Dans le cortège bisontin des Gilets jaunes : « On est revenu au temps des rois… »

Un millier de personnes ont défilé durant l'après-midi de samedi 8 décembre à Besançon. Chantée plusieurs fois, La Marseillaise a rythmé un cortège où nous avons recueilli les témoignages de manifestants très lucides sur les raisons de la colère populaire. Tout s'est bien passé jusqu'à ce que le parvis de la préfecture soit bloqué par gendarmes et policiers...

gj

Besançon, samedi 8 décembre, 13 heures 20. La marche pour le climat se termine sur l'esplanade des Droits de l'homme. Plusieurs dizaines de manifestants se pressent vers la rue Pasteur et la Grande rue pour rejoindre le rassemblement des Gilets jaunes sur le parking Battant. Dans la rue du même nom, une vitrine, fermée, arbore la fameuse tenue de sécurité. Quelques marcheurs (rien à voir avec le parti présidentiel) enfilent la leur.

Arrivé à bon port, on rencontre Gérard Thibord, ancien secrétaire régional de la CFDT, à qui je demande s'il vient pour participer. Il répond que non alors que le cortège se met déjà en route sur la rocade Edgar-Faure. Il a l'air un peu surpris de la faiblesse de l'assistance et ajoute : « j'en compte 200 - 250... » A quelques pas, gilet jaune sur le dos, Fabrice Riceputi, prof d'histoire qui eut des responsabilités à SUD-Éducation, s'exclame un peu amusé : « ils partent avant l'heure, ils ne savent pas faire... »

« C'est la révolte du pacifisme »

Au milieu de la descente de l'avenue Foch, le défilé fait une pause pour attendre les retardataires qui le rejoignent en courant. Sur la voie montante, des automobilistes klaxonnent à tout va. Il y a là Gilbert, retraité du commerce, habitant de Bregille. Il a déjà participé à deux rassemblements sur des ronds-points. Il met en avant « le pouvoir d'achat des retraités » quand une première Marseillaise retentit, vibrante.

A deux pas, voilà Christian, habitant d'Ecole-Valentin. « C'est la révolte du pacifisme », me dit-il en sortant de sa poche un « tract » qu'il a confectionné et où l'on peut lire : « égalité, solidarité, paix, marche pacifique ». Il ajoute aussitôt : « Je travaille en ESAT, je n'ai pas beaucoup d'argent, je voudrais que tout le monde soit égal... J'aurais voulu être prêtre, je serais comme l'abbé Pierre... »

Retraité de l'usine Stanley de Laissey (ex Bost) où il a été délégué du personnel, Gilles est venu de Deluz. « Ce n'est pas normal les retraites, elles devraient suivre l'inflation, comme avant, sinon on va crever. 0,3% d'augmentation, c'est 3 euros sur une pension de 1000 euros. Ma fille a un brevet, mais elle est au Smic. Il y a plein de jeunes comme ça. Le Smic est trop bas. Il faudrait enlever la CSG pour les retraites de moins de 1500 euros... »

Gilles était limeur : « Je limais pour finir les taillants. J'en faisais 1100 par jour, 150 par heure. Je travaillais aux pièces, au rendement. A la fin de la journée, j'étais mort. J'ai fait une rupture conventionnelle à 57 ans, je travaillais depuis l'âge de 16 ans... Depuis que le calcul des retraites est passé des 10 aux 25 meilleures années (NDLR : sous le gouvernement Balladur en 1993), les gens n'y arrivent plus, ils ont bien perdu 150 euros par mois... »

« Faut pas rêver, les patrons sont les rois... »

Gilles a participé à la première journée des Gilets jaunes sur le rond-point de Chalezeule : « c'était figé, j'avais froid, je préfère que ça bouge », sourit-il. En janvier 2012, il avait participé au meeting de Jean-Luc Mélenchon qui avait réuni plus de 4000 personnes au palais des sports de Besançon : « il y avait une sacrée organisation... Depuis, il m'a déçu, mais c'est quand même le seul qui voit les choses... Le syndicalisme, c'est la catastrophe, ils sont trop politisés, comme la CFDT qui a signé des trucs aberrants comme la loi travail... Faut pas rêver, les patrons sont les rois... On est revenu au temps des rois... »

