Il règne une ambiance inhabituelle, ce vendredi soir 17 février à Clairvaux-les-Lacs. Massées devant la mairie, contenues par des barrières, 300 personnes bariolées font un joyeux tintamarre avec des boîtes de conserve et des sifflets, des drapeaux et des banderoles. Un cordon de gendarmes les sépare du flux qui se dirige vers la salle des fêtes toute proche où Marine Le Pen est annoncée. La veille, elle a eu la confirmation, par une décision du tribunal administratif de Besançon, que la réservation de la salle pour « une réunion publique » ne pouvait pas être annulée par le maire.
Échaudé par les refus et/ou les manifs d'opposants, ce n'est pas la première fois que le parti d'extrême-droite réserve une salle municipale dans une petite commune sans préciser que c'est pour un meeting. Quand on découvre que la présidente du FN doit venir, c'est trop tard, la mécanique est enclenchée et le FN sait la procédure pour gagner un référé administratif face à des élus pris de court.
A côté du rassemblement d'opposants, Laétitia observe et commente : « on est un village tranquille, on ne sait pas ce qu'elle vient faire là... » A ses côtés, Anita affirme : « je suis partageuse, pas pour le FN... » Nathalie est « d'ici... Ma mère est Allemande, on s'est fait traiter de boches, elle avait connu Hitler... Alors non ! »
« Un village qui vit avec tout le monde »
Habitant de Clairvaux, Nassim est aussi venu protester : « c'est honteux que Marine vienne dans une commune comme ici. C'est un village qui vit avec tout le monde depuis tout le temps. Ça commence à se diviser, ça ne ressemble pas à Clairvaux... » Un peu plus loin, René et Juliette, « venus voir », observent la scène. « Moi, je ne l'aime pas la Marine Le Pen... Je ne voterais pas pour elle, je voterais Marion ! Elle promet des trucs qu'elle ne peut pas tenir, comme sortir de l'euro... » Un jeune du village lui tend un tract contre le FN, il le prend : « salut gamin »...
Un officier de gendarmerie donne l'information : Marine Le Pen va arriver, par derrière, dans un instant. Il est temps de se rendre au meeting. Il faut passer par l'un des trois portiques détecteurs de métaux, subir une « palpation de sécurité ». On peut la refuser, dit aimablement le vigile, mais dans ce cas, « vous n'entrez pas ».
La salle des fêtes est bien garnie, la scène est encore vide. La sono diffuse un discours enregistré de Marine Le Pen que certains connaissent par cœur : ils en terminent des phrases clé. Une musique remplace la sono, la candidate apparaît dans la lumière sous les vivas tandis que des dizaines de téléphones portables immortalisent l'événement. Marine Le Pen est comme une rock-star à qui ses fans font une ovation.
« Il n'y a pas assez de monde... demain on sera plus... »
Elle les prend par les sentiments, la « montagne rude » où l'on sait ce qu'est le « travail ». Elle dit sa « confiance » de voir ses soutiens « motivés » : « je compte sur vous pour porter la bonne parole partout ». Une clameur lui répond : « Ouai ! »
Appuyé contre le mur, un homme au regard méfiant avise mon carnet et mon appareil-photo : « vous êtes journaliste ou journaleux ? » Je réponds : « journaliste ». Il n'attend pas la suite et réitère sa question, je réponds à nouveau : « journaliste, je note ce que j'entends et je vois qu'il y a du monde ». Il est un peu déçu : « il n'y a pas assez de monde... demain on sera plus... »
Marine Le Pen cite l'agriculture, parle de « l'austérité qui n'a pas encore pris sa vitesse de croisière, qu'on ressent dans les territoires ruraux avec la poste les services publics qui ferment, les écoles fusionnées, les communes dont on veut la disparition, Fillon s'en cache à peine... » L'évocation du nom du candidat LR provoque des huées. On entend « Fillon crevure ».
