Pourquoi je vote Mélenchon

Il est difficile pour un journaliste de rendre public un choix électoral. Ce métier consiste en effet à informer, décrire, éclairer... et non prescrire ou orienter en douce, bien qu'une telle dérive s'observe parmi quelques célébrités médiatiques, surtout s'il s'agit de conforter l'ordre des choses au nom du « raisonnable », voire de l'aggraver au nom de « l'identité ».

Pas question pour moi de prescrire quoi que ce soit, mais plutôt expliquer mon choix et dire d'où je parle. Aujourd'hui retraité, donc libéré d'une forme de réserve, je sors du bois et annonce « je vote Mélenchon ». J'entends déjà des voix, amies ou non, s'exclamer. Comment voter pour un homme ayant morigéné des journalistes, leur intimant de « fermer leur bouche » ? Comment confier le bouton nucléaire à un tel sanguin manquant de sang froid lors d'une perquisition ? Comment oser voter pour ce digne représentant d'une idéologie qui a tant échoué et fait tant souffrir ? Comment accepter ses « ambiguïtés » sur Poutine ?

Oui, je sais, il a énervé plus d'un de ses soutiens en oubliant de tourner sept fois sa langue dans sa bouche en quelques occasions. Au soir du premier tour de 2017, il a raté l'occasion de prendre le leadership de la gauche avec un discours plus amer qu'ouvert. Cet homme est sans doute entier. Il n'est pas un mondain, n'a pas l'exquise onction d'un cardinal ou la retenue madrée de François Mitterrand. Jean-Luc Mélenchon a commencé adolescent sa vie politique dans une chapelle d'extrême-gauche pure et doctrinaire mais anti-stalinienne, la même que celle de Lionel Jospin dont il fut ministre. Il fit ensuite carrière dans l'attrape-tout que fut dans les années 1970-80 le Parti socialiste dont la conversion néolibérale, jamais dite ni assumée, ne sauta enfin aux yeux du grand nombre que lorsqu'il le quitta en 2008. En cela, je salue en Mélenchon celui qui a alors redonné une perspective politique au combat pour l'émancipation.

D'où je parle : mon histoire familiale, professionnelle et militante

Ma culture politique de jeunesse doit beaucoup au PSU, un parti auquel j'ai adhéré, encore lycéen, pendant deux ans au cours de la décennie 1970. Un parti qui, dans les années 1960, sauva l'honneur de la gauche engluée dans les compromissions coloniales (pour la SFIO, ancêtre du PS) ou le stalinisme (pour le PCF), et contribua à sa régénération. Ma culture politique doit aussi à mon histoire familiale : immigrations libanaise et polonaise suivies de mariages mixtes, lignées ouvrière et universitaire, engagements dans la Résistance, pour l'indépendance de l'Algérie, pour le droit à l'IVG.... Elle doit aussi à ma longue vie professionnelle, commencée à 17 ans dans un bureau d'études techniques comme dessinateur industriel, poursuivie par divers petits boulots dont manœuvre, agent des services hospitaliers puis pion dans l'Education nationale pour financer des études de géographie et de sociologie. Je suis devenu journaliste à la trentaine, militant syndical, accompagnateur en montagne à 50 ans exerçant en libéral, puis créateur d'une petite entreprise de presse en ligne. Ajoutées à une curiosité intellectuelle permanente, ces diverses expériences et quelques autres ont structuré une réflexion ancrée dans l'action, consolidé de fermes convictions libertaires de gauche, nourri de concret une critique du capitalisme, entretenu une ouverture d'esprit permettant de comprendre les autres choix et situations, fussent-ils différents des miens. Avec une ligne rouge : l'extrême-droite et ceux qui lui font la courte échelle.

Je fus longtemps électeur de la gauche unie, votant le plus souvent PS ou Verts, parfois PCF ou MRC lors d'élections locales ou européennes. J'étais contrarié par les positions pro-nucléaires du PCF, par la méconnaissance des questions sociales de la plupart des écologistes et de nombre de socialistes. J'approuvai les réformes en faveur du monde du travail (5e semaine de congés, droits accrus pour les comités d'entreprise...), le prix unique du livre, mais je me désolais des renoncements. Ils furent nombreux sur l'économie et le social où l'on peinait à voir le soutien aux alternatives ou à l'économie sociale et solidaire, sur l'Europe où les socialistes ont échoué à construire les protections promises, tant pour les travailleurs que pour l'industrie, sur les médias où rien n'a été fait pour empêcher la concentration. Je ne néglige pas les avancées sociétales, mais elles ne changent rien à la domination croissante du capital sur les vies et les structures sociales. Je déplore l'aggravation de la nature présidentialiste des institutions provoquée par l'inversion du calendrier électoral en 2000, transformant les législatives en scrutin de ratification d'une présidentielle se rapprochant davantage du casting que du débat de fond.

