Un revenu universel ? Une fausse bonne idée

ru

L’idée n’est pas nouvelle, elle est même très ancienne. Que ce soit d’un point de vue philosophique, économique ou politique, le revenu universel a déjà fait l’objet de nombreux écrits, et ce dès le XVIème siècle. Mais plutôt que de parler d’un revenu universel, il serait plus juste d’utiliser le pluriel au regard des diverses visions qui coexistent. Cette diversité d’approche accentue d’ailleurs la difficulté de porter un avis tranché et global sur cette idée qui de prime abord pourrait paraître émancipatrice. Cette profusion autour du revenu universel a rendu cette notion opaque tant du point de vue de ses objectifs, de sa mise en œuvre ou de ses modalités. Quel montant ? Pour qui ? A la place ou en complément des prestations sociales actuelles ? Quelles modalités de financement ? Autant de questions dont les réponses, si elles sont connues, sont bien différentes selon les idéologies sous-jacentes.

Comme ils le rappellent dans leur communiqué du 5 mai dernier nos camarades de Génération.s militent pour un revenu universel. De leur point de vue, la crise sanitaire le rendrait, aujourd’hui, encore plus opportun. Par cette note de blog, je souhaite donc les alerter, en toute amitié, sur les dangers de cette fausse bonne idée. Mon opposition à cette mesure ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en 2017, j’écrivais dans le Journal de l’insoumission, un article (dont le contenu est accessible au bas de cette note) exposant les raisons de ma défiance envers une mesure qui sur le plan philosophique est certes intéressante, mais qui en pratique pourrait se révéler désastreuse, à plusieurs titres, pour notre modèle social. En voici quelques éléments.

La présence de vices endogènes

Le versement d’un revenu universel remet en cause le modèle sur lequel s’est construit notre système de protection sociale, à savoir la socialisation des risques et l’attribution de droits aux individus. Il s’appuie sur la création d’un pot commun par le biais des cotisations ou des impôts, selon les modalités de financement choisies, permettant ensuite une prise en charge collective de certains risques sociaux et évènements de la vie qui pourraient affecter négativement les revenus des individus. Par ce système, il est décidé collectivement de couvrir tel ou tel risque, d’accorder tel ou tel droit, telle ou telle prestation. La socialisation permet donc d’attribuer aux individus des droits, financés par un pot commun dont l’affectation des ressources est le fruit d’un choix politique collectif. Le revenu universel, quant à lui, attribue un revenu, charge à chacun.e ensuite de l’affecter comme bon lui semble. On voit donc bien le glissement d’une affectation collective de ressource à une affectation individuelle. Si la pensée libertaire y voit un moyen de s’émanciper du joug de l’État, quand on appartient au camp des progressistes, on ne peut qu’être méfiant face à de telles mesures qui placent en première ligne des choix individuels au détriment d’une gestion collective.

Outre cet aspect systémique, des effets pervers peuvent découler du revenu universel. Prenons ne serait-ce qu’un seul exemple. Il est illusoire de croire que le partage des tâches entre les hommes et les femmes soit devenu la règle. Dans de nombreux foyers, les tâches ménagères et celles liées aux enfants sont encore majoritairement à la charge des femmes. Il n’y a alors qu’un pas pour que ce revenu permettant, selon ses objectifs affichés, de valoriser l’ensemble des activités non marchandes, ne se transforme en un salaire maternel.

Des risques exogènes induits

Depuis plusieurs années et sous l’impulsion des libéraux notamment, on voit poindre la critique sur une montée des inégalités et de la pauvreté qui serait dû à l’inefficacité de notre Etat providence. Raison qui justifierait de le dézinguer un peu plus. Le revenu universel acte de fait ce constat et en ce sens il est considéré par bon nombre de personnes qui réfléchissent à la question, comme le cheval de Troie du libéralisme économique. Et ce à plusieurs égards : passage d’un système basé sur des droits acquis au versement d’une somme pour solde de tout compte, remise en cause des systèmes de solidarité collective, subvention indirecte aux entreprises qui pourraient alors baisser les salaires, et notamment le SMIC (puisque les individus perçoivent un revenu dit de base).