« Je veux qu'on vous rende votre argent »
« Les fusions, c'était pour faire des économies », poursuit Le Pen, « vous les avez vues ? » La foule répond : « Non ! » La candidate lâche sa première proposition, la « révolution de la proximité » dont les effets seront à l'entendre on ne peut plus simples : « je veux qu'on vous entende, je veux qu'on vous rende votre argent ». Elle dit vouloir une organisation administrative basée sur « les communes, les départements, la nation : nous ne voulons plus des intercommunalités et des régions, ni de l'Union européenne qui est une prison même pas dorée ». Le public applaudit. Elle ajoute : « qu'ai je à vous offrir ? D'abord la liberté ! »
Elle s'en prend aux « experts et aux politologues qui nous expliquent qu'on ne peut plus que se soumettre à madame Merkel. Nous ne lui demanderons pas d'instruction, ni à monsieur Junker ou monsieur Draghi ». On se dit qu'elle va embrayer sur la politique économique, elle n'en touchera presque rien. Elle parle des « frontières » qui ne sont plus là pour « nous protéger de l'immigration massive... L'Allemagne a déjà perdu 500.000 migrants. Ils sont où ? Chez nous puisqu'il n'y a plus de frontières ! »
Ravi, mon voisin exulte : « Et voilà ! »
Pas besoin d'appuyer sur le thème qui fédère l'électorat frontiste. L'évoquer, l'effleurer provoque un frisson, mais l'apothéose n'est pas pour tout de suite. Il faut patienter. Car à cet instant, Marine Le Pen fait une digression, réclame la proportionnelle pour le « premier parti de France qui n'a que deux députés ». Elle veut réduire le nombre d'élus, « faire des économies sur le train de vie de l'Etat », défend le « patriotisme économique » car elle est « indignée que l'Etat et les collectivités locales passent commande à l'étranger, comme pour les chaussures de nos soldats fabriquées en Tunisie... »
L'extrême-droite picore à gauche et chez les écolos
Revoilà l'obsession, distillée par petites touches à tout propos. Comme cette autre « première chose à faire : faire manger à nos enfants des produits de l'agriculture française ». Le succès est immédiat. Vieille habitude de l'extrême-droite, elle reprend à son compte, non seulement des critiques de gauche, mais aussi celles de l'écologie politique quand elle se prend à défendre, pour l'agriculture, des normes garantissant la « sécurité alimentaire ».
Aucun thème abordé n'est creusé. A peine en évoque-t-elle un, Marine Le Pen passe à autre chose, pourvu que la conclusion soit la dénonciation de l'étranger. Le CICE est évacué en une phrase avec les 40 millions d'euros alloués à Whirlpool qui a annoncé fermer une usine. Les délocalisations sont abordées sous le seul angle qui permet de faire coup double : « les commentaires sur les sites des journaux sont modérés par des étrangers ! Et les mêmes qui se disent de gauche et ont abandonné le peuple se réjouissent qu'on fasse travailler 48 heures pour 100 euros des gens à Madagascar... » Même plus besoin de sous-entendu. Mieux : les étrangers, on les aime tant, on les respecte tant, qu'on leur parle franchement : on ne veut pas de vous parce qu'on est raciste, mais parce qu'on n'a pas les moyens...
Son « projet pour les TPE-PME » semble recopié dans les programmes de gauche radicale tant elle critique « les années de cadeaux aux grands entreprises multinationales » ou « Gattaz et son badge à un million d'emplois ». Sa recette, ce sera « prendre ce budget pour baisser les charges des TPE et l'impôt sur le revenu, redonner leur argent aux Français, notamment les plus faibles ». On se pince en entendant ses accents sociaux : « il y a des gens qui vous expliquent qu'augmenter le minimum vieillesse est irresponsable : n'ont-ils pas honte ? »
« On est chez nous ! On est chez nous ! »
Elle donne des leçons à François Fillon qui veut « supprimer 500.000 fonctionnaires, mais où ?, augmenter la TVA et raccourcir l'indemnisation du chômage, mais c'est leur politique qui créé le chômage. Alors ils disent soyez mobile ! Mais en Allemagne, il y a des jobs à 0,80 euro de l'heure... » Elle pique un autre mot à la gauche radicale : « il y a une route alternative à l'Union européenne, c'est la politique de la Grèce, mais elle a disparu des reportages, et les Grecs sont pays avec des bons d'alimentation... »
Marine Le Pen fait applaudir Michel Rocard qui « disait il y a trente ans qu'on ne peut pas prendre en charge la misère du monde ». Elle en tire cette conséquence : « j'assume de faire passer les miens avant les autres ». L'auditoire exulte, crie comme au stade : « on est chez nous ! on est chez nous ! » Elle prend le contrepied du reproche fait à son camp : « ce cri du cœur est un cri d'amour et regardez ce qu'ils en font ! Ce n'est pas un cri de xénophobie, mais d'amour pour notre pays : vous êtes propriétaires de la France, pas des locataires ».
Car la « seconde révolution » de Marine Le Pen, c'est celle du « patriotisme » : « je ne suis pas seulement là pour défendre votre patrimoine, vos retraites, vos salaires, mais aussi votre patrimoine immatériel, c'est-à-dire notre culture, notre organisation sociale, nos codes, nos valeurs... Cet art de vivre, cette douceur de vivre en voie de disparition », menacés par « le communautarisme et le fondamentalisme islamistes » qui progressent : « maintenant, ce sont les quartiers des petites villes et des villages car ils en ont distribués dans l'ensemble des villages de France. On voit bien ce qui se passe par le biais d'un fait-divers... »
Elle est passée comme ça du fondamentalisme à l'accueil des migrants, sans même les nommer. Devant moi, un homme a compris : « combien il a de migrants à Claivaux déjà ? », demande-t-il à sa voisine. « Douze », dit-elle. « C'est déjà trop ».