Après le pont Robert-Schwint, le cortège fait une nouvelle pause. J'entame la conversation avec Carine et Nicolas. « On attend un petit loulou pour le mois de mai. On est content, mais on manifeste », dit la jeune femme, radieuse. « Y'en a marre des fins de mois, on est là pour que nos enfants aient un futur », dit son compagnon. « On est de la classe moyenne. On gagne trop pour être aidés, trop peu pour vivre », ajoute Carine. Elle est technicienne supérieure en radiologie au CHU, il est régleur sur machine à commande numérique dans l'industrie à Saint-Vit.

Carine n'est pas contre le principe des impôts : « Je trouve qu'il y a peu de fonctionnaires et si demain il n'y a plus d'argent, on ne sera plus payé. La solution, c'est de rééquilibrer, et je ne dis pas ça par jalousie... » Elle n'est pas syndiquée : « ça ne me convient pas, je suis citoyenne, je fais mon métier par amour et passion... » Tous deux participent au mouvement depuis le début : « on a été à Valentin, puis à Chalezeule, on a bloqué Système-U à Saint-Vit... On n'a pas bloqué ce matin à Valentin parce qu'il ne faut pas bloquer toujours les mêmes. Il faut s'attaquer au gouvernement, ne pas embêter les gens sur les routes... »

« Les médias, c'est fini. On se demande s'ils savent compter... »

Jusqu'où iront-ils ? « Jusqu'à ce que des choses concrètes soient là. On a le sentiment qu'on n'est pas écouté, ni entendu. Les petits pas, ce n'est rien, pas assez », dit Carine en citant l'ISF. « Nos retraités en chient tous les mois », ajoute Nicolas. Ils ne sont pas mécontents d'être là : « On rencontre des gens très bien, ça réconforte, ce n'est pas une illusion », dit la jeune femme. « C'est convivial, on ne va pas tout casser », sourit le jeune homme. Qu'ont-ils découvert depuis le début du mouvement ? « Les médias, c'est fini. On se demande s'ils savent compter. BFM ment tout le temps. On a l'impression qu'ils sont anti Gilets jaunes... »

Le cortège est reparti. Avenue Cusenier, rue des Boucheries, Grande rue... Nouvelle halte place Pasteur où les chalets d'un marché de Noël attendent les chalands. Et nouvelle Marseillaise chantée à gorge déployée par la foule. Certains ont le poing levé, d'autres la main sur le cœur, un drapeau tricolore flotte au vent. L'émotion est palpable. Photographes et caméramans s'en donnent à cœur joie.`

La manifestation repart. Je profite de la constance de la largeur la rue et de l'écoulement des manifestants pour faire un comptage. J'arrive à un millier de personnes.

Présents le matin à la marche pour le climat, des militants syndicaux participent au défilé sans signe indiquant leur appartenance. On voit pas mal de personnes engagées à Solidaires (SUD rail, SUD-PTT, SUD Education...), quelques uns sont à la FSU ou à la CGT. Il y a aussi quelques militants de gauche radicale (NPA notamment). Par moments les uns et les autres proposent des slogans entendus dans les manifs traditionnelles, comme « qui sème la misère récolte la colère... »

Plus loin, j'entame la conversation avec Denis, retraité venu de Berthelange : « J'étais ouvrier dans le bâtiment pendant 43 ans. Mes parents étaient ouvriers. Je suis de la classe moyenne, j'étais chef de chantier à la fin, avec un salaire correct. Je suis toujours allé dans les manifs, j'étais syndicaliste, délégué du personnel... Les taxes, y'en a marre. Cela fait huit ans que les retraites n'ont pas augmenté, j'ai perdu 60 euros par mois. Petit à petit, on va devenir pauvre, alors il faut manifester avant... »

