter plainte. Elle a répondu qu’elle savait qui était sur le terrain et qu’il était laissé propre ». Le temps et la répression ont fait reculer la fréquentation sur le site. Mais les voitures passent, et beaucoup klaxonnent. Une preuve que le mouvement reste encore largement soutenu. Et les deux qui sont là ce soir, assis sur des bûches au milieu d’épouvantails en tenue gilet jaune, de drapeaux jaunes, d’un panneau qui comptabilise les jours, répondent presque mécaniquement en levant la main pour saluer les automobilistes solidaires. Jean-Luc s’occupe de l’intendance, de la nourriture, des boissons. « On est obligé de rester vu l’évolution. Rien n’a changé depuis le 17 novembre, on n’a rien vu de concret. Le prix du fioul remonte, le gaz aussi. Je pense que ça va gagner en puissance, et que l’on va recommencer à faire des barrages filtrants, bloquer la circulation », dit-il.

Le lendemain samedi, jour des gilets jaunes, il y a plus de monde autour du feu, mais pas non plus la foule des grands jours. Une quinzaine de personnes. Du bois a été apporté ce matin. Quelqu’un explique qu’ils ne peuvent plus prendre les palettes des entreprises toutes proches. « Il paraît que c’est la chambre de commerce qui a demandé ça. Comme par hasard, ils arrivent à les recycler maintenant… », peste-t-il. Karine est assise là, « parce qu’il faut rester visible ». Elle est choquée de la répression subie par les manifestants. « Il faut être courageux, je ne sais pas comment ils font. Des fois, je ne peux même pas regarder les images. Ce qui me surprend, c’est que ça ne surprend pas grand monde. Ils ont mis un mois et demi à en parler à la TV. Je crois que je garderai toujours ce regard sur la police et la gendarmerie que je n’avais pas avant. Je n’y crois plus. On nous a pris en photo, on est tous fichés, ils prennent les plaques d’immatriculation... »

 

Malgré ce climat, sa voisine, Jeannick, reste tout aussi déterminée qu’elle à continuer le combat « contre l’injustice ». « Plus la répression est dure, moins on a envie de partir. Il y a quand même eu 11 morts et des mutilés à vie, je ne peux pas partir quand je pense à eux. C’est triste, mais on ne sait pas sur quoi ça va déboucher, j’ai peur des morts. » Et comme beaucoup, elle est dégoûtée du mépris du président et des insultes qui leurs sont adressées. « Antisémites, racistes, qu’est-ce qu’on n’a pas déjà été ? Alors qu’il y a de tout, de droite, de gauche, et que l’on doit faire preuve de tolérance. Tout le monde est accepté malgré les différences. »

 

La question de la violence se pose ouvertement

 

« Macron dénonce une foule haineuse, antisémite et intolérante alors que le milieu dans lequel il vit est une vraie caste où on ne se mélange pas », pointe Alexis, étudiant de 20 ans en science politique. Il rentre d’un voyage et c’est la première fois qu’il participe à la mobilisation des gilets jaunes. Pour lui, l’expérience des ronds-points a constitué un « nouveau sentiment de solidarité, un bouillonnement permanent et un retour à l’essence même de la politique. » Mais quand il écoute Castaner dire que le mouvement n’existe plus, il entend aussi qu’il n’y aura donc rien à lui proposer. Après quatre mois de mobilisation sans réelle écoute, les gilets jaunes n’attendent plus rien de ce gouvernement. Et pour arracher quelques avancées sociales, la question de la violence se pose désormais ouvertement. « À partir du moment où l’on ne veut pas donner de réponses politiques et qu’on oppose systématiquement la répression, la violence devient l’une des solutions, comme elle l’a été dans certains événements historiques », analyse l’étudiant. Pour lui, l’issue se trouve du côté des forces de l’ordre. « Le jour où ils craqueront, qu’ils n’accepteront plus de travailler dans ces conditions, l’État devra soit partir vers quelque chose de plus totalitaire ou soit faire de concessions. »

 

Parmi les acteurs de cette lutte inédite, beaucoup n’étaient jamais allés en manif. Ils se retrouvent maintenant les fers de lance d’un combat qui dure et trouvent comique qu’on leur demande encore leurs revendications... Ils découvrent la répression, et cela laissera des traces. « À Besançon, ils nous ont bloqués et gazés alors que l’on ne faisait rien. C’est de la provocation. On est gentil jusqu’à un certain point, mais s’il nous pousse à la violence ce n’est pas pareil ». Un autre salue même l’action des blacks blocs le week-end précédant à Paris. « Ils nous ont aidés, c’est dommage d’en arriver là, mais c’est grâce à eux que ça avance. Même si on ne le dit pas forcément... Parce qu’une révolution, comment on la fait ? » Si certains saluent et relativisent la casse de symboles au regard des milliers d’emplois supprimés ou du nombre considérable de blessés, d’autres estiment que la violence diminuera les soutiens, se demandent qui paiera les dégâts et jugent que c’est le prétexte au gouvernement pour augmenter encore le niveau de contrôle policier.

