Une ébauche d’histoire de la démocratie américaine

La démocratie américaine ou l'inclusion par l'exclusion

Les émeutes raciales consécutives aux bavures policières concernant des jeunes noirs, ont ravivées aux États-Unis le problème racial des noirs américains que certains avaient cru enterrés avec l'élection de Barack Obama en 2008. De plus la tournure des élections américaines de 2016, indique une radicalisation et une fragmentation exacerbée des diverses strates de cette société. Cependant cette tendance à la racialisation du débat public n'est pas nouvelle, loin de là, elle semble même être une des caractéristiques fondamentales de la démocratie américaine. Celle-ci semble être la différence essentielle entre le système politique aux États-Unis, et les démocraties françaises et britanniques, les deux autres pays matrices de la démocratie libérale. Cette différence semble justifier, en partie, les trajectoires différentes prises par ces différentes nations et il serait donc intéressant de s'interroger sur les causes et les conséquences de cette spécificité américaine. Ce questionnement et les réponses qui pourraient y être apportés permettraient sans doute de mieux appréhender l'histoire américaine et possiblement tenter de comprendre ce qui se passe actuellement aux États-Unis. Pour cela nous suivrons un déroulement chronologique commençant avec l'installation des premiers colons anglais au début du XVII siècle, car ils nous semblent être la matrice de l'Amérique contemporaine, jusqu'au début du XXI siècle. Nous nous concentrerons particulièrement sur les « minorités » qu'elles soient « blanches », « noires », « jaunes », « rouges »... Mais tout d'abord nous procéderons à quelques définitions pour être bien compris dans l'utilisation de certains mots parfois flous.

Quelques  définitions


Minorités : Le mot "minorité" désigne des réalités nombreuses qui renvoient à des champs d’étude et à des disciplines variées. Cependant il nous est donc difficile d’en donner une définition satisfaisante. On peut cependant proposer, qu’au sens le plus général, une minorité est une communauté d’appartenance unie par des liens religieux, ethniques, linguistiques, ou culturels, pourvu que les liens entre les membres de la minorité soient assez anciens et durables pour être perçu comme distinct du groupe majoritaire au sein de la population donnée. On peut aussi considérer les minorités comme les groupes subissant la domination d'un autre groupe au nom d'une différence supposée ou réelle.
Concept de « race » : Étant peu habitué à réfléchir en termes de « races » ou d'ethnies, nous tenterons tout de même de retranscrire les événements historiques dans leurs contextes spatio-temporels, afin de mieux voir la progression du mouvement.
Démocratie : Nous utiliserons ce mot en ayant bien à l'esprit les différences qu'il put recouvrir au fil du temps, car il nous semble que l'idéal d'égalité et de liberté (pour au moins une partie de la population, mais nous y reviendrons) est une constante de ce système en Amérique.
Après ces quelques définitions commençons cette histoire américaine par l’Amérique du Nord avant les États-Unis.


