Traumatismes généralisés sur le lieu de travail face aux violences des vidéos à modérer sur Tik Tok, soutien psychologique inadéquat, objectifs de performance exigeants ou impossibles à réaliser, retenues punitives sur les salaires et surveillance par caméra chez soi, ces modérateurs de Tik Tok qui travaillent pour Teleperformance (sous traitant) dénoncent la répression dont ils sont l’objet quand ils veulent obtenir de meilleures conditions de travail ou se syndiquer.
Luis est un étudiant colombien de 28 ans. Il travaille toute la nuit à modérer des vidéos pour TikTok. Pendant la journée, il essaie de dormir un peu, mais souvent les vidéos choquantes qu’il a vu dans la nuit viennent hanter son sommeil. Il se souvient d'une vidéo enregistrée lors d'une fête, dans laquelle deux personnes brandissaient des morceaux de viandes. Après analyse de la vidéo,
il s’agit en fait de peaux et de cartilages qui avaient été écorchés sur des visages humains avec lesquels les deux fêtards s’amusaient.
Tous les jours, Luis voit des vidéos de meurtres, suicides, pédophilie, contenu pornographique, accidents, cannibalisme…
Pour Carlos, un ancien modérateur de TikTok, c'est une vidéo d'abus sexuels sur des enfants qui lui a donné le plus de cauchemars. La vidéo montrait une fillette de cinq ou six ans, explique ce père de famille. Il se souvient avoir appuyé sur le bouton pause, être sorti fumer une cigarette pour se calmer et être revenu ensuite pour terminer son travail de modérateur.
Des vidéos horribles comme celles-ci font partie du travail quotidien des modérateurs de TikTok en Colombie. La croissance rapide de TikTok en Amérique latine - environ 100 millions d'utilisateurs dans la région - a conduit à l'embauche de centaines de modérateurs en Colombie pour mener une bataille sans fin contre les contenus abusifs.
Ils travaillent six jours par semaine, jour et nuit, pour un salaire mensuel de 1,2 million de pesos (254 $) par mois, bien moins que les 2 900 $ payés par les modérateurs de contenu basés aux États-Unis.
Un accompagnement psychologique de façade
Claudia, une modératrice actuelle de TikTok, a déclaré qu'elle avait ressenti de l'anxiété et de la panique au travail après avoir regardéune succession de vidéos de personnes mangeant des animaux vivants.
Ces vidéos, qui sont à la mode, étaient incontournables dans le cadre de son travail mais elles créaient en elle des phobies :« Je couvrais mon écran et attendais que 10 secondes passent », confie-t-elle.
Claudia a fait une demande d'aide psychologique à Teleperformance, via le programme interne prévu à cet effet. Pendant deux mois, elle n’a eu aucune nouvelle de la société. Finalement contactée, on lui a expliqué que Teleperformance ne pouvait rien faire pour elle et qu’elle devait se rendre chez un médecin. Luis déclare que le service fourni en interne par Teleperformance est du "pur théâtre", une façade pour faire croire que l'entreprise agit. Tous les salariés sont finalement renvoyés chez leur médecin.
La pression par les objectifs
Si les travailleurs ne visualisent pas un grand nombre de vidéos ou ont quelques minutes de retard lors d'une pause, ils peuvent perdre une prime mensuelle pouvant aller jusqu'au quart de leur salaire.
Alvaro, modérateur de TikTok, a un objectif de 900 vidéos par jour, avec environ 15 secondes pour regarder chaque vidéo.
Il travaille de 6 heures du matin à 3 heures de l'après-midi, avec deux heures de repos, et son salaire de base est de 1,2 million de pesos par mois.« Si vous atteignez vos objectifs de productivité, vous pouvez gagner jusqu'à 300 000 pesos de plus. Mais un seul petit écart peut suffire à ne pas les gagner. »
Il a déjà reçu une sanction disciplinaire, connue en interne sous le nom de « formulaire d'action » (un formulaire utilisé également en France) car on lui reprochait de n’avoir visionné que 700 vidéos. Une fois qu'un travailleur a un formulaire d'action, dit-il, il ne peut pas recevoir de prime ce mois-là. Alvaro explique :
« Il faut travailler comme un ordinateur. Ne dites rien, ne vous couchez pas, n'allez pas aux toilettes, ne faites pas de café, rien »
Télésurveillance par caméra chez soi
NBC News a révélé l'année dernière que les travailleurs de Teleperformance en Colombie, y compris ceux sous-traités par Apple et Uber, avaient été contraints de signer des contrats qui donnaient à l'entreprise le droit d'installer des caméras chez eux.