Outre ce risque de destruction de notre modèle hérité du Conseil National de la Résistance, il est dangereux de laisser penser que la montée des inégalités et de la pauvreté serait le fait d’un Etat providence inopérant. Il y a bien d’autres raisons à la paupérisation croissante de la population et au fait que les 1% de la population mondiale possèdent autant que les 99% restant. Les raisons profondes résident avant tout dans le modèle de développement capitaliste, devenu hégémonique au niveau mondial. En l’occurrence, le krach sanitaire que nous traversons est avant tout le révélateur de cette incurie libérale : perte de souveraineté des Etats, diabolisation de la dette publique paralysant de facto les Etats dans leurs actions, destruction des services publics et des systèmes de solidarité, privatisation de ce qui marche et socialisation de ce qui n’est pas rentable, mise en concurrence des salarié.es et des Etats entre eux entraînant une course à l’échalote vers le moins disant social, fiscal, écologique, financiarisation de l’économie, libre échange entraînant le grand déménagement du monde… La liste des maux causés par le capitalisme financiarisé est en effet très longue. Adopter le revenu universel dans ce contexte, c’est quelque part nier cet état de fait, c’est renoncer à lutter contre les raisons profondes d’un système dual avec d’un côté ceux qui se gavent et de l’autre ceux qui n’auraient comme seul perspective le versement d’un revenu s’apparentant plus à une distribution de cacahuètes. La justice sociale ce n’est pas l’aumône.

Alors il est vrai, comme je l’indiquais en introduction de mon propos, qu’il existe plusieurs visions du revenu universel. L’une d’elle, que l’on pourrait qualifier de « sociale-démocrate », prône une mise en œuvre couplée à notre modèle de protection sociale actuel. L’idée aurait de quoi séduire mais elle nie les rapports de force politiques actuels. Qui peut croire aujourd’hui que face au rouleau compresseur du néolibéralisme, qui dispose de relais politiques et médiatiques puissants, ce genre de réforme pourrait se faire sans risquer une remise en cause profonde et dévastatrice des fondements mêmes de notre modèle de solidarité actuel. Personnellement, je ne prendrai pas ce risque. Non par manque de courage, juste par réalisme et responsabilité politique. L’urgence est à consolider, renforcer, nos systèmes de solidarité. Elle est à refondre notre fiscalité pour plus de justice sociale et fiscale, pour redonner à l’Etat providence sa puissance d’action. L’urgence est aussi à la justice climatique. Elle n’est pas à des choix certes séduisants sur le plan philosophique mais instables sur le plan idéologique.

Un renoncement aux luttes collectives

Les partisans du revenu universel voient dans cet outil un moyen d’améliorer le rapport de force salarié/employeur au profit du premier. Le fait de disposer d’un revenu de base permettrait alors au salarié de se sentir moins dépendant de son employeur et plus à même d’être en position de négocier sa situation et ses avantages. Cette vision encore individualiste, nie un fait historique : les grandes conquêtes sociales de notre histoire ont toujours été le fruit de luttes collectives et non individuelles. Là encore, par le revenu universel est opéré un glissement du collectivisme vers l’individualisme que ce soit dans les choix d’affectation des ressources ou ici dans les conquêtes sociales. Il y a là encore, un glissement dangereux.

Il l’est d’autant plus qu’il acte l’abandon d’un affrontement avec le patronat pour obtenir un partage plus juste de la valeur ajoutée, c’est-à-dire de la richesse créée. Plutôt que de regarder et donc de lutter contre les rapports de force inégalitaires entre travail et capital, un revenu est distribué pour tenter de palier les dérives d’un système de production et d’affectation des richesses intrinsèquement inégalitaire. Le revenu universel semble alors plus être le reflet d’un fatalisme et d’un énième abandon des salarié.es par la classe politique.

Un renoncement à la réduction du temps de travail

Le raisonnement sur lequel s’appuie le revenu universel part d’un autre fatalisme, cette fois-ci par rapport à l’emploi. Les évolutions techniques et technologiques, le numérique… en réduisant les besoins de main d’œuvre, réduiraient de fait les possibilités d’emplois disponibles. J’évacue tout de suite un premier élément qui fait que je ne peux être d’accord avec ce constat. Nous sommes face à une urgence climatique qui ne peut plus attendre. Nous allons devoir mener la transition écologique. Ce projet nécessitera une mobilisation nationale et internationale. Il y a tant de projets à mener, tant de connaissances et technicités à mettre en œuvre. La transition écologique doit être un domaine dans lequel l’Etat devra investir et inciter à investir, créant de fait un véritable volet d’entraînement pour toute l’économie du pays. Outre cette urgence climatique, la relocalisation des productions, le développement des services à la personne (avec des emplois pérennes et payés décemment) avec notamment le vieillissement de la population, sont autant de secteurs qui nécessiteront là aussi de la main d’œuvre.

