Qui dirige le monde ? La finance, l’ideologie, la psychologie… ?

Synthèse de l’ouvrage de Thierry Brugvin,

Ed. Libre et Solidaire, 2019.

La montée de l’extrême droite s’explique notamment par le sentiment que les peuples et les nations ne sont plus maitres de leur destin, à cause de la mondialisation et de la puissance des entreprises transnationales, des financiers et des lobbies. Cette explication est-elle proche de la vérité? Selon, les grandes théories de la sociologie des relations internationales s’affrontent pour expliquer les forces principales qui dirigent le monde. Les théories néolibérales et ordo-libérales (sans le social) considèrent que le pouvoir dominant est principalement économique et elles privilégient l’analyse de la convergence des intérêts. Il en est de même pour la théorie de la gouvernance globale[1], mais elle introduit en plus le pouvoir relationnel. L’économique s’avère aussi centrale pour les marxistes, cependant, il s’agit surtout des conflits d’intérêts, de la lutte des classes générées par les structures de l’économie. Pour les néoréalistes le pouvoir dominant relève du pouvoir politique des États, en particulier au sein des institutions internationales. Les enjeux sont donc des conflits de puissances entre États plus que de conflits entre entreprises selon Krasner. Susan Strange considère que ces théories ne donnent qu’une vision limitée de la réalité, aussi s’appuie-t-elle surtout sur une analyse des structures d’autorités[2]. Quant au néogramscien Robert Cox, il se centre sur les conflits d’intérêts et il estime que le pouvoir est fondé à la fois sur les capacités matérielles (capital fixe et financier) et également sur les forces sociales (institutions, société civile internationale, etc.). Ces dernières figurent parmi les acteurs majeurs qui détiennent le troisième pôle des structures historiques que sont les idées (l’hégémonie idéologique et politique), à côté du pôle des structures économiques et de celui des pouvoirs publics. En effet, les mouvements sociaux transnationaux cherchent à court terme à renforcer la régulation des normes sociales, sa légitimité et sa démocratisation au risque d’un excès de privatisation et de ne pas atteindre leurs objectifs consistant à améliorer les respects des normes fondamentales.

Au sein de la société civile, il existe une lutte des classes, selon Gramsci, dont l’objet consiste dans la maîtrise du pouvoir hégémonique idéologique et politique, du local sur le plan international. Les néogramsciens attribuent donc une importance fondamentale au rôle de la société civile. Cette dernière est un terme qui devient à la mode actuellement, on la qualifie souvent de société civile internationale avec le développement de la mondialisation. Mais son renouveau s’explique aussi par la diffusion croissante de la théorie de la gouvernance globale, qui s’appuie largement sur ce concept. Or, les définitions de la société civile s’avèrent très différentes en fonction des courants auxquelles elles se réfèrent, car c’est un enjeu de pouvoir politique.

Les théories de la science économique et politique sont utilisées par les partis politiques, de manière à servir et à étayer leurs idéologies politiques. Comme Bourdieu le soulignait lui-même, l’élaboration théorique est rarement dissociée des enjeux politiques. C’est pourquoi elles semblent parfois conçues dès leurs origines comme des instruments au service d’un courant politique, bien qu’elles affirment chacune que leur fondement est absolument scientifique. Lorsque Hayek[3] tente de démontrer le caractère central du marché, il n’ignore pas que ce travail théorique pourra servir le courant du libéralisme économique. Lorsque Marx analyse les limites du capitalisme et envisage le socialisme, puis le communisme comme l’évolution inéluctable de l’histoire, il défend lui-même les courants politiques opposés au libéralisme économique.

Le concept de gouvernance globale diffère quelque peu de celui de régulation internationale. Mais au-delà de la définition du mot, ce sont surtout les différents courants théoriques qui