L'Amérique avant les Etats-Unis


Lorsque les colons anglais débarquent sur les côtes des futurs États-Unis, ils ont en face d'eux un monde (à leurs yeux) vide à conquérir, et à transformer selon leur vision du monde. Le groupe de migrants appelés à constituer symboliquement la matrice des futurs États-Unis, c'est à dire les puritains d'Angleterre, voit dans l'émigration au nouveau monde une possibilité de se régénérer et de fuir la corruption de la vieille Europe, symbolisée par l'Angleterre des Stuarts. Dans la tradition protestante, la Bible est particulièrement primordiale dans la manière de vivre de ces personnes. On pourrait dire que ces puritains débarquant en Nouvelle-Angleterre aux alentours de 1620-1630, s'identifient au peuple d'Israël durant l'Exode et après la sortie de l’Égypte. Ainsi dés l'arrivée des colons en Amérique, le terreau de la confrontation entre autochtones et nouveaux arrivants est fertile, puisque les colons sont consciemment différentialistes. Cela signifie que s'identifiant au peuple d'Israël de l'ancien Testament, les colons (particulièrement les puritains) se voient comme le nouveau peuple élu, censé apporter la lumière aux « sauvages » et recréer le royaume de Dieu. Pour indiquer cela on peut citer un passage de l'Exode dans l'Ancien Testament, ou le dieu des Hébreux est consciemment différentialiste:
« Voici que je vais conclure une alliance : devant tout ton peuple je ferai des merveilles telles qu'il n'en a été accompli dans aucun pays ni aucune nation. Le peuple au milieu duquel tu te trouves verra l'œuvre de Yahvé, car c'est chose redoutable, ce que je vais faire avec toi. Observe donc ce que je te commande aujourd'hui. Je vais chasser devant toi les Amorites, les Cananéens, les Hittites, les Perizzites, les Hivvites et les Jébuséens. Garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer, de peur qu'ils ne constituent un piège au milieu de toi. Vous démolirez leurs autels, vous mettrez leurs stèles en pièces et vous couperez leurs pieux sacrés. Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu car Yahvé a pour nom Jaloux : c'est un Dieu jaloux. Ne fais pas alliance avec les habitants du pays, car, lorsqu'ils se prostituent à leurs dieux et leur offrent des sacrifices, ils t'inviteraient et tu mangerais de leur sacrifice, tu prendrais de leurs filles pour tes fils, leurs filles se prostitueraient à leurs dieux et feraient se prostituer tes fils à leurs dieux." » [Exode, 34 (10-16).]
Avec cette évocation du caractère consciemment différentialistes des colons anglais, on peut mieux comprendre, le peu d'empressement des migrants à se mélanger aux autochtones contrairement à leurs homologues français, espagnols ou portugais. Cette volonté d'établir un « cordon sanitaire » entre les différentes « races » explique la rapide confrontation entre colons et indigènes, malgré quelques célèbres épisodes de fraternisation plus ou moins mythifié (cf. Thanksgiving de 1621), qui entraîna la disparition progressive des populations locales. Cela est caractéristique du colonialisme anglais, puisqu'au contraire les français installés dans la même région firent de la collaboration avec les Amérindiens la base de leur présence en Amérique du nord, ce qui impliqua un mélange précoce entre les deux populations dès l'évangélisation entamée. Cependant à ce fond différentialiste s'ajoute paradoxalement une certaine tradition libérale, qui pourrait expliquer la relative tolérance caractérisant la société américaine. En effet contrairement à bon nombre de sectes calvinistes, les puritains d'Amérique abandonnèrent rapidement le concept de prédestination, pourtant central dans l’œuvre de Jean Calvin. Ainsi dans son Institutions de la religion chrétienne : "Nous appelons Prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation."
Cette idée de prédestination fortement étudiée particulièrement par Max Weber au début du siècle dernier, explique en partie, selon Weber, l'avancée économique prise par les pays anglo-saxons ou germaniques. Au-delà du caractère simpliste et fortement réducteur de cette théorie (et de sa subjectivité), force est de constater que ce schéma ne convient pas aux calvinistes américains. En effet après des hésitations la doctrine du libre-arbitre est réinstauré chez les puritains, et fait désormais partie de la culture américaine. En cela les puritains suivent la tendance imprimée par Cromwell et les Independents britanniques. Ainsi on pourrait expliquer en partie la préférence anglo-saxonne pour le pluralisme institutionnel et la tolérance religieuse. Maintenant, afin d'expliquer cette préférence au libre arbitre intéressons-nous au modèle familial anglo-saxon. Contrairement aux familles germaniques ou occitanes françaises, le système familial encourage très rapidement l'autonomie des jeunes garçons par la pratique du sending-out qui consistait à envoyer les jeunes garçons servirent en tant que domestique, palefrenier... Par conséquent l'autorité paternelle ne survivait pas au-delà de l'adolescence ce qui peut expliquer la difficulté psychologique de maintenir l'idée d'un Dieu tout puissant face à la faible autorité paternelle. A l'inverse chez les familles occitanes ou germaniques, le père a une autorité sur son fils se prolongeant jusqu'à sa mort, avec une fréquence bien plus grande des familles souches, regroupant plusieurs générations contrairement à la famille anglo-saxonne nucléaire qui se compose des parents formant un ménage autonome avec leurs enfants. De plus le système familial nucléaire anglais (et américains) avait une indifférence marquée en ce qui concerne la répartition de l'héritage entre les frères. Simplement le principe d'égalité était considéré comme irréaliste et remplacé par d'autres systèmes. Chez les puritains de Nouvelle-Angleterre, le principe biblique de la double part pour l'aîné était utilisé, en Virginie on arguait du principe aristocratique de la primogéniture... Toujours est-il que la pratique quasi généralisée du testament indiquent cette indifférence quant aux principes d'égalité. De l'inégalité entre les frères à l'inégalité entre les peuples, il y a un pas que nous franchissons allégrement, et qui permet selon nous de mieux appréhender l'installation des anglais en Amérique.