La dérive néolibérale du PS et le référendum de 2005

Le comble de la dérive du PS intervint lors du référendum de 2005 sur le projet de Traité constitutionnel européen. J'avais un a priori plutôt favorable au texte quand le congrès de mon syndicat, le SNJ, accepta ma proposition de l'étudier au regard de trois enjeux : droit social, liberté de la presse, libertés syndicales. J'ai donc lu les 800 pages du TCE et de ses annexes malgré un juridisme rébarbatif. A mesure de ma lecture, ma consternation grandissait au vu des régressions projetées en matière sociale ou sur les libertés publiques : « Comment peut on voter un tel texte ? », me disais-je en regrettant de ne pas avoir, treize ans plus tôt, lu le traité de Maastricht pour lequel j'avais voté et que je découvrais car il était intégré au TCE. Je suis toujours fier d'avoir fait voter par le conseil national du SNJ, à l'unanimité moins trois abstentions, une résolution n'appelant pas à voter oui ou non, mais exposant les trois points convenus, car les journalistes n'attendent pas que leur syndicat leur dise quoi voter mais les éclaire. Ma conception de l'indépendance du mouvement syndical par rapport au politique m'a conduit à batailler au niveau de l'Union syndicale Solidaires avec quelques camarades pour qu'il n'y ait pas d'appel à voter non, en vain... Et le jour du vote, le citoyen que je suis a voté non, partageant d'autres critiques du texte dont la constitutionnalisation du néolibéralisme.

Tout cela fait que je fus soulagé quand, en 2008, Mélenchon quitta le PS pour proposer autre chose à gauche. La claque de l'élimination de Jospin en 2002 avait poussé le PS vers la droite après une introspection faisant l'impasse sur les renoncements économiques et sociaux. Cet échec aurait dû au contraire le ramener à gauche, c'est ce que tentait alors selon moi Mélenchon. J'avais lu une dizaine d'années auparavant son essai A la conquête du chaos que j'avais trouvé pertinent et fort bien construit pour un livre politique. Ce détail me permet de préciser que je ne pense pas que la politique doive être en surplomb de la multitude des créations humaines. Elle est plutôt une nécessité pour vivre ensemble et en paix, mais ne peut se substituer à l'art, la science ou la connaissance... Par ailleurs, comme militant syndical, associatif ou citoyen, je défends l'autonomie de la société civile. Car la politique étant loin d'épuiser la totalité des potentialités humaines et terrestres, je n'en fais pas l'alpha et l'oméga de nos vies. Reste que la politique a pour rôle et objectif de définir les conditions permettant la vie en société, par le débat, l'expression pacifique des conflits, la construction de compromis.

Pourquoi donc alors vais-je voter Mélenchon le 10 avril, et j'espère le 24 avril ?

Reconstruire la gauche : plus facile avec une présence au second tour

Déjà parce que son acte de quitter le PS en 2008 a ouvert un processus de reconstruction de la gauche sur des bases de rupture avec le néolibéralisme. Ce processus était nécessaire, mais aussi semé d'embuches et de chausses-trappes propres au champ politique : opportunisme, ambitions personnelles, jeu des alliances, coûts symboliques et/ou émotionnels de la rupture... Ces éléments expliquent à quel point ce chemin ne peut qu'être long et lent... Nous sommes déjà 14 ans après que Mélenchon a quitté le PS. La victoire de François Mitterrand en 1981 intervint 23 ans après la déconfiture de la gauche en 1958, sanctionnée par le « coup d'Etat » du 13 mai qui installa De Gaulle et la 5e République.

Cette raison historique de fond s'articule à des raisons conjoncturelles. En 1958, la faillite du centre-gauche au pouvoir depuis 2 ans, avait rendu plausible l'hypothèse d'un coup de force de l'extrême-droite et du parti colonial. La période actuelle est lourde d'une menace équivalente par le biais des urnes, porteuse d'une régression civilisationnelle mortifère. Les scandales (EHPAD, Alstom-General Electric, Mc Kinsey, les affaires touchant une trentaine de proches du pouvoir...) éclaboussant la macronie rendent possible une victoire de Le Pen au second tour face à Macron. Pour éviter cette possibilité, il faut écarter Le Pen du second tour, donc permettre à Mélenchon de la devancer.

Barbara Romagnan, députée PS du Doubs de 2012 à 2017 que j'aime beaucoup pour le courage dont elle a fait preuve en s'opposant aux dérives de Hollande et Valls, défend le vote Jadot en expliquant que ce sera autour de ses idées qu'il faudra reconstruire la gauche après une défaite déjà intégrée, jugeant que Mélenchon ne peut pas gagner contre Macron. Mais les raisons pour lesquelles Macron pourrait perdre face à Le Pen sont les mêmes que celles qui pourraient faire gagner Mélenchon face à Macron. Et en cas de second tour Mélenchon-Macron, c'est une tout autre campagne qui s'engagerait entre un projet de gauche redistributrice et un projet de droite néolibérale et autoritaire. Entre un projet de relance par la demande populaire et la transition écologique, et un projet de poursuite de la désastreuse politique économique de l'offre et du soi-disant ruissellement. Je n'exclus évidemment pas une défaite de Mélenchon face à Macron, mais je n'oublie pas que la victoire de Mitterrand de 1981 a été précédée de sa courte défaite de 1974, dans les deux cas sur un programme de gauche. Mieux vaut reconstruire à partir d'une présence au second tour que d'une candidature de témoignage au premier : on a vu ce que sont devenus les 6,3% de Benoît Hamon il y a cinq ans. Et j'ai aussi mémoire que Mitterrand était loin de faire consensus à gauche, notamment en raison de ses agissements de ministre (Intérieur puis Justice) très répressif durant la Guerre d'Algérie.

