« Les Gilets jaunes ne sont pas un spectacle ! On ne part en tournée comme les Enfoirés ! »

Environ 200 personnes ont assisté mardi 22 janvier à Busy à une réunion de Gilets jaunes de l'agglomération de Besançon que plus de 8400 internautes ont suivie. Après un long débat sur la déclaration de manifester, il a notamment été question de convergences avec les Blouses blanches dès vendredi 25 et d'un appel aux Unions locales des syndicats.

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La lumière d'une frontale signale le chemin du parking surplombant le stade de Busy. Si faible que plusieurs conducteurs la loupent. Quelqu'un cherche à se garer sur le trottoir tout près de l'entrée de la salle que le maire, Alain Félice (DVD) a mis à disposition du mouvement. Un Gilet jaune s'approche : « il ne faut pas se garer là, sinon vous allez vous faire enlever votre voiture, allez sur le parking... » 

Devant la salle, des petits groupes discutent par affinité alors que la neige tombe doucement. A l'intérieur, les uns sont déjà assis, d'autres restent debout. Les organisateurs s'activent pour les derniers préparatifs. On attend en silence ou en parlant à ses connaissances, à son voisin. Une jeune femme distribue un petit texte intitulé « Pourquoi le RIC ? Parce que c'est la démocratie directe ». Un rapide comptage indique environ 150 personnes. Une cinquantaine entreront en quelques instants dès que ça aura commencé.

Plus de 8400 internautes ont suivi la réunion sur Facebook

Fredéric Vuillaume, agent de lycée au conseil régional, ouvre le bal au micro : « On n'est pas là pour se fritter, tout le monde est bienvenu ». Il ajoute à l'intention des « RT », les « renseignements territoriaux », précisera-t-il à la demande d'une participante : « on n'est pas des terroristes ! ». Parmi les 8400 internautes qui suivaient la réunion sur Facebook (voir ou revoir ici, durée 2 heures) ou l'auront suivi en différé, chacun suppose qu'il y avait des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur...

Ce qui fera dire plus tard à un participant « Facebook, c'est l'ennemi, c'est surveillé... » Pour l'heure, c'est aussi et avant tout un outil largement utilisé, au point que le nombre de groupes locaux constitués sur le réseau social américain fasse débat, au moins sous deux aspects. D'abord parce que les initiateurs des groupes prennent, quoi qu'on en dise, une forme d'ascendant sur les utilisateurs, ne serait-ce parce qu'ils contrôlent le paramétrage. Ensuite parce que cela peut entraîner une concurrence entre différents groupes.

Le contrepoids à ces tendances est, pour l'heure, la revendication de l'absence de chef ou de représentant, le refus de tout ce qui apparaîtrait, à tort ou à raison, comme une récupération. Un militant du parti souverainiste d'ultra-droite l'UPR, déjà éconduit il y a une semaine, en fera une fois de plus l'expérience. A peine a-t-il dit que « la transition qu'on vit, c'est un train de vie divisé par six », qu'une jeune femme lui répond : « tu ne nous motives pas ». A peine prononce-t-il le nom d'Asselineau, que plusieurs voix l'interrompent : « Pas de politique ! » Il ne s'avoue pas vaincu en invoquant Mélenchon « qui le dit aussi », mais le ton monte : « Oh là, on est en campagne ! » Il veut parler de l'article 63 de l'Union européenne, un jeune homme s'exclame : « Oh, l'UPR, c'est bon ! » Sa voisine ajoute : « T'organiseras un débat avec ton parti... »

« Ne pas envoyer au casse-pipe des gens qui n'avaient rien demandé »

Cela paraît clair à tous, et notamment à la bonne quinzaine de militants de gauche ou syndicalistes que je parviens à identifier, que les débats partisans seraient le meilleur moyen de torpiller le mouvement. Il a d'ailleurs assez à faire avec ses propres contradictions, dont celle relative à la divergence sur le fait de déclarer ou non les manifestations. Celui qui se présente comme « l'instigateur » de la déclaration du défilé du 19 janvier prend très vite le micro, écouté avec attention. « Je l'ai fait pour ne pas envoyer au gazage des gens là pour autre chose, envoyer au casse-pipe des gens qui n'avaient rien demandé... » Il s'excuse, notamment auprès de ceux qui ont signé la déclaration. Sa sincérité est évidente. On l'applaudit. Il poursuit : « On n'a pas tous les mêmes idées ou les mêmes opinions, mais si on reste unis sur nos revendications, on y arrivera... »

Les participants s'installent, les réunion va bientôt commencer...