On aurait pu s'attendre à ce que les Noirs transplantés par les Européens en Amérique soient à l'abri de ce sentiment différentialiste, puisqu'ils sont plus proches des colons anglais que des Amérindiens. Pourtant il en est tout autre puisque des 1705, le Massachussets édicte une loi interdisant les relations sexuelles entre les différentes « races » dirigé autant contre les noirs que les autochtones. De cette manière semble se constituer un ensemble ternaire différentialiste avec d'un côté les colons anglais blancs avec les deux repoussoirs que sont d'une part les indigènes et d'autre part les noirs, dans la figure respective de l'altérité lointaine et de l'altérité proche.  Maintenant intéressons-nous à ce qui semble constituer une rupture avec cette époque, la déclaration d'indépendance américaine.

La déclaration d'indépendance, une rupture en trompe-l’œil.

«Nous tenons pour des vérités évidentes que les hommes ont été créés égaux, que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, que parmi ceux-ci il y a la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Cette célèbre déclaration contenue dans le préambule de la déclaration d'indépendance, semble marquer une rupture avec l'esprit différentialiste caractérisant les premiers colons américains. Cependant nous verrons que cette rupture fut loin de constituer la base d'un renouveau politique.
En effet, il ne faut pas oublier que la déclaration d'indépendance et ses principes égalitaires ne concernaient que les hommes blancs, ce qui put servir à l'extension du suffrage universel masculin blanc. Néanmoins, les nouveaux États-Unis restaient une société esclavagiste, fondant sa prospérité sur l'exploitation d'un groupe ethnique donné en l’occurrence les noirs. De plus, un des griefs faits par les colons américains à la puissance coloniale anglaise, était sa trop grande « mansuétude » vis-à vis des Indiens. La déclaration d'indépendance nous éclaire sur son caractère différentialiste en qualifiant les autochtones de merciless savages c'est à dire de sauvage sans pitié La carrière d'Andrew Jackson illustre ce lien entre haine des Indiens et sentiment démocratique. Jackson fut un homme politique américain et militaire américain, héros de la guerre de 1812 contre les britanniques, il se fit remarquer pour sa haine féroce des indiens. Il mena de multiples campagnes contre ce peuple et perpétra de multiples massacres. Cependant dans le même temps il fut président de 1828 à 1836, et mena une politique de défense des intérêts des petits blancs et d'extension du suffrage universel masculin blanc. Cette ambivalence dans le personnage est encore visible aujourd'hui puisque d'un côté certains y voient un héros de la démocratie américaine, tandis que d'autres voient en lui un génocidaire. A tel point que bon nombres d'Indiens refusent les billets de 20 dollars puisque son effigie y est inscrite. On constate donc que les notions d'Homme et de blancs semblaient interchangeables dans l'esprit des signataires de ce document. Cela permet de comprendre le rôle prépondérant de certains virginiens tels que Thomas Jefferson, dans la rédaction de la déclaration, puisque lui-même était possesseur d'esclaves. Sachant que la Virginie possédait près de 40 % des esclaves noirs à l'époque, on comprend plus aisément la précocité de l'éclosion du sentiment égalitaire blanc dans ce pays. Tocqueville l'avait déjà remarqué lorsqu'il indiquait dans La démocratie en Amérique : «Ainsi, chose singulière, on vit l'élan démocratique d'autant plus irrésistible dans les États où l’aristocratie avait le plus de racines. L'État du Maryland, qui avait été fondé par de grands seigneurs, proclama le premier le vote universel et introduisit dans l'ensemble de son gouvernement les formes les plus démocratiques. » Par conséquent on se rend compte que c'est la fixation de la différence sur les Indiens et Noirs qui permit par effet miroir l'éclosion d'un sentiment d'égalité entre les blancs, ainsi le dira Jefferson Davis devant le Sénat juste avant la guerre de Sécession : « L'une des raisons qui font que nous nous résignons à l'existence [de l'esclave noir] est qu'il élève les Blancs à un même niveau général, qu'il rehausse la dignité de tous les Blancs à côté d'une race inférieure. » Ainsi on aboutit à l'idée de l'inclusion de tous les blancs définit comme égaux au sein du système politique, par l'exclusion des minorités que constituent les Indiens et les Noirs. D'un côté adhésion explicite au principe d'égalité des Hommes, de l'autre acceptation implicite au principe de différentialisation. Cela peut amener à se demander si le concept Herrenvolk democracy (démocratie du peuple des seigneurs) peut être appliqué aux Etats-Unis. Il fut développé par P.Van Der Berghe pour décrire la société sud-africaine, qui si l'on prenait seulement la partie blanche de la population pouvait constituer un modèle de démocratie, mais qui était appuyée sur l’oppression d'une partie de la population. Or les États-Unis répondent à ce modèle et peuvent être défini comme un état fonctionnant par l'exclusion d'une partie de sa population. Ce modèle n'est pas quelque chose d'isolé puisque la mère des démocraties, l’Athènes antique, fonctionnait sur un principe ethnique similaire excluant métèques et esclaves sans rémission. Cependant le concept de race étant plus général, il peut paradoxalement tout autant exclure que permettre l'intégration de nouvelles populations, ce que nous allons voir prochainement.


