Eric, Fred et les autres s'activent avec des outils de bricolage. Ils sont en train de transformer une palette en table d'extérieur, juste en contrebas de la petite galerie couverte qui donne sur une petite pièce d'une quinzaine de mètres carrés où sont déjà installés un bar, un canapé, des tapis et des étagères. Jennifer, Claude et Brigitte préparent le café en bavardant et guettant les réseaux sociaux. Les enfants jouent, courent sur la bande herbeuse qui relie le parking du magasin de pneus et le talus séparant la nationale du supermarché.
Des drapeaux flottent au vent, fixés à trois coins du toit de bâches tendues sur des chevrons. Le plus haut est tout jaune, l'un est bleu-blanc-rouge-jaune, le dernier reprend la bannière Made in Jura. Quelques panneaux disposés à l'intention des usagers de la route mentionnent les revendications principales : rétablissement de l'impôt sur la fortune et instauration du référendum d'initiative citoyenne. Un autre détourne avec humour l'événement du week-end précédent, la Percée du vin jaune est devenue la « percée des gilets jaunes » à qui on ne reprochera pas d'être incultes : l'affiche porte la mention « les raisins de la colère », empruntée au titre d'un roman de l'écrivain américain John Steinbeck qui décrivit abondamment la misère et les injustices sociales.
Soudain, Jennifer s'exclame en montrant un message : « Un manifestant a eu une main arrachée par une grenade à Paris ! ». Chacun interrompt sa besogne et regarde, consterné, en colère. On commente les chiffres officiels de la participation : « 56.000 à 14 heures ? Mais c'est au moins deux ou trois fois plus ! »
Je suis très vite orienté vers Frédéric Monrolin, dit Fred, en pleine opération de fixation de vis à bois. C'est lui qui est à l'origine de la constitution du groupe qui réunit des habitants du triangle d'or jurassien, Poligny-Arbois-Salins. « J'ai créé le groupe Facebook Arbois Force et honneur... Le nom m'est venu un jour devant ma télé.... Avant, ici, il y avait un groupe mal structuré, pas souvent là. Leur baraque a été détruite, on en a refait une plus solide, on est toujours en train de bricoler. On va bientôt fleurir, et pourquoi pas planter des petits légumes... »
« La manif, c'est pas mon truc, je n'ai pas envie de me faire gazer... »
Fred est-il le chef ? Il se récrie : « Quand quelqu'un arrive, on me dit Fred, c'est pour toi, mais ce n'est pas moi qui décide. Quand il y a des propositions, je mets on aimerait savoir si on est d'accord pour telle chose. On est quatre vingt, on s'entend bien. On ne discute pas sur Facebook où il y a des taupes, mais ici... Quelqu'un avait par exemple annoncé qu'il y aurait 2000 Gilets jaunes du Grand-Est pour la Percée alors qu'on n'avait rien demandé, il n'y a eu que 170 personnes... » Claude intervient : « On se rend la politesse entre groupes, moi par exemple, je vais souvent sur le rond-point de Parcey, mais on ne dit rien sur Facebook... »
Pour l'heure, les occupants de cet abord du rond-point de Poligny, largement consacré à la promotion de la ville, sont en train de préparer une « marche » dans la petite ville. Mais comme ils veulent être au moins cent, ils ont demandé aux Gilets jaunes des autres secteurs du Jura de leur donner un coup de main. A charge de revanche... Mais seulement sur les ronds-points, pas dans les manifestations : « ce n'est pas mon truc, je n'ai pas envie de me faire gazer », dit Fred. Brigitte, sa mère, trouve cependant « courageux » ceux qui y vont. Mais Fred est formel : « Macron n'en a rien à foutre des manifs, il faut bloquer l'économie... On en a discuté avec des routiers au péage de Bersaillin, ils n'attendent que ça, qu'on les bloque... »
« J'ai 1400 euros sans rien faire, 1000 quand je vais travailler... »
Tous deux en ont gros sur le cœur. A 51 ans, Fred est sans emploi et a dû retourner chez Brigitte dont la propre mère est résidente d'un Ehpad à Salins. Alors Fred s'emporte : « il y a deux aides soignantes pour 73 personnes âgées sur trois étages », compare avec « les baskets à 750 euros de Brigitte Macron », celles qu'elle portait lors d'un voyage officiel en Egypte : les communicants ont dû expliquer qu'elles avaient été « prêtées... »
Quant à vivre chez sa mère, il lâche : « vous croyez que ça me fait plaisir ! Regardez la manif des Foulards rouges, le plus petit salaire, c'est 4000 euros, ils ne comprennent pas les Gilets jaunes... On veut bien prendre leur place... » Pour Brigitte, c'est simple : « il faudrait 2000 euros net pour tout le monde ! »
Jennifer s'est approchée. Là, elle est au RSA après avoir travaillé quelque temps chez PSA, à Quingey. « Ça fait trois ans que je fais des missions d'intérim pour environ 1000 euros par mois, avec trois gosses... » Elle explique que son dernier boulot va faire passer son RSA de 806 euros à 325 euros alors que sa prime pour l'emploi ne va augmenter que de 123 euros... Et conclut : « J'ai 1400 euros sans rien faire, 1000 quand je vais travailler... » Cherchez l'erreur.