Un opposant à la déclaration lui succède au micro : « J'en ai marre de rentrer dans le rang ! Ça fait des années que ça dure. Je suis en tête de cortège depuis le début, j'ai toujours emmené les gens dans un souci de sécurité. Mais la première manif, c'était un étau devant la préfecture... Ensuite, on a on a été jusqu'à la fac de médecineen fait, l'ancienne fac de médecine, place de l'Arsenal pour que les gens aient le choix... » Il fustige la façon dont s'est décidé le fait déclarer la manifestation : « J'entends parler de réunion se tenant dans notre dos, mais nous les Gilets jaunes de Besançon n'avons besoin de personne ! On est assez grands pour se prendre en mains ! » Il est tout autant applaudi que l'intervenant précédent.

Une femme prend la parole, revenant sur l'hésitation et la séparation du cortège de samedi 19 janvier : « C'était difficile à vivre de voir qu'on se disputait, que certains voulaient aller à gauche et d'autres à droite. Je suis d'accord pour débattre, mais pas au moment de la manifestation... » Elle aussi est approuvée par des applaudissements nourris.

« On a le droit de défier l'Etat et d'être devant les CRS ! »

Un membre de l'UGE, le groupe Facebook Union Grand-est à l'origine de la manifestation de Belfort à laquelle ont participé nombre de Bisontins, se défend de « représenter qui que ce soit ». Une voix féminine évoque l'idée d'un ralliement. Un homme parle d' « eux » et « nous » sans qu'on sache très bien de qui il s'agit. Un jeune homme, présent dès le début du mouvement, tente une synthèse : « mon souci, ce ne sont pas les différents groupes Facebook, c'est la division alors qu'on est sur une bonne dynamique ».

Frédéric Vuillaume propose son analyse : « On ne déclarait pas de manif, car on est un mouvement populaire. Les représentants des groupes Facebook n'ont rien à voir avec le mouvement : s'ils veulent discuter, qu'ils le fassent avec les actifs, les Gilets jaunes ne sont pas un spectacle ! On ne peut pas organiser des tournées comme les Enfoirés ! Samedi, la manif déclarée était une manif de chiottes. Lors de la manif, j'ai demandé un vote dans un porte-voix, mais tout le monde ne m'a pas entendu... Je veux un mouvement visible. Ceux qui veulent aller devant la préfecture en ont le droit. On a le droit de défier l'Etat et d'être devant les CRS ! » Il dit cela avec emphase, emporte la conviction, est applaudi, acclamé par quelques uns. On entend quelques « Macron démission ! »

Puis l'enthousiasme de l'instant cède la place à d'autres questions. Un autre membre de la tête des cortèges s'insurge : « des anciens ont été frappés, gazés ! Jusqu'où va-t-on aller ? Vingt, trente manifs ? » De nombreuses voix répondent en écho : « Oui ! » Il poursuit : « Quand on vient devant la préfecture, on les dérange ! » Autrement dit, ce serait efficace. Quelqu'un réagit : « Au Brésil, ils ont tenu un an et demi ».

