Les Kosovars émigrent… mais qu’est ce que le Kosovo ?

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Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, nos autorités municipales et préfectorales sont excédées par l'afflux, à Besançon et dans la région, de demandeurs d'asile et de migrants en provenance du Kosovo. La Municipalité renvoie au rôle de l’État, et donc à la Préfecture, qui brandit le manque de moyens et l'argument de l' « appel d'air » pour justifier le fait qu'elle ne créera pas d'hébergements supplémentaires. Et les demandeurs restent à la rue.

Notre politique locale reste ainsi bloquée dans l'urgence et le court terme et évite de s'aventurer vers une approche plus large d'un problème d'envergure européenne, préférant s'en tenir à traiter les effets locaux négatifs que provoque cet afflux indésirable, cette « présence indue » sur notre territoire. Nos autorités en viennent aussi à moraliser sur le thème de la générosité de la République en stigmatisant ces gens qui fuient leur pays, alors qu'il auraient préféré vivre chez eux. Que faire face à cette situation ? Tout d'abord, chercher à la comprendre et à la faire connaître, et surtout s'abstenir de s'en prendre à une population en grande difficulté.

Un exode programmé

En effet, les Kosovars continuent à affluer malgré l'absence de places d’hébergement, contredisant ainsi la métaphore physique de l'appel d'air, qui cherche à requalifier de façon abstraite des situations humaines dramatiques pour mieux les tenir à une distance bureaucratique supportable alors même que cet exode s'est intensifié encore depuis décembre 2014Objet inconnu. De fait l'appel d'air c'est du vent.

Selon Le Monde du 21 mars, « au Kosovo, plus d'un actif sur deux est sans emploi. Il a fallu plus de cinq mois pour constituer un gouvernement, entre juillet et novembre 2014. Alors, dans l'urgence,une partie de ce petit pays […] a tenté sa chance à l'Ouest. Sur 1,7 million d'habitants, “130 000 à 140 000 sont partis“, déplore [un] député d'opposition. La rumeur que l'Europe avait besoin de main-d'œuvre et que les douaniers laissaient passer les migrants a encore accru la frénésie fin 2014 et début 2015. »

Toutefois, mettre le doigt sur certaines causes à l'origine de ces départs, qui tiennent tant aux tentatives européennes infructueuses de stabilisation d'une zone en vue de l'entrée de pays des Balkans dans l'UE qu'à certaines spécificités géopolitiques du Kosovo, permettrait d'en saisir la complexité ; faute de quoi ces afflux en Europe ne cesseront qu'une fois le Kosovo vidé de sa population, à moins que nous ne réalisions qu'il serait temps d’arrêter de jouer à nouveau avec le feu dans la poudrière balkanique.

Un cadre européen

Actuellement, l'Union européenne a toujours pour mission de stabiliser le Kosovo, pays indépendant de la Serbie depuis 2008, ayant l'euro pour monnaie, mais ayant adopté des pratiques mafieuses depuis la mort d'Ibrahim RugovaÉcrivain et homme politique kosovar, surnommé « le Gandhi des Balkans », incarnation de la lutte des albanophones pour leur indépendance vis-à-vis de la Serbie et président du Kosovo de 2002 à sa mort en 2006.Objet inconnu. Cette indépendance est contestée par cinq pays de l'UE (Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie) et par 35 dans le monde, dont la Serbie. Si refuser l’indépendance du Kosovo par crainte d’un effet domino est compréhensible, cette stratégie n'offre pas forcément pour autant un avenir pour la région, puisqu’il ne s’agit pas seulement du Kosovo, mais de toute l’Europe balkanique, dont la Grèce fait aussi partie.

La mission de l'Union européenne a toujours pour but d'encadrer cette indépendance kosovare de manière qu’elle soit démocratique, pacifique et se développe dans le respect strict des droits des minorités ; mais force est de constater que ce « processus de stabilisation » s'enlise actuellement face aux revendications nationalistes, à la fois serbes et albanaises. Pendant que la Serbie cherche à remettre la main sur un territoire qu'elle considère comme une province, le pouvoir kosovar, issu de l’UÇKArmée de Libération du Kosovo, mouvement paramilitaire qui a combattu pour l'indépendance du Kosovo dans les années 90 et est accusée de crimes de guerre.Objet inconnu, s'est durci dans une lutte nationaliste panalbanaise. Cette situation perdure et empêche dans les faits l’émergence d’une véritable économie et d’une vie démocratique au Kosovo, qui demeure sans aucun appareil législatif ni judiciaire fiable.