Ces deux éléments évacués, partons tout de même de l’hypothèse de raréfaction du travail avec un revenu universel palliatif. Tel un pis-aller. Ne devrions-nous pas nous réjouir au contraire des gains de productivité et du fait qu’on ait besoin de travailler moins pour produire autant ? Ne devrions-nous pas nous réjouir que les travaux pénibles ne soient plus réalisés par nos camarades salarié.es ? Pourquoi donc en tirer la conclusion qu’il faudrait alors sortir, de fait, du marché du travail toute une frange de la population, grâce au revenu universel, pour permettre aux « insiders », c’est-à-dire les titulaires d’un emploi, de se partager le travail restant ?

Le progrès social et humain est de travailler tou.t.es moins et non de créer deux catégories de populations. Le combat n’est donc pas celui-ci mais plutôt le partage des gains de productivité et surtout la réduction du temps de travail pour tou.te.s, dont le 1er mai symbolise la lutte.

Cette année, notre 1er mai fut certes confiné, mais n’oublions pas ce qu’il représente. Car contrairement à Emmanuel Macron qui, dans son allocution, loue le travail, le 1er mai ne fête pas le travail. Pétain le fêtait, mais nous, nous fêtons les mobilisations qui ont permis, au fil de notre histoire, la réduction du temps de travail pour tou.te.s : les trois 8 (8h de travail, 8h de sommeil, 8h de loisir) symbolisés par le triangle rouge que nous sommes beaucoup à porter, la réduction du temps de travail hebdomadaire puis annuelle avec notamment les congés payés, la retraite... Le camp des progressistes a toujours été celui qui s’est mobilisé pour la réduction du temps de travail parce que nous sommes ceux qui luttons pour la réduction du temps contraint. Là encore, les partisans du revenu universel semblent avoir abandonné ce combat. Or il est et restera l’axe sur lequel il faudra continuer à se battre.

Pour conclure, et à la lumière de ces divers éléments, vous comprendrez que je ne peux être d’accord avec l’idée selon laquelle le revenu universel serait la solution pour sortir toute une frange de la population de la pauvreté. J’appartiens au camp du progressisme, celui qui considère que rien ne nous a jamais été donné mais que tout a été arraché par la lutte. Je préfère la socialisation des risques à l’appropriation et à l’affectation individuelle des ressources. Je préfère la réduction du temps de travail à la dualité d’une société du travail et du non travail. Je préfère l’attribution de droits à celle d’un revenu. Je préfère l’égalité tout court à l’égalité des chances. Ne nous noyons pas dans le miroir aux alouettes du revenu universel, roue de secours du capitalisme, cheval de Troie du libéralisme économique. Donner un revenu à une population pour pouvoir consommer n’a jamais fait un programme politique. Par contre lutter pour la réduction du temps de travail, pour un meilleur partage de la valeur ajoutée, contre les inégalités et donc contre les causes de la pauvreté sont les combats que nous allons devoir encore mener demain.

Séverine Véziès, Rédactrice en chef du Journal de l'insoumission

 

Article publié initialement dans le Journal de l’insoumission, en novembre 2017

Revenu de base ou universel : attention danger ?

Si l’idée ne date pas d’hier, depuis la crise de 2008, le revenu universel soulève un nouvel engouement. Le MFRB (Mouvement Français pour un Revenu de Base) le définit comme le versement à chaque citoyen.n.e d’un revenu de base inconditionnel, cumulable à d’autres revenus et distribué par une communauté politique à tous ses membres de la naissance à la mort sur une base individuelle, sans contrôle de ressources ni d’exigences de contrepartie.[1]

A gauche, comme à droite, on trouve des défenseur.euse.s de ce projet. Utopie ou projet redoutable politiquement, projet d’émancipation des salarié.e.s ou cheval de Troie du libéralisme, le revenu universel divise, y compris le camp des progressistes.

L’idée de l’allocation universelle, une longue histoire ?