Le melting-pot Américain ou la « blanchisation des migrants »


De 1640 à environ 1840, l'installation de la démocratie (limité aux hommes blancs) se fait dans le cadre d'une population dont l'écrasante majorité est d'origine anglaise. Pourtant de 1840 à 1920 environ, on assiste à un processus d'assimilation sans précédent qui fait, en apparence, des États-Unis l'archétype de la société multiculturelle. On peut distinguer deux phases principales dans cette immigration :
- Une allant de 1840 à 1880, où les pays émetteurs sont principalement l'Irlande, l'Allemagne, les pays Scandinaves et les îles Britanniques.
- Une autre allant de 1880 à 1920, où les pays émetteurs sont principalement l'Italie, la Pologne, et la Russie avec ses Juifs ashkénazes.  Les lois restrictives des années 1920 concernant l'immigration mit un terme à cette immigration en limitant le nombre d'entrées à 150000/an, avec un système de quotas par pays favorisant les pays anglo-saxons et germaniques alors que la demande d'émigration dans ces pays était faible. Aujourd'hui malgré son statut de pays multiculturel, les États-Unis offrent le modèle d'une société complètement uniformisée sur le plan culturel. En effet, très peu de différences notables subsistent sur les plans fondamentaux dans ce pays. Cette uniformité culturelle caractérisée par un système familial quasi-unique, par un mode de vie commun, la fameuse American way of life, et des codes culturelles communs, est la meilleure illustration du principe d'omnipotence de la société d'accueil. Assurément, contrairement à certaines idées reçues, les migrants abandonnent assez rapidement leurs cultures d'origines et se fondent dans la masse originelle, si et seulement si la société d'accueil les accepte. Nous allons étudier l'exemple d'un groupe de migrants qui fut assimilé malgré des hésitations de la part des WASP(white anglo-saxon protestant), les Italiens. Les Italiens, furent nombreux à émigrer à la fin du XIX et au début du XXéme siècle. Les Italiens émigrant aux États-Unis proviennent majoritairement du Sud de la péninsule italienne, particulièrement la Calabre. Tout d'abord le système familial de ces Italiens du Sud, diffère fortement de celui des américains. Effectivement, la famille américaine type est de type nucléaire absolue, c'est à dire combinant l'autonomie des enfants, à l'indifférence sur le concept d'égalité entre les frères, tandis que les Italiens eux ont pour système familial type le nucléaire égalitaire associant l'autonomie des enfants à l'égalité entre les frères. Comme vu précédemment le différentialisme américain est en grande partie basé sur cette variable anthropologique de base, par conséquent les italiens débarquant se trouvent en porte-à-faux. Cette différence impliqua des distorsions dans l'assimilation des Italiens dans ce pays, afin de pouvoir s'adapter à ce nouvel environnement. On a l'exemple caractéristique de la solidarité entre frères qui est la marque de la famille italo-américaine et lui donne son côté chaleureux. Cependant, au bout de trois générations cette famille chaleureuse disparaît et les personnes d'origines italiennes reviennent à un niveau de solidarité familial typiquement américain c'est à dire très faible. De plus on assista à une vampirisation culturelle des Italiens dans le domaine religieux. Contrairement aux apparences, une bonne partie des Italiens émigrant qu'aux États-Unis affiché une forte indifférence religieuse mâtinée d'un vague catholicisme. Puisqu'en Amérique la classification religieuse a son importance, ils surprennent leurs mondes par leur indifférentisme religieux et leur anticléricalisme. L’Église catholique américaine contrôlée par les Irlandais parle même d'un problème italien dans les années 1880. Toutefois, l'intégration de plus en plus forte, pousse les élites italiennes émergentes à se conformer au modèle américain d'adhésion à un ensemble religieux. Ce processus atteint son apogée dans les années 1950, et le film Le Parrain en est un exemple, puisque le héros