En effet, le gouvernement kosovar, source de discriminations et de violences, agit sous le joug d'anciens membres de l'UÇK reconvertis dans le PDK (Parti Démocratique du Kosovo), qui organisent depuis plusieurs années la liquidation politique d'opposants en s'abritant derrière le prétexte de vendettas privées. Tout cela s'effectue sous le regard de nos ambassades et sans que soit ouverte la moindre enquête, au nom du maintien de la « stabilité » dans la zone.

Une corruption qui touche EULEX

C'est dans ce contexte que la MINUK (Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo) a été remplacée à grand frais en 2008 par l'EULEX (Mission d’État de droit de l’Union européenne au Kosovo), pour doter justement le pays d'un État de droit. Malheureusement, elle est en train de sombrer dans un scandale de corruption qui fera l'objet d'un procès en 2015.

En effet, de hauts responsables de l'EULEX auraient accepté en 2012 et 2013 des pots-de-vin de la part du milieu criminel kosovar afin de classer des dossiers liés au crime organisé et d’acquitter des personnes soupçonnées de délits graves. Cette démonstration de l'influence que le milieu kosovar et une partie de la classe politique locale ont su avoir sur l'Eulex discrédite la mission européenne, venue théoriquement pour endiguer le rôle des mafias et donner des institutions fiables au Kosovo. Le quotidien serbe Politika a donc beau jeu d'écrire : « Les procureurs et les juges de l’EULEX, au lieu d’implanter les normes juridiques européennes au Kosovo, ont embrassé les us et coutumes locaux. »

Des conflits ethniques et la loi du kanun

La minorité serbe du nord du Kosovo, pour sa part, ne reconnaît que la législation serbe, avec en toile de fond les revendications de la Serbie sur ce territoire, « berceau de la civilisation serbe », qui persistent dans un pays multiethnique, habité par environ 7 % de Serbes pour 90 % d'Albanais, et où les Roms (des Ashkalis de langue albanaise) sont rejetés car soupçonnés de collaboration avec les Serbes et considérés comme des traîtres.

Au milieu de ces conflits et compte tenu du vide institutionnel dans lequel évolue cette république, la loi du kanun reste la seule constitution populaire partagée par la majorité des Kosovars de culture albanaise. Or la règle fondamentale de cette loi écrite, datant du XVe siècle, est celle de la bessa, notion où convergent la loyauté, la garantie, la fidélité et le respect de la parole donnée. Le caractère absolument contraignant de ce principe fait de toute violation de serment la plus grave des fautes, à l'origine de vendettas sans fin, où le règlement de comptes et le meurtre sont codifiés.

En l'absence d'un appareil judiciaire solide, les mafias locales s'organisent donc, comme en tout lieu où les institutions sont faibles, en s'appuyant entre autres sur cette loi du kanun venue d'un autre âge et qu'Ismaël KadaréObjet inconnuLe plus célèbre des écrivains albanais contemporains. décrit dans son roman Avril brisé. Ainsi le Kosovo vit-il dans un cadre législatif inefficace, gangrené par une corruption et une violence imposant le respect des clans, ce qui explique par ailleurs que la population ne s’adresse que rarement à une justice décrédibilisée.

De façon générale, les discriminations et les violences interethniques restent un problème central au Kosovo, où communautés serbe et albanaise ne se mélangent pas. Les couples mixtes et les personnes issues d’un mariage mixte sont victimes de représailles, sans omettre les tensions envers les minorités (Roms, Ashkalis) qui sont les plus touchées depuis février 2008.

Une présence avérée d'ISIS au Kosovo

Un autre défi pour la région est la présence croissante d’ISIS (État islamique d'Irak et de Syrie), qui profite aisément de la situation économique et administrative dégradée du Kosovo pour, d'une part, faire des Balkans et du Kosovo une voie de transit importante entre l’Europe occidentale et le Moyen-Orient, et d'autre part recruter, dans ce pays majoritairement musulman. Plusieurs demandeurs d'asile ont fui après avoir reçu des courriers aux armes de ISIS leur intimant de gagner l'armée islamiste sous peine de pressions menaçantes sur leur famille.

Des passeurs organisés

C'est autour de cette situation désespérante que s'articule l'exode d'une population maintenue dans la pauvreté et vivant au milieu de guerres claniques meurtrières.