« Je n'attends qu'une chose, que tous les gens nous rejoignent ! »

L'initiateur de la déclaration de manifester reprend la parole : « Ceux qui sont là ce soir sont actifs, c'est une minorité, la majorité reste à la maison... » Mon voisin, militant syndical aguerri, me souffle : « 200 personnes, c'est énorme par rapport à la manif, on n'a jamais réussi ça... » L'initiateur continue : « Samedi devant la préfecture, il ne s'est rien passé, on ne s'est pas fait mettre en danger... On pourrait garder le même trajet sans déclarer... »

Une femme prend la parole, propose de « multiplier les actions ». Elle affirme : « ce ne sont quand même pas les Gilets jaunes qui sont violents, mais les flics ! » Elle suggère des « micro-trottoirs statiques pour parler aux gens pendant que ceux qui veulent une manif peuvent bouger ». Quelqu'un ne veut « pas de deux manifs ». Un homme à bonnet défend « l'unité sinon c'est foutu, il faut apprendre de nos erreurs... »

C'est à ce moment là que le militant de l'UPR dont il est question plus haut est houspillé. Une jeune femme qui réclamait la parole depuis un moment empoigne enfin le micro : « Au début, les Gilets jaunes me paraissaient limite. Je ne suis pas allée sur la taxe sur l'essence, mais j'ai vu que ça marchait. C'est pour ça que je viens. Je n'attends qu'une chose, que tous les gens nous rejoignent. J'en ai rien à foutre qu'on déclare une manif, ça amène de la discorde alors qu'on est de plus en plus nombreux ! »

« Si on arrive à faire la jonction entre Gilets jaunes et Blouses blanches,
ça amènera de la sérénité dans les familles... »

Un homme tente de parler du RIC, quelqu'un répond par l'expérience du référendum bisontin, au résultat détourné, sur la gare TGV, et une jeune femme dont c'est la première réunion remet la question de la déclaration sur le tapis : « Samedi, j'étais avec des gens qui disaient : mais on va où ? Il faut informer pendant la manif ! »

Marc Paulin, infirmier au CHU, fait prendre une autre dimension au débat : « Quand le personnel de santé est en souffrance, le petit peuple morfle. Je vous présente l'appel du 25 des Blouses blanches, ou Blues blanches, à participer au mouvement des Gilets jaunes. Faites leur bon accueil, le mouvement a tout à y gagner. Si on arrive à faire la jonction entre Gilets jaunes et Blouses blanches, ça amènera de la sérénité dans les familles... » Des vifs applaudissements accueillent ces propos.

Une femme espère qu'après les personnels de santé, les enseignants rejoindront eux aussi le mouvement. Pas gagné... On évoque la participation de handicapés aux manifestations, quelqu'un demande si on pourrait faire venir des joëlettes... Un bientôt octogénaire suggère que des réunions se tiennent dans les villages pour un autre « grand débat qui fasse fermer sa gueule à Macron, qu'on le tienne jusqu'aux élections européennes car on l'emmerdera jusqu'au bout ! »

« Des réunions comme ça, ça fait dix ans qu'on en rêve ! »

Un travailleur social de Planoise veut alerter sur la situation des lycéens et collégiens « de plus en plus nombreux à toucher aux drogues : tant que c'est de l"herbe, ça peut encore aller, mais il n'y a pas que ça... Je suis Gilet jaune aussi pour trouver des réponses à cette problématique... »

Un jeune « gauchiste » à capuche entend aussi qu'on « parle des salaires : on n'est pas assez payés ! » Il s'extasie : « Des réunions comme ça, ça fait dix ans qu'on en rêve. C'est énorme ce que vous faites. Si vous voulez prendre une décision, prenez la ! Par exemple, qui est pour déclarer la manif ? » Personne ne bouge. Il continue : « Qui est contre ? » Tous les bras ou presque se lèvent. Il conclut : « Ça, c'est réglé... »

Cyril Martin, un des organisateurs de la soirée, peut alors enfin passer à l'ordre du jour annoncé, enfin la première question : « on cherche des idées pour des actions en semaine ». La première piste est « l'occupation des banques le samedi matin ». Une autre est de remplir des caddies de denrées périssables dans des grandes surfaces et les laisser. Christiane, militante syndicale et politique de gauche radicale, qui ne dit mot de ses engagements, n'est pas d'accord : « ce serait une erreur vis à vis des salariés des supermarchés qu'on va se mettre à dos alors qu'on doit les retrouver sur les ronds-points... »