« Macron en Algérie pour
promettre des visas ! »
Marine Le Pen poursuit : « des femmes n'osent plus aller dans les bars en jupe et Monsieur Hamon dit que c'est une tradition ouvrière ! Mais pas en France ! Ils ont reculé sur les droits des femmes... Pourquoi croyez-vous que monsieur Macron va en Algérie expliquer que la colonisation est un crime contre l'humanité ? » Les huées sont spontanées : « Vendu ! Hou ! » La présidente du FN répond à la question qu'elle a elle-même posée : « C'est pour promettre des visas, il cherche des bulletins de vote... Il n'y a que vous qui puissiez changer cela, écarter ces candidats qui se moquent du peuple français, la droite et la gauche du fric, tous soutenus par des milliardaires patrons de presse, comme M Drahi assis sur 50 milliards d'euros de dette... » Dans la foulée, elle dénonce les liens de François Fillon (« dont la perspective d'élection semble s'éloigner ») avec Henri de Castres, le patron d'AXA, mais sans parler de la Sécurité sociale.
A l'évocation des soucis du candidat LR, deux jeunes opposants qui s'étaient glissés dans la salle tentent d'aborder tout haut l'affaire des assistants parlementaires de Marine Le Pen, ils sont sortis par le service d'ordre sans que presque personne ne s'en aperçoive.
La candidate FN en remet une couche sur une conférence de Fillon au Qatar, pays qui « finance le terrorisme islamiste », la salle s'électrise. Elle chavire quand Marine Le Pen assure : « Nous allons gagner et ils le savent. Nous ferons une politique juste et chacun sera à sa juste place. Nous donnons du sens à liberté-égalité-fraternité qui signifie charité pour les nôtres et honnêteté pour les autres à qui on dit nous n'avons plus les moyens de vous accueillir ».
« Elle revient aux fondamentaux en se droitisant »
Après une grosse demi-heure de discours, elle propose pour finir une Marseillaise, mais le public n'est pas dans le tempo. Il faut recommencer et c'est elle qui l'étonne, suivie par la petite foule. Combien étaient-ils dans cette salle de 600 places assises plutôt bien remplie de gens debout ? 750, nous assure un membre du service d'ordre.
Dehors, des petits groupes s'attardent pour discuter tandis que certains rentrent chez eux. Technicien de bureau d'études à Bletterans, Eric est rassuré : « elle écoute le peuple, revient aux fondamentaux en se droitisant car elle doit avoir le contact avec les réseaux sociaux ». Deux quadragénaires venus de Bouverans, près de Pontarlier, sont satisfaits de leur déplacement. « Venu du haut », un homme plus âgé l'est également : « ça fait plus de 25 ans que je vote comme ça. Avant qu'on se casse la gueule, il faut faire un pas en avant... »
De l'autre côté de l'esplanade de la salle des fêtes, on entend les huées d'une bonne partie des opposants qui sont restés. Quelques dizaines de militants d'extrême-droite leur opposent une vigoureuse Marseillaise. Sortant de la réunion, Manu et Thomas regardent à quelques mètres. Ils n'ont pas été convaincus et voteront Macron : « on est venu voir un meeting politique, on serait venu si ça avait été Fillon ou Hamon... »
« J'ai voté à gauche pendant 25 ans... »
Armand a fait le déplacement de Nantua, 80 km... C'est un convaincu : « il faut arrêter de vendre le pays. Dans les villes et les villages, on perd tout à cause des étrangers. Je ne veux pas que mes petits enfants aillent à la mosquée... Depuis De Gaulle, je n'avais pas entendu un tel discours politique... Je suis cheminot retraité. En tant qu'ouvrier, j'ai voté à gauche pendant 25 ans... » Et si la gauche faisait une politique de gauche, revoterait-il à gauche ? « Oui... sauf qu'il ne faut pas faire rentrer des gens dans le pays... »
A quelques pas, deux gendarmes encadrent un jeune homme et le poussent vers le service d'ordre du FN en lui faisant la leçon : « C'est de l'agression sexuelle... » Un instant plus tard une opposante m'explique ce qu'il s'est passé : « il nous a montré son cul ! » Derrière la barrière, le tintamarre continue et l'on chante « la jeunesse emmerde le Front national ». De l'autre côté du cordon de gendarmes, des insultes sont proférées : « Faignants », « Assistés »... Un homme aperçoit une visage maghrébin et s'écrie : « A la mosquée ! »
Ses copains rigolent. On ne se refait pas.
Un instant plus tard, les opposants s'en vont tous ensemble, certains sont venus de Besançon...