À cela s'ajoute l'activité lucrative de passeurs qui dépouillent les candidats à l'exil de l'argent résultant de la vente de leurs biens réalisée en catastrophe avant leur départ. Depuis décembre dernier, un afflux massif de 50 000 Kosovars a gagné en bus la Serbie pour se rendre en Hongrie, puis chercher ensuite à gagner l'Allemagne ou la France selon les itinéraires balisés des passeurs, et pour des tarifs élevés bien qu'en baisse vu le nombre des demandes actuelles (références en encadré). Pour tenter d'endiguer ce flux et limiter le nombre des demandes d'asile, l'OFPRA (Office français de défense des réfugiés et des apatrides) avait cyniquement essayé d'inscrire le Kosovo sur la liste des « pays sûrs », mais le Conseil d'État a invalidé cette inscription l'an dernier.

Une poudrière à nos portes

De cette réalité à nos portes, peu d'échos dans nos médias, sinon le rejet par nos préfectures locales de ces populations en danger qui, à l'instar des Syriens, ne sont pas accueillis comme il le faudrait. Notre préfecture semble s'étonner de l'exode des Kosovars et surtout de leur surnombre en Franche-Comté, mais personne ne veut parler de ce qu'est le Kosovo, où l'opposition scande pourtant un message clair : « Le gouvernement doit partir, pour que les citoyens puissent rester. »

Il est pourtant dangereux de voir évoluer à nos portes un pays où l'état de droit bafoué favorise une institutionnalisation mafieuse qu'on laisse faire sous couvert de maintien de la stabilité dans la zone. Il serait bon de se poser les vraies questions au lieu de s'en prendre ici aux populations qui subissent les effets de nos dérives, qui se veulent sécuritaires alors qu'elles sont dangereuses à long terme.

En tout état de cause, cet exode a des sources qui produiront toujours les mêmes effets tant que nous ne les traiterons pas à la racine - ce qui vaut pour bien des sujets. Mais il est indécent, en attendant, de continuer à affirmer que les Kosovars présents en Franche-Comté y viennent pour profiter des avantages sociaux français, quelles que soient les restrictions budgétaires dont nous souffrons par ailleurs, alors qu'ils préféreraient vivre chez eux en paix. Majoritairement jeunes, ayant fait des études ou ouvert des commerces, ils ont avant tout fui une situation invivable que nous laissons évoluer vers le pire, à nos portes, sans rien dire. Quelle stabilité cherche-t-on à préserver dans la zone et au profit de qui ? Voilà un autre thème à creuser...

Thierry Lebeaupin

Commentaires

  • Danièle Secrétant

    Merci pour ce beau travail d

    Merci pour ce beau travail d'information. Comprendre ce qui se passe dans les Balkans n'est pas aisé. Mafias, corruptions, guerres "ethniques" … vous conviendrez que tout à la fois votre article éclaire … et effraie. Pour me forger une conviction (ce qui est loin d'être chose faite) sur le sujet, j'oscille entre mon sentiment de compassion pour les populations en danger, mes principes de solidarité, et mon sentiment que nous devons garder, ou remettre, ou mettre notre pays "en état" afin de continuer à être une terre d'accueil, une terre d'asile. En redéfinir les fondamentaux¨républicains et laïques. Nous le savons (enfin, il me semble) qu'il n'y a pas que des brebis promises à l'abattoir qui entrent, les loups entrent aussi. Et il me semble que nous ne savons pas les chasser. En effet, qu'est-ce que ça veut dire qu'entrer dans un pays et s'y intégrer ? Il me semble(ça fait belle lurette qu'un certain nombre de mes certitudes ont fichu le camp) que nous avons laissé s'affaiblir nos principes laïques et républicains. D'où des frilosités de plus plus grandes.

    • Bien sûr il y a des loups

      Bien sûr il y a des loups chez les Kosovars mais dans la même proportion que chez les Français et je ne pense pas que cette proportion augmente soudain chez les migrants. Il se trouve que certains loups profitent actuellement de la situation au Kosovo et y font des fortunes en construisant par exemple des autoroutes inutiles. Je reprends à ce propos un article du "courrier des balkans" : Kosovo : « l’Autoroute de la nation », symbole du néocolonialisme américain" qui précise ceci :

      "Cette logique économique, à savoir que la construction d’autoroutes stimule la croissance et le développement économique, n’est pas réaliste. Le Kosovo importe neuf fois plus de marchandises qu’il n’en exporte. Tant que son économie sera basée sur le commerce et les importations et non sur la production, le projet d’autoroutes sera dépourvu de tout sens économique. En aucun cas, il ne peut être l’épine dorsale du développement. D’autant que le Kosovo construit avec ses propres deniers une autoroute pour faciliter le transport de marchandises entre l’Albanie et la Serbie…..