Carolina, une ancienne modératrice de TikTok qui a travaillé à distance pour Teleperformance entre juin et septembre 2020, dit que
les superviseurs lui ont demandé d'être devant la caméra en continu pendant son temps de travail. Ils l'ont également averti que personne d'autre ne devait être en vue de la caméra et que son bureau devait être vide à l'exception d'un verre dans un verre transparent.
Carolina ajoute : « C'était terrible, car ma famille vit aussi dans ma maison. Je culpabilisais de leur dire : S'il vous plaît, ne passez pas derrière ma caméra parce que je pourrais me faire virer. Teleperformance est particulièrement paranoïaque à l'idée que les gens voient ce que nous faisons ».
En France, Teleperformance demande à ses conseillers clientèles en télétravail sur la plateforme téléphonique de EDF à Belfort, si ils ont des papiers et des stylos sur leur bureau, si la porte de leur chambre est fermée, si personne n'est à côté d'eux, si leur écran est pointé vers la fenêtre... Un tweet du syndicat SUD révèle le débriefe écrit informatisé prévu à cet effet à raison d'une fois par mois pour chaque conseiller clientèle.
La répression syndicale
L'externalisation de la modération de contenu vers des pays du Sud comme la Colombie est très rentable pour les entreprises car les travailleurs sont bons marchés et mal protégés. Carolina, qui a quitté Teleperformance il y a deux ans, déclare :« Il est très important que les gens sachent que c'est abusif, et que beaucoup d’entreprises profitent de la terrible situation économique que connaissent les jeunes d'Amérique latine. »
UTRACLARO, un syndicat colombien représentant les travailleurs des centres d'appels, tente d'organiser le personnel de Teleperformance depuis plus de deux ans, y compris les modérateurs de TikTok. C’est un processus lent et laborieux, avec une résistance de la part de l'entreprise à chaque étape.
Les principales revendications du syndicat réclament que Teleperformance permette aux travailleurs de former un syndicat sans intimidation et que les représentants syndicaux soient autorisés à entrer sur le lieu de travail pour parler à leurs collègues.
Lorsque les organisateurs distribuaient des tracts ou tentaient de parler aux travailleurs qui prennent leurs pauses devant les bureaux de Teleperformance, les agents de sécurité du parc les suivaient et leur ordonnaient de quitter les lieux. À une autre occasion, les gardes ont appelé la police après s'être disputés avec les organisateurs au sujet de leur droit d'être là.
« Et parce que c'est une grande entreprise, la police est de leur côté », déclare une autre source
Un procès intenté par Teleperformance est en cours contre l’organisation syndicale UTRACLARO. C’est une tentative d'intimidation des travailleurs, a déclaré UNI Global Union, une fédération syndicale internationale qui soutient UTRACLARO dans son conflit. Les avocats de Teleperformance ont demandé « la suspension, la dissolution, la liquidation et la radiation du syndicat », selon les archives judiciaires publiques. Rien que ça !
« Je suis dans ce genre d'entreprise depuis 2013 », confie un employé du service client de Teleperformance, « je peux vous dire que si vous prononcez ce mot [syndicat], vous serez absent le lendemain. Syndicat de travail ? Tu ne peux pas dire ça »
Cet article a été traduit et retranscrit partiellement. Vous retrouverez l’article original en cliquant ici. Il est le fruit d'une collaboration entre TIME et The Bureau of Investigative Journalism, un bureau de rédaction à but non lucratif basé à Londres. Les noms des modérateurs qui ont parlé au Bureau ont été changés pour protéger leur identité. Ni TikTok, ni Teleperformance n'ont répondu aux allégations spécifiques de cet article.