« Si on ne casse pas, on n'est pas entendu. C'est l'histoire... »

Denis suit le mouvement depuis le début : « Je me suis dit, c'est le peuple... Macron, c'est je vous écoute mais je ne vous entends pas. A un moment, ça chauffe. Dans toutes les manifs, il y a des casseurs. Si on ne casse pas, on n'est pas entendu. C'est l'histoire... » Est-il d'ultra gauche pour tenir un tel propos ? Pas du tout : « j'étais à la CFTC. Je ne suis pas révolutionnaire, mais il faut défendre les gens. Je suis tous les week-end sur les ronds-points... » Quelle leçon a-t-il tiré de ce mois de mobilisation ? « C'est dommage qu'on en arrive là. Tous ces gens de la campagne ont besoin de leur voiture... Il n'y a rien qui va... »

Nathalie a écrit sur son gilet jaune « Non assistance à Français en danger, la honte ! » Elle est postière, critique la Poste qui « utilise l'image des facteurs mais ferme des bureaux ». Syndiquée à SUD-PTT, elle se demande si ça « sert encore à quelque chose... » Émue, elle a du mal à trouver les mots, se tourne vers ses amis qui manifestent avec elle : « vous avez quelque chose à dire à un journaliste ? » Les réponses fusent : « qu'il décrire ce qu'il voit... Qu'il parle du partage... Les petits artisans ne peuvent plus vivre... Qu'ils arrêtent de prendre les gens pour des cons... Au gouvernement, ils ne savent pas comment les gens vivent... »

On arrive rue de la Préfecture et Bénédicte, artiste peintre, de Valdahon, cherche une phrase sur son téléphone mobile pour m'expliquer pourquoi elle est là : « le contraire de la misère, ce n'est pas la richesse, mais le partage... » Encore l'abbé Pierre...

« Qu'on sorte de l'Europe qui fait baisser notre niveau de vie ! Et je ne suis pas FN... »

Coiffeuse à domicile à Étalans, Véronique est auto-entrepreneuse. Ses premiers mots évoquent la dignité : « l'arrogance des mots, c'est indéfendable. Les mots, c'est plus violent que tout. Et après on s'étonne que ça déclenche de la haine. Je ne cautionne pas la violence, mais ça pète parce que les gens deviennent fous... J'ai deux enfants adolescents et c'est dur. La vie est chère, tout est cher. On a l'impression qu'ils découvrent qu'on existe... Mais le ras-le-bol ne date pas d'aujourd'hui... Il ne faut pas dire aux gens qu'il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien... Ça fait dix ans qu'on ne peut pas vivre du Smic, moi, j'ai un peu plus, mais je ne prends pas de vacances... Lors du passage à l'euro, il y a eu des tas d'augmentations, il n'y a qu'à voir le prix du pain, et puis toutes ces taxes... A un moment, on ne peut pas toujours prendre aux mêmes. Il y a des gens qui travaillent et vont restos du cœur.... »

Comment régler la crise ? « Qu'on sorte de l'Union européenne qui fait baisser notre niveau de vie ! Et je ne suis pas FN. Les maires qui voient leurs compétences transférées, les grandes régions, la perte d'identité de la France... C'est pour cela qu'il y a toutes sortes de revendications... »

La fin du cortège s'arrête au niveau de la place Granvelle. Le début est bloqué par un barrage de gendarmes mobiles qui empêche d'accéder au parvis de la préfecture, interdisant toute issue par la rue Charles-Nodier. Vieux routier des manifs, un syndicaliste retraité s'alarme : « Ils sont fous, c'est une provocation. C'est le meilleur moyen d'échauffer les gens... »

La suite des événements lui donnera raison...

 

Le cortège bloqué rue de la Préfecture.

 

 

 

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !