Alain Bihr : ne pas vendre la peau de Marx

Alain Bihr fréquente Marx depuis 1968 sans discontinuité. A l'invitation du Collectif pour des Alternatives au Capitalisme (CAC), il intervenait jeudi à Besançon sur le thème des « rapports sociaux de classe ». Professeur des universités et membre du laboratoire de sociologie et d'anthropologie de l'Université de Franche-Comté, il se qualifie lui-même de « marxiste libertaire », loin des régimes du « socialisme réel ».

Alain Bihr

Alain Bihr ne redécouvre pas Marx. Il le fréquente depuis 1968 sans discontinuité. A l'invitation du Collectif pour des Alternatives au Capitalisme (CAC), il intervenait jeudi à Besançon sur le thème des « rapports sociaux de classe ». Professeur des universités et membre du laboratoire de sociologie et d'anthropologie de l'Université de Franche-Comté, il publie juste un ouvrage sur le sujet dans une « collection d'intervention ».
« Si vous voulez faire carrière, faites référence à Marx pour dire que vous êtes en désaccord avec lui sur tel ou tel point. Peu de gens ont vraiment lu Marx. C'est plutôt : untel parle d'untel qui dit avoir lu tel passage de Marx. » D'emblée Alain Bihr avance : « le marxisme je suis tombé dedans jeune et me suis forgé une grille d'analyse une fois pour toutes. Mais je me réclame d'un marxisme exigeant. Les formules marxistes doivent être comprises comme des problèmes posés, des questions et non comme des dogmes ». D'abord Karl Marx n'est pas le premier à parler de classes sociales et de rapports sociaux de classes. Mais il en donnerait une vision particulière en insistant sur la dynamique des rapports sociaux. « On me demande quelquefois : où est le prolétariat ? où est la bourgeoisie ? je réponds : vous ne risquez pas de les voir dans le bistrot du coin ou dans tel beau quartier. Ce qui existe toujours et partout, ce sont des rapports sociaux qui font naître un prolétariat, une bourgeoisie ».

« Il existe une multiplicité de rapports sociaux relativement autonomes, les rapports de sexes et les rapports de générations pour commencer... »

Un retour au coeur de la théorie s'impose : « La matrice des rapports sociaux ce sont les rapports de production c'est à dire les relations des producteurs avec les moyens matériels de production, les rapports entre les hommes dans ce cadre (la division sociale du travail) et le rapport du producteur au produit (à sa répartition et sa consommation). Et ce qui caractérise le mode de production capitaliste c'est l'expropriation des producteurs, la force de travail devenue une marchandise et l'organisation de la production qui permet au propriétaire-capitaliste de dégager pour lui une plus-value. Marx en déduit que ces rapports sociaux de classes propres au capitalisme sont nécessairement conflictuels : la lutte des classes n'est pas un accident. Il affirme enfin que le prolétariat a vocation à établir les conditions de sa propre disparition en tant que classe et non à régner comme nouvelle classe dominante ».
Alain Bihr a-t'il voulu composer un nouveau bréviaire ? Lui même « marxiste libertaire » assumé, il reconnaît l'existence et le règne d'une certaine orthodoxie marxiste. Mais il s'en écarte au moins sur deux points : « d'une part le capitalisme ne met pas face à face deux classes seulement mais quatre : la bourgeoisie, le prolétariat, l'encadrement (qui conçoit, organise et surveille) et la petite-bourgeoisie (producteurs marchands ou professions libérales), d'autre part la lutte des classes détruit et recompose les classes qui se stratifient, passent des alliances entre elles. La lutte des classes peut se jouer à sept, huit, douze ou quinze acteurs comme Marx le repère dans son ouvrage « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ». Les alliances peuvent être conjoncturelles et organiques à l'exemple de la nation qui est un bloc social engendré par les rivalités internationales. »
Les rapports sociaux de classe l'emportent-ils sur tous les autres types de rapports sociaux ? « Il existe une multiplicité de rapports sociaux relativement autonomes, les rapports de sexes et les rapports de générations pour commencer. S'il n'y a pas de prépondérance systématique entre eux, la prépondérance est celle, globale, des rapports capitalistes de production ».

« Les milieux ouvriers doivent être porteurs d'un projet de reconversion de leur industrie »

Dans la salle, où personne ne conteste la nécessité d'une alternative au capitalisme, des questions se font jour sur le « précariat » qui se substituerait au salariat. « C'est une bêtise de feu Robert Castel. La multiplication des situations de travail précaire n'est pas une nouveauté historique. Le salariat est en lui même une situation essentiellement précaire. Quand une personne n'a plus que la possibilité de mettre en oeuvre ses propres facultés physiques et intellectuelles et dépend d'un tiers qui possède ressources et moyens de le faire travailler, il est dans une situation précaire ».
Un auditeur interroge : « comment se fait-il qu'une dizaine de paysans et quelques centaines de jeunes et d'intellectuels en rupture aient un écho si puissant dans leur lutte contre l'implantation de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et que la lutte des milliers d'ouvriers de Peugeot ne fédère pas davantage ? » Se référant à Antonio Gramsci « dont on aurait tort aussi de caricaturer la pensée », Alain Bihr estime qu'en Loire-Atlantique, où la solidarité entre ouvriers et paysans a des racines anciennes, un « processus de construction d'une hégémonie sur une base locale » est à l'oeuvre. A contrario, les ouvriers de PSA sont dans une situation de faiblesse où « il n'ont rien d'autre à proposer que d'être des ouvriers de PSA. Avec qui peuvent-ils s'allier ? Uniquement peut-être avec les ouvriers des fournisseurs ou les commerçants locaux qui ont beaucoup à perdre de la disparition de tant d'emplois. La question n'a jamais été posée de l'avenir de l'industrie automobile par la direction des syndicats par exemple. L'immense force collective que représentent les milieux ouvriers doit pouvoir se conserver, mais ces milieux doivent être porteurs d'un projet de reconversion de leur industrie ».
Alain Bihr voit dans l'autonomie du capitalisme financier et la position dominante qu'il a acquise « l'indice d'une dégénérescense, une crise structurelle de 40 ans, inédite ». La crise finale ? Il ne semble pas loin de le penser. « Pour en sortir on propose l'austérité salariale et budgétaire, c'est une aberration. De grands patrons crient casse-cou ! Les dirigeants politiques ont été éduqués dans des moules, ceux de l'économie politique néo-libérale. Mais la bourgeoisie seule a pris le virage de la transnationalisation. Le prolétariat lui a une perception internationale au mieux, le défi pour lui est de se constituer en force transnationale ».

 

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