      Même si les indicateurs économiques au Kosovo ne se sont pas améliorés avec la construction de la première autoroute, le gouvernement a néanmoins prévu d’en construire une deuxième. Pendant la crise politique, alors qu’aucune majorité parlementaire ne réussissait à se former, le gouvernement sortant a signé un nouveau contrat avec Bechtel pour la construction de la nouvelle autoroute qui reliera Pristina à Skopje. Aucune information détaillée concernant la nouvelle autoroute n’a été révélée au public. Nous pouvons cependant affirmer de façon certaine que la compagnie Bechtel a été « recommandée » par l’ancien ambassadeur des USA au Kosovo, Christopher Dell, qui, à la fin de son mandat, fut employé comme consultant chez BECHTEL.

      L’influence extérieure sur les décisions du gouvernement kosovar peut, dans une certaine mesure, expliquer l’irrationalité de cet investissement par rapport à la capacité financière du pays. C’est le principe de la « porte tambour », une allocation de privilèges réciproques au détriment de l’intérêt national, qui régit les relations entre les entreprises privées américaines intéressées à investir au Kosovo et l’ambassade US. Cela en dit long sur la position subordonnée du gouvernement du Kosovo dans ses décisions d’investissements. En revanche, même si ce type d’irrationalité est généré par le statut néocolonial du pays, les structures dirigeantes du Kosovo ne sont pas sans responsabilités."

      Où sont les loups ? et que disent les Kosovars :  « Le gouvernement doit partir, pour que les citoyens puissent rester. »

      De quel côté se situent nos autortés Européennes et pourquoi soutient on cet Etat mafieux, la France a reconnu ce pays en 2008 et le site de France Diplomatie nous précise : "…La France assure une présence active sur le terrain et figure parmi les principaux contributeurs de la mission européenne pour l’Etat de droit EULEX (21 personnes). Le chef-adjoint de la mission, Mme Joëlle Vachter, Colonel de gendarmerie, est une française. La France contribue également à la force de l’OTAN, la KFOR (10 personnes), tout en ayant pris la décision, au vu de ses autres engagements extérieurs, de retirer la plus grande partie de son contingent en 2014. La Mission de l’OSCE au Kosovo est dirigée par un diplomate français, M. Jean-Claude Schlumberger…"

      Or nous n'avons pas beaucoup entendu notre gouvernement ni ces expatriés se plaindre de la situation au Kosovo,  ils en vivent même bien. EULEX se laisse par ailleurs corrompre  alors qu'il est là-bas pour rétablir l'état de droit. Ce qui est certain c'est que si l'aide au développement est une nécessité pour que les gens restent, il doit bénéficier un peu plus à l'intérêt général. Or on en est pas là et le Kosovo peut se vider.

  • Oui merci pour cet article

    Oui merci pour cet article éclairant ! On peut ajouter l'enquète de J-A Dérens dans Médiapart sur les récentes affaires de corruption: http://www.mediapart.fr/journal/international/200115/kosovo-la-mission-europeenne-eulex-engloutie-dans-un-scandale-de-corruption

    Danièle, je comprends mal le lien entre la question de l'immigration kosovare récente et les menaces aux principes républicains et à la laïcité ! Les Balkans sont assez profondément sécularisés, Kosovars albanais et Serbes notamment font de piètres prosélytes là-bas et ici a fortiori vu leurs impératifs quotidiens de survie. Les guerres récentes en ex-Yougoslavie ont davantage à voir avec l'héritage désastreux de la solution titiste aux questions nationales. La religion y a été (y est encore pour beaucoup hélas) un marqueur identitaire, quand le nationalisme a été attisé en tant qu'idéologie de rechange par des élites toujours disposées à s'entendre pour précipiter voisins et parents les uns contre les autres. L'identitaire et le religieux servent à merveille pour les champs de bataille dont les puissants savent se tenir à distance. Je ne parle pas des mémoires victimaires, d'une forme de revanche et retour de l'Allemagne, du Vatican, de l'impératif pour les USA à ce que l'OTAN "persiste dans son être"…
    Par ailleurs, je comprends l'intérêt d'Estrosi et du FN à amalgamer immigration, délinquance, islamisme et autre "cinquième colonne" et redoute la suspicion que celà fait naître ailleurs, comme par contagion, dès que l'on parle des migrants. Ici comme ailleurs, la crainte identitaire est commode pour évincer la question sociale, la relégation et l'abandon au chômage d'une population vis à vis de qui la République (c'est à dire nous également) ne tient pas ses promesses. 

     


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