 

S’en aller au bout de 120 jours, c’est avoir passé l’hiver dehors pour rien

 

Jean-Claude, en retraite, reste ici pour maintenir le feu. Il aimerait bien se rendre en manifestation, et pourquoi pas à Paris. S’ils ont le sentiment que l’Histoire s’écrit sur chaque zone occupée, beaucoup sont persuadés que les actions déterminantes se joueront dans la capitale, qui concentre tous les symboles du pouvoir et de l’extrême richesse. « On pense à eux et on voudrait bien être là-bas, mais financièrement on ne peut pas », indique-t-il. « Chacun à sa façon d’aider, dans les manifs, sur les réseaux sociaux ou ici ». Il a travaillé chez Peugeot toute sa vie dans le même service, et défend des idées communistes. « On se reconnaît, même avec des convictions différentes, que les politiciens exploitent pour essayer de nous diviser. Mais on est ensemble contre ces puissants qui dirigent le monde et qui nous enfument de plus en plus. ». Il peine à comprendre ceux qui ne se rebellent pas et accuse la résignation de ceux qui se plaignent, mais qui ne viennent pas. Il dit ne pas être là pour lui, même si sa pension de retraite a baissé et qu’il doit se serrer la ceinture. « Quand ils nous parlent de loisirs, de culture, ce n’est pas parce qu’on est plus con qu’on y va moins, mais on regarde toujours l’argent ». Sa femme et lui vivent avec 1800 €. « Je n’ose pas toujours dire ce que je gagne avec ma retraite en face de jeunes qui sont en 3x8 et qui gagnent moins... »

 

Aujourd’hui, c’est la corne de brume qui répond aux klaxons, et les saucisses cuisent pendant que certains s’installent dans la cabane : une benne métallique équipée d’un toit. Éric n’attend rien du grand débat. « À aucun moment, on nous parle de pouvoir d’achat. J’entendais il y a pas longtemps que 26 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale », se révolte-t-il. Il a honte d’une république qui laisse mourir ces vieux dans les Ehpad, et lui non plus n’entrevoie pas d’issue claire à la situation. « C’est le problème. L’autre ne veut rien lâcher, et si personne ne veut lâcher, on va s’énerver. Je suis déçu qu’il n’ait pas conscience de la misère sociale en France, il est si déconnecté. Les gendarmes sont censés nous assurer la sécurité, pas nous matraquer, et si le pacifisme ne mène à rien, il va falloir tenter d’autres choses. Je ne suis pas pour, mais je ne vois plus que la violence. Certains vont dire que l’on cherche à renverser le pouvoir. Je réponds que si le débat n’avance pas, je ne vois pas comment faire évoluer autrement la situation. Alors s’il faut en passer par là... Parce que s’en aller au bout de 120 jours, c’est avoir passé l’hiver dehors pour rien. »

 

Quatre grandes lignes de revendications : le pouvoir d’achat, la justice sociale, la justice fiscale et le Ric

 

Une petite délégation de 5-6 personnes partent en manifestation à Héricourt, tandis que nous prenons la direction de L’Isle sur le Doubs, situé sur la route de Montbéliard à une sortie d’autoroute d’ici. Eux aussi ont été chassés de leur rond-point d’origine. Ils se retrouvent maintenant sur le parking d’une brocante le long d’une ligne droite. Une trentaine sont présents. « Tout est parti d’une taxe, maintenant il y a quatre grandes lignes de revendications : le pouvoir d’achat, la justice sociale, la justice fiscale et le Ric pour que le citoyen ait plus de pouvoir. Tous les ronds-points sont d’accord avec ça. Les gilets jaunes sont aussi pour l’environnement, mais on n’en attend pas des taxes. Il faut qu’ils prennent le pognon là où il est, car on sera là jusqu’au bout. », affirme d’emblée Claude, responsable de plusieurs carrières aux alentours. Il est fier des écocups qu'ils ont commandés, en jaune bien sûr, pour remplacer les gobelets en plastique.

 

Avec d’autres, ils viennent de rencontrer des députés. « Ils essaient la pédagogie, mais nous on dit que c’est fini et que ce n’est pas la peine de revenir avec une macronade. Cela fait quatre mois que l’on est ici à tirer la sonnette d’alarme, il faut qu’ils nous rendent des comptes, on ne va pas se contenter de belles paroles ». Mais lui aussi reste sceptique sur les réponses qui pourraient être apportées. « On se prépare psychologiquement à monter d’un cran. À un moment donné, flic ou pas, on va reprendre les ronds-points, aller dans les grandes surfaces déverser nos déchets, faire des péages gratuits, des opérations parking gratuit à l’hôpital. S’ils n’ont pas réagi au bout de quatre mois, c’est qu’ils n’ont pas compris la pauvreté et la tristesse des gens. Les revendications sont légitimes et l’essence a plus monté que le prix du baril. On ne peut plus leur faire confiance, pour nous c’est des amateurs. Et qu’ils nous prennent pour des cassos nous a vexés ».

 

Et ils se sentent bien ici, la rencontre des gilets jaunes a constitué un vrai moment de fraternité qui restera gravé dans les mémoires. « Il y a une bonne entente, cela devient un plaisir. Au début ce n’était pas évident, il faisait froid. Les gens se rapprochés et le monde devient moins égoïste, il y a plus de partage. Avant c’était chacun chez soi et maintenant on sera toujours là pour dire que l’on ne lâchera pas. Il y a des gens qui ne peuvent pas venir, ou qui ont peur de la violence policière. On est harcelé par les gendarmes, il y a sans cesse des intimidations. » La dernière ici s’est déroulée le samedi d’avant, quand des gendarmes ont demandé à deux trois gilets jaunes qui discutaient sur une place de dégager. Là aussi les gendarmes connaissent les noms et les plaques. Les gilets jaunes sont partis chercher du renfort dans une salle où se déroulait un débat qu’ils avaient organisé, avec un intervenant sur le Ric et un militant d’Alternatiba. Beaucoup ont préféré rester à la conférence.

 

Tout est parti pour que rien ne s’arrête

 

Sous les vitres d’un abri qui affichent les pages du journal Informations ouvrières du Parti ouvrier indépendant, certains souhaiteraient une victoire du Front National. Si tous partagent grosso modo les mêmes revendications, le contenu idéologique du mouvement est encore insaisissable, et non homogène. Zoé, 77 ans, elle, évoque le passé et sa participation à Mai 68. « Ça n’a pas duré longtemps, il y avait beaucoup de soutien et le président était moins borné. Il a senti qu’il valait mieux accorder ce que les étudiants et les ouvriers demandaient, parce que c’était violent aussi. Nous, on veut être trop pacifique. J’arrêtais les voitures seulement 2-3 minutes pour discuter et je me faisais engueuler parce qu’il fallait les laisser passer. On s’amuse ici, mais à Paris maintenant c’est les militaires, ça devient grave d’appeler l’armée. Macron fait pourrir la situation, demain ça s’arrête s’il donne aux vieux et aux ouvriers. Mais il ne discute pas, il ne fait que proférer des menaces. »

Beaucoup d’entre eux ont passé les fêtes de Noël dehors, ils ont l’impression que tout est parti pour que rien ne s’arrête, que Brigitte Macron est bien gentille de leur demander d’être pacifiste et qu’il verrait si elle le serait toujours avec 900 € par mois, que vivre avec 1100€ pour six, sans compter les allocations, quand on a quatre enfants à charge reste toujours aussi difficile. « Avec les insultes et le mépris, ils veulent casser psychologiquement une certaine classe. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que sa nous renforce », affirme Bénédicte. « Le gilet je le tiens jusqu’aux Européennes », dit-elle, « si Macron passe, tu peux l’enlever le gilet. C’est que le peuple n’a rien compris ».

 

Animés par la colère envers des représentants qu’ils jugent indignes et la volonté de changer un système injuste, ils font tout pour rester visibles et envisager une fin victorieuse, même si le combat peut encore durer longtemps et prendre des formes inconnues, voire redoutées. « Quand on en aura terminé avec le mouvement, qu’on aura eu gain de cause, on aimerait bien que le 17 novembre devienne un jour férié, à la mémoire de nos blessés et de nos morts. C’est le dix-neuvième week-end de mobilisation, j’aurais honte d’être ministre et de n’avoir rien fait. On dirait que ça ne les dérange pas de voir des gens dans la rue, de la casse. J’ai fait pas mal de manifs, de débats, mais à un moment, on en a marre. Ils nous prennent vraiment pour des lapins de trois semaines, ce n’est pas qu’ils sont sourds, ils font exprès. Ils préparent l’armée parce qu’ils ne veulent rien céder. Maintenant, soit il lâche quelque chose, soit il faut la révolution. », tonne Michel, chauffeur routier. En fin d’après-midi, tout le monde quitte le point de rassemblement. « On est là depuis tôt ce matin, on a quand même envie de consacrer du temps à nos familles, qui nous laissent être souvent présent ici », glisse Bénédicte. Demain, ils seront encore là, jusqu’à ce qu’on les entende vraiment, à tenir à coup de klaxon et de sourire.

Article initialement publié ici sur http://www.reporterre.net

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