Dans la même logique, elle souligne les convergences à construire avec la fonction publique où « ça fait dix ans que le point d'indice n'a pas bougé », avec les salariés au SMIC « qui ne bouge pas ». Elle suggère « des actions vers les grandes entreprises où les salariés ont les mêmes revendications que nous ». Elle reçoit quelques applaudissements. Une jeune femme propose de « ne pas se tromper d'ennemi : à la CAF, Pole emploi ou la Sécu, ils font grève depuis des années sans succès. Si on y va, il ne faut pas leur foutre sur la gueule, mais qu'ils nous rejoignent... »

« Les directions syndicales ne se bougeront que si elles se font botter le cul !»

L'idée d'un immense gilet jaunes constitué du plus grand nombre possible de gilets jaunes fait un tabac. Sadrine, qui s'est déclarée couturière sur le coup aura du boulot !

Un jeune à casquette propose de « faire appel aux syndicats ». Il ne se fait pas rabrouer, mais au contraire, sa piste est encouragée par Fréderic Vuillaume, par ailleurs syndicaliste à FO mais qui n'en fait pas état, sauf pour dire : « On est en intersyndicale à Besançon sur le même mode qu'à Montbéliard : être présent, sans sigle... Les syndicats, on ne pourra pas s'en passer, mais il faut que les bases poussent les directions à la grève générale... Parce qu'à un moment, il y en a ras-le-bol ! » Applaudissements nourris alors que quelques personnes commencent à quitter la salle...

Alain Genot, vieux routier des luttes, de locataires ou de salariés, explique que la CGT retraité, dont il est membre, « a appelé à joindre les Gilets jaunes ». Il demande à ces derniers de rejoindre la manif intersyndicale des retraités du 31 janvier : « il faut un lien, que les unions locales rejoignent les Gilets jaunes... Les directions syndicales ne se bougeront que si elles se font botter le cul ! Vous nous avez déjà fait obtenir un truc qu'on n'a pas été capable d'aller chercher sur la CSG pour les retraites de moins de 2000 euros... »

Cyril Martin a entendu le message : « Comptez sur nous le 31 janvier. Être retraités, c'est notre avenir... Pour les syndicats, ça doit partir des unions locales. Quand les gens verront que ça bouge dans les usines, vous pourrez venir avec vos fanions... Les Gilets jaunes ont besoin des syndicats, car c'est eux qui feront bouger le mouvement.... »

« Quand on est 40% d'intérimaires, si on fait grève, c'est fini... »

C'est à cet instant qu'un participant fait le parallèle entre « la baisse des APL et les migrants qui arrivent... » Il n'a pas le temps de finir sa phrase, des huées lui répondent. Le débat reprend comme si de rien n'était au point précédent. Quelqu'un suggère de réaliser un tract sur le droit de grève à distribuer devant les usines. Une jeune ouvrière réfrène les enthousiasmes : « dans les boîtes du pays de Montbéliard, on est 40% d'intérimaires... Si on fait grève, c'est fini... »

Les propositions fusent sur les idées de blocage : usines, dépôt, péages, irruption lors des voeux d'Eric Alauzet le 26 janvier à Chalezeule, « petit bisou de toute la Franche-Comté » à Emmanuel Macron prévu à Dijon le 29 ... Il est aussi question de cagnottes de solidarité avec les Gilets jaunes poursuivis en justice, particulièrement ceux de Besançon, ou une mère de famille de Dijon. Personne ne parle de solidarité avec le Sanglier. A Busy, l'extrême-droite n'a pas fait recette parmi les Gilets jaunes.

Ils allaient se quitter en se disant « à bientôt », mais Christiane râle un bon coup : « c'est dommage de se quitter comme ça sans se dire quand on va se revoir... » Le mouvement des Gilets jaunes a encore deux ou trois choses à apprendre de ceux dont il se méfie...

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