Pour un débat géopolitique et une diplomatie alternative face aux empires et aux oligarchies

Les positions internationales de Mélenchon peuvent-elles constituer un argument ? Je ne le pense pas. Devrait-il être le seul à ne pas avoir anticipé l'agression de l'Ukraine ? Quant à lui mettre sur le dos une complicité avec Poutine, c'est non seulement malhonnête, mais permet d'éviter le débat sur la géopolitique et la diplomatie alternative qu'il propose face aux empires et aux oligarchies. Pour suivre la politique internationale notamment sur France Culture ou Le Monde diplomatique, je suis frappé de constater que Mélenchon est le candidat qui partage le plus ses réflexions publiquement, et sort de ce fait du scandaleux domaine soi-disant réservé du chef de l'Etat.

Restent les arguments relatifs au caractère de Mélenchon. Ils sont à mon sens hors de sujet et terriblement dangereux car ils consistent à psychologiser une question politique. Et donc à privilégier l'approche par le casting popularisée par les jeux télévisés. Ou pire, à entériner la perspective du goulag pour les opposants taxés de folie. Et si l'on aborde le caractère de Mélenchon, pourquoi ne pas le faire aussi avec le caractère des autres ? Le Pen et Macron ne sont-ils pas dissimulateurs ? Faut-il s'inquiéter de la première qui veut faire oublier qu'elle a participé à un bal nazi et souscrit un emprunt russe ? S'inquiéter du second qui n'est jamais loin dès lorsqu'on creuse la question du financement de sa campagne 2017 ou qu'on soulève le dossier Alstom-General Electric ? Zemmour n'est-il pas un falsificateur de l'histoire ?

Le programme : le fond et la forme

Enfin, regardons les programmes. Et là, même si ceux de Jadot et Roussel ne sont pas mauvais, s'il y a du bon (et du moins bon) dans celui d'Hidalgo, il n'y a pas photo. Vraiment. C'est cela que pour ma part, je privilégie. Sur la forme qui a présidé à sa construction plus que participative. Et sur le fond : le SMIC, la retraite, l'urgence sociale, le blocage des prix des produits de première nécessité, l'investissement public dans la santé, l'éducation, l'environnement, la justice fiscale, une alimentation saine, une agriculture propre, des productions stratégiques relocalisées... On peut avoir toutes les sympathies pour les autres candidats de gauche, mais le choix ne peut hélas se porter que sur un seul. C'est ainsi. C'est le présidentialisme duquel Mélenchon propose justement de sortir avec une assemblée constituante.

En fait, il ne faut pas se tromper d'élection : on peut voter Mélenchon à la présidentielle, puis pour le parti de gauche ou écolo de son choix aux législatives pour que la majorité parlementaire soit diverse. Le seul inconvénient de cette méthode, c'est un peu le pari consistant à laisser aux états majors des partis le soin de s'entendre pour se répartir les circonscriptions. Il faut juste espérer qu'ils soient moins bêtes qu'en 2017 où, au lieu des 185 sièges espérés, il n'y en eut que 34 faute d'accord global, et j'oublie la trentaine de députés socialistes qui ont souvent voté avec les députés PCF et LFI dans la législature qui s'achève... J'ai aussi une pensée pour les macronistes repentis, ceux qui avouent s'être fait avoir et jurent qu'on ne les y reprendra plus...

Mais ça, c'est l'étape d'après. Pour l'heure, le vote Mélenchon me semble incontournable. Autrefois, on disait de l'élection présidentielle « au premier tour on choisit, au second on élimine ». Aujourd'hui, il s'agit d'éliminer dès le premier tour afin de ne pas être confronté à un non choix au second, comme il y a cinq ans, sauf que là on est prévenu...

Commentaires

  • Bien analysé, bien décortiqué, bien vu, monsieur Bordür. Puisqu’il faut bien voter pour quelqu’un. Ou alors voter « Coluche », compter les votes en parallèle (du ministère de l’Intérieur) et publier les décomptes.
    Mais pourquoi ne pas suivre votre choix, monsieur Bordür, puisqu’il ressemble à un sage conseil sans intention de l’asséner. Ce qui autorise un clin d ‘œil aux challengers. L’important est de MONTRER qu’on est CONTRE une mécanique construite sur le mépris des gens modestes.


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