Michael Corleone, parrain de la mafia italienne, cherche à être respectable en se montrant un pieu catholique assidu aux offices religieux. Enfin, le dernier facteur d'assimilation est celui de l'exogamie c'est à dire le mariage en dehors de sa communauté originelle. Lorsque les Italiens furent étiquetés comme blancs, après quelques hésitations au début du XXéme siècle, ils furent progressivement incorporés dans le groupe dominant. L'élévation du niveau d'exogamie suit l'ascension du groupe dans la stratification socioprofessionnelle américain, ainsi c'est dans les années 60-70 que la fusion atteint son but et que les Italiens deviennent des Américains comme les autres. Ainsi le mécanisme à comprendre est celui de l'acceptation par la société américaine des migrants venant de régions porteuses de valeurs culturelles ou politiques radicalement différentes. La clé de cette fusion semble résider dans l'existence d'un groupe porteur de la marque de la différence : les Noirs Les noirs : de l'esclavage à la ségrégation.
Les États-Unis connurent deux périodes réformatrices, où la volonté d'émanciper les noirs se fit jour, celle des années 1840-1880 et celle des années 1960 à nos jours. Nous nous intéresserons à l'échec de la première tentative au XIXéme siècle. Le mouvement abolitionniste dont le fer de lance fut les quakers et les sectes protestantes fut mené par des gens dont les sentiments et l'humanisme étaient réels. Néanmoins si la haine de l'esclavage semblait réelle, on peut douter du caractère universaliste de ce sentiment. En effet, au Nord se développe une véritable négrophobie, considérant que l'extension de l'esclavage risque d'étendre la population noire dans de nouvelles régions. En témoigne les attaques physiques dont sont victimes les noirs au Nord, particulièrement à Philadelphie, pourtant capitale des quakers et du mouvement abolitionniste. Cette vision explique les paroles de Lincoln en 1858 lors d'un débat avec un concurrent politique lorsqu'il dit :
« Je ne suis ni n'ai jamais été partisan d'amener d'une façon quelconque l'égalité sociale et politique des races blanche et noire ; je ne suis pas, je n'ai jamais été partisan de faire des Noirs des électeurs ou des jurés. J'ajouterai qu'il existe entre les races blanche et noire une différence physique qui, je crois, interdira toujours que les deux races vivent ensemble dans une situation d'égalité sociale et politique ... »
Ainsi on comprend mieux pourquoi il attendit 1863 pour proclamer l'émancipation des noirs et 1865 pour abolir l'esclavage. Malgré la tentative d'assurer l'égalité des noirs aux Sud après la guerre de Sécession par les Républicains radicaux ; très vite les élites blanches reprennent le contrôle du Sud-américain et instaurent une société ségrégationniste maintenant les noirs dans un état de sujétion. Cette politique a deux facettes : -Une légale, ou ces états du Sud instaurent des législations ségrégationnistes. Par conséquent les noirs libérés sur le plan juridique sont dans la pratique privés du droit de vote et exclus du système d'éducation blanc. Cette vision est confirmée par l'arrêt de la Cour Suprême en 1896 proclamant la validité dès cette politique par la fameuse formule separate but equals(séparés mais égaux). Cela est la marque d'une politique d'apartheid. Une forme illégale de cette apartheid, est représentée par la figure du KU KLUX KLAN. Cette milice sudiste militant pour la suprématie blanche et faisant régner la terreur parmi les noirs et ceux qui militait pour l'égalité, dont des blancs militants. Enfin même dans le Nord abolitionniste, la fin de l'esclavage marquant l'émigration massive de noirs, les blancs se retrouvent confrontés aux Noirs cherchant une vie meilleure dans le Nord. Le noir abstrait à libérer du Sud et remplacé par le noir concret du Nord libre et vu comme un concurrent pour les classes blanches laborieuses. Ainsi des ghettos se créent tels Harlem à New-York et la société du Nord reproduit elle aussi
l'apartheid du Sud de façon plus insidieuse.