Elle fait ses comptes, explique que la cantine coûte 3,70 euros par repas et qu'il n'y pas de prise en compte du quotient familial. Au total, « 200 euros de cantine et de garderie par mois, plus 200 euros de courses par semaine... » Elle regrette le passage à l'euro : « Avant, je remplissais un caddy pour 150 francs... »
« La télé, c'est de la propagande... »
J'avise le dernier numéro du Canard enchaîné sur le bar. Les gilets jaunes de Poligny parleraient-ils politique entre eux ? « Oui, mais il y a des opinions très différentes », dit Jennifer. « C'est une source de bagarre », ajoute Claude qui dit « connaître des gendarmes qui sont Gilets jaunes mais n'ont pas le droit de manifester ».
Deric, hommage à De Gaulle au dos de son gilet, un bambin dans les bras, donne son avis : « Il faut sortir de l'Europe... Ils ne choisissent rien les Hollande, Sarkozy ou Macron, ceux qui commandent sont les banques internationales, Rotschild, les francs-maçons... La télé, c'est de la propagande : il y a des films américains, des faits-divers, du divertissement et les infos, c'est ce qui les arrange... » Et où s'informe-t-il ? « A l'UPR, chez Asselineau... » Un ancien candidat souverainiste et très à droite à la présidentielle de 2017.
A ce moment, un gamin de 7 ou 8 ans armé d'un morceau de bois bricolé pour ressembler à un flingue braque son petit frère en riant très fort : « Je suis CRS, tu es gilet jaune... »
« Des casseurs utilisent les Gilets jaunes, mais sans violence on n'obtient rien... »
La scène est interrompue par l'arrivée sur les lieux de quatre femmes dont deux coiffées de chapeau jaunes. Elles claquent la bise aux présents, échangent quelques nouvelles et vont se poster le long de la nationale pour faire signe aux automobilistes qui redoublent de coups de klaxon. L'une était une heure auparavant à Lons : « On a rendu hommage aux victimes, déposé une gerbe et observé une minute de silence devant la statue de Rouget de Lisle... »
Trois d'entre elles disent s'appeler Brigitte ! « Comme Brigitte Macron », rigolent-elles. Elles sont salariées. « Dans le temps, les salariés gagnaient leur vie... On essaie de garder le moral, mais ce n'est pas facile, il y a de moins en moins de monde. Il faudrait aller dans les villes, se regrouper pour manifester », dit l'une. N'ont-elles pas peur de se faire gazer ? « Non, il faut s'en aller au bon moment », dit la deuxième Brigitte alors que la troisième ajoute : « Des casseurs utilisent les Gilets jaunes, mais sans violence on n'obtient rien, regardez Mai 68... »
La quatrième, Elvira, cinq enfants dont un handicapé, a un message : « On ne peut pas vivre avec l'AAH, il faut la réviser... Ça fait quarante ans que ça ne va pas... » La deuxième Brigitte a le sien : « Moi qui suis veuve, je voudrais faire rétablir la demi-part... »