Ses tenants aiment à rappeler les idées de Thomas More, de Thomas Paine ou de Charles Fourier, qui dès le XVIème siècle pour le premier, avancent des propositions que certains qualifient comme proches du revenu de base. Cette vision idéalisée est souvent utilisée, justifiant une paternité lointaine censée donner un fondement incontestable au projet. La vérité est qu’il n’y a pas un mais des projets, selon la tradition dans laquelle la mesure s’inscrit. Une tradition communiste : tout à chacun.e participant à la création de richesse commune, une société devenue riche se doit de fournir un revenu décent à tous et toutes, permettant ainsi de s’émanciper du travail et de s’adonner à des activités autonomes. Une tradition libérale qui propose d’attribuer une même somme, dite de base, à tous et toutes, le mérite de chacun.e faisant le reste. Outre ces deux traditions, le courant libertarien a pu s’émouvoir pour ce projet, y voyant un moyen de s’émanciper du contrôle social étatique.

De ces deux traditions découlent deux conceptions de la justice sociale

La première, héritière de l’après-guerre avec la création du régime général de la Sécurité sociale et de la fonction publique, et dont l’objectif est de limiter la sphère du marché par la socialisation d’une partie de la richesse produite pour assurer une redistribution, une protection collective contre les risques et évènements de la vie. Dit plus simplement, il s’agit de créer dans le cadre d’un Etat social, un pot commun dont l’affectation est déterminée collectivement, avec comme boussole, la lutte contre les inégalités.

La seconde vise à étendre les possibilités du marché, et donc à lutter contre la pauvreté due aux crises générées par le capitalisme. Dit plus sèchement, il s’agit de fournir un revenu permettant de continuer à consommer…

De la socialisation à l’appropriation privée

D’un côté, on recherche l’égalité tout court, de l’autre l’égalité des chances et donc la lutte contre la pauvreté mais sans remettre en cause les écarts entre riches et pauvres.

Depuis plus de 30 ans, un certain nombre de mesures se sont inscrites dans cette vision libérale de la justice sociale (RMI, RSA, RMA). Les résultats parlent d’eux-mêmes : la pauvreté absolue[2] a certes diminué[3], mais les inégalités se sont creusées[4]. Depuis plus de 30 ans, le libéralisme prône la baisse des dépenses publiques. Dans les faits, les montants alloués à la lutte contre la pauvreté sont inférieurs aux coupes budgétaires : on prend 10, on donne un. Derrière ces mesures, c’est donc l’Etat social qui recule.  Des économistes libéraux comme Milton Friedman défendent l’idée du versement d’une allocation, une sorte de solde de tout compte en remplacement des autres aides ou allocations existantes. Une façon de simplifier (supprimer ?) le système de protection sociale... En Finlande depuis janvier 2017, une expérimentation est menée en ce sens auprès d’un échantillon de chômeur.euse.s[5]. Est-ce cela l’émancipation ?

Plutôt que de distribuer des droits sociaux, on distribue un minimum vital, libre à chacun de réussir à le faire « fructifier » pour sortir du lot… Le projet libéral s’éclaire alors : baisse des dépenses publiques tout en garantissant un revenu résiduel aux plus démunis, sorte de filet de sécurité, de roue de secours du capitalisme, permettant ensuite la flexibilisation du travail, la suppression des autres aides, la pression à la baisse des salaires…

 Face à ces critiques, à « gauche », on tente de nous rassurer… Mais déduire de la raréfaction de l’emploi qui serait inéluctable, la nécessité d’un revenu universel, c’est nier la persistance du conflit entre capital et travail, c’est abandonner le combat du partage de la valeur ajoutée, c’est abandonner la lutte contre les inégalités qui découlent d’un partage des richesses biaisés, c’est renoncer aussi à la baisse collective du temps de travail.

 Ne soyons pas candides, il est illusoire de penser que la mise en place de cette, certes, belle idée émancipatrice sur le plan philosophique, échappera aux rapports de force politiques actuels et donc au refrain de la dette publique… Cet habit du progrès humain et de la libération du travail ne serait- il pas le cheval de Troie du libéralisme visant à remettre en cause la protection sociale telle que pensée en 1945 ?

 A ce titre et en l’état, ce projet est redoutable politiquement. Souhaitons-nous prendre ce risque ?

 Séverine Véziès

 

[1] http://www.revenudebase.info/
[2] Pourcentage de personnes en dessous du seuil de pauvreté
[3] Nouvelle tendance à la hausse de la pauvreté depuis la crise de 2009
[4] https://www.inegalites.fr/Rapport-sur-les-inegalites-en-France-edition-2017
[5] http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/01/01/la-finlande-commence-a-experimenter-le-revenu-universel_5056148_3214.html

Laisser un commentaire