La destruction des Indiens en tant que groupe distinct


A l'origine du différentialisme américain blanc, deux groupes ethniques les Noirs et les Indiens, cependant on se rend compte que progressivement les Noirs américains deviennent les seuls porteurs du besoin différentialiste des blancs américains. Ainsi au XIXéme siècle Tocqueville parlait du système « des trois races » (Noirs/Blancs/Indiens). De surcroît les Indiens sont porteurs de ce marqueur différentialiste de façon bien plus ancienne que les noirs, puisqu'ils sont autochtones. Malgré tout, le taux d'exogamie actuel des femmes indiennes indique une rupture de cette optique différentialiste. Effectivement, en 1990 54% des femmes d'origine indienne épousent des hommes blancs, ce qui indique une inclusion dans la communauté nationale de cette ethnie. Cela peut s'expliquer de différentes façons : -Tout d'abord l'extermination physique des Amérindiens. De 1860 à 1890, époque de la ruée vers l'ouest et vers la Frontiére, près de 250000 Indiens des grandes plaines moururent. Les causes de ces décès sont multiples, mais on peut citer au moins deux. Tout d'abord les massacres commis par les troupes américaines comme celui de Wounded Knee en 1890, où plus de 250 Indiens sont massacrés, puis les maladies transportés par les colons, comme la grippe ou la rougeole, et face auxquelles les Indiens ne sont pas immunisés. -Ensuite, le parcage des Indiens dans des réserves, afin de les « civiliser ». Le but étant de transformer les Indiens nomades en agriculteurs, par corollaire les autorités américaines cherchent à détruire leur mode de vie traditionnel. En témoigne le massacre des Bisons des grandes plaines prôné par le général Sheridan héros de la guerre de Sécession. Cette parcellisation des territoires indiens ainsi que la disparition de leur système de pensée traditionnelle entraîne la disparition de leur culture et leur soumission intériorisée au pouvoir blanc -Enfin, la confrontation avec la culture blanche fut la cause d'un véritable traumatisme chez les Indiens, qui explique leur « disparition » aux yeux des blancs américains. Par conséquent certains des vices de la société blanche fit des ravages chez les Indiens, comme par exemple l'alcoolisme qui fut leur fléau. Malgré un réveil de la conscience dans les années 1970, marqué par l'occupation par des Amérindiens d'Alcatraz en 1969, les Indiens en tant que groupe distinct disparurent. Ils furent relégués dans l'imaginaire américain, comme des figures totémiques, sans plus constituer un groupe en tant que tels.
Les indiens furent finalement incorporés dans le groupe des blancs, par un processus douloureux de destruction de leur culture et de leurs traditions. Nous verrons la semaine prochaine la suite et fin de cette analyse de la démocratie américaine.

 

La lutte pour l'égalité ou la conscience démocratique en action


La lutte des droits civiques semblent être une véritable réussite, puisque de nos jours peu de gens regrettent le système ségrégationniste. L'élection de Barack Obama sembla être le point d'orgue de cette nouvelle Amérique sûre d'elle et débarrassé de ses vieux démons. Et en effet les données semblent donner raison à ce postulat puisqu'il y a désormais une véritable élite noire, disposant de moyens et pesant dans les décisions politiques. Dressons un rapide historique de la lutte pour les droits civiques. Il faut dire tout d'abord que ce combat vint des noirs eux-mêmes qui lancèrent le mouvement et qui furent rejoints plus tard par des militants blancs. Assurément la première cause de la rupture de l’équilibre ségrégationniste est la montée du taux d'éducation des Noirs américains. Entre 1870 et 1930, le taux d'alphabétisation des noirs passent de 20% à 84%. De plus en plus de noirs cultivés se retrouvèrent confrontés à un plafond de verre. Dans les années 1940, cette massification éducative associée aux chocs causés par la barbarie nazie et au défi communiste obligea la société américaine à réagir. Cette réaction se fit dès 1948, à l'impulsion du gouvernement fédéral qui abolit la ségrégation dans l'armée. Puis en 1954 la Cour Suprême rejette sa doctrine « separate but equals » et déclare la ségrégation scolaire inconstitutionnelle. En 1955, le boycott des bus de Montgomery par les noirs leur permet d'obtenir la fin de la ségrégation dans les transports en commun. Entre 1956 et 1963 les noirs obtiennent l'accès à toutes les institutions d'éducation et le droit effectif de voter. Soutenu par la majorité de l'opinion publique et par le gouvernement fédéral, la déségrégation est totale. Au bout de 30 ans d'efforts, les résultats sont impressionnants, puisque une élite noire politique culturelle et économique émerge. Des grandes villes américaines telles Washington, Chicago, Détroit... se donnèrent des maires noirs. Plus de 82% des noirs achèvent leurs études secondaires en 1989, contre seulement 12% en 1940. Des grandes figures de la culture émergent et deviennent des icônes dépassant les clivages ethniques, comme le rappeur Tupac, le chanteur Mickael Jackson, l'acteur Will Smith...  Par conséquent on se rend bien compte d'un véritable effort conscient pour lutter contre l'a priori différentialiste de la culture américaine et mettre en avant une approche universaliste. Nonobstant ces efforts et ces résultats incontestables force est de constater que le problème racial reste prégnant aux États-Unis, en témoigne les émeutes raciales de Los Angeles de 1992 qui firent 55 morts et témoignèrent à la face du monde entier de la persistance du problème racial. Cet événement est le signe de l'échec du refoulement de la logique ethnique de la société américaine. Malgré la déségrégation scolaire et les efforts pour « dégetthoiser » les populations noires, le problème demeura. En effet les ghettos de pauvres noirs américains continuèrent à exister, de plus se créèrent des ghettos de riches lorsque la nouvelle élite noire émergente s'installa dans des quartiers résidentielles au milieu de blancs, ceci déménagèrent en masse. La déségrégation scolaire voulue par le gouvernement fédéral, accompagnée de mesures telles que le busing mettant des bus à disposition des populations noires pour aller étudier dans des établissements publics blancs, fit s'effondrer le système public d'éducation. Les classes moyennes blanches retirèrent leurs enfants et les mirent en établissement privé, ce qui à nouveau empêcha une mixité raciale. Enfin la variable anthropologique la plus significative c'est à dire celle de l'exogamie de la population noire indique un interdit toujours aussi fort sur le mélange racial avec la population noire incarnant l'altérité. En effet en 1990, 5% des noirs épousaient des blanches, alors que seulement 1,2% des noires épousaient des blancs. Le niveau exceptionnellement bas de l’exogamie féminine indique un tabou pesant sur le groupe dominé. Le refus par un groupe dominant, en 1 'occurrence les Américains blancs, de prendre des femmes à un groupe dominé, les Américains noirs, est probablement le meilleur indicateur concevable de différentialisme implicite. Ce différentialisme peut difficilement être expliquée sans faire l’hypothèse d'un a priori commun à la société américaine quant à la différence irréductible entre noirs et blancs. Sinon comment expliquer que près de la moitié de la population carcérale soit noire alors que les blancs pauvres ne sont pas surreprésentés, comment expliquer la création de produits culturels destinés spécifiquement aux noirs (la musique par exemple)... Les efforts du gouvernement fédéral afin d'assurer aux noirs des débouchés professionnels convenables débouchèrent sur l'affirmative action, un système de discrimination positive où étaient réservés aux noirs des emplois. Ce système fut efficace, mais il occasionna chez les petits blancs, un sentiment de délaissement, occasionnant un refus du système et une baisse du taux de participation avec 62,6% de participations en 1960 et 49,1% en 1988. Ce sentiment d'injustice prégnant autant chez les petits blancs que dans la population noire, vient de l’insuffisance des efforts gouvernement afin de faire disparaître ce présupposé métaphysique. Par conséquent, les élites politiques, particulièrement républicaines, cherchent à instrumentaliser ces tensions ethniques afin de faire oublier le prodigieux développement des inégalités économiques depuis 30 ans. Donald Trump en 2016 n'est que le dernier épigone de ce mouvement, voué à se prolonger si les problèmes ne sont pas réglés


Conclusion


Ainsi nous venons de voir que la démocratie américaine s'est construite en faisant porter la marque de la différence sur des groupes ethniques données, particulièrement les Indiens et les Noirs. Malgré des efforts conscients phénoménaux, depuis un siècle afin de faire disparaître cette à-priori métaphysique, cela échoua en partie et exacerba les tensions internes à la société américaine. Cependant l'arrivée massive et récente des hispaniques, et leurs rejet par la population blanche semble indiquer un certain retour une balance ternaire raciale entre noirs/blancs/hispaniques, ou les indiens auront étés incorporés chez les blancs.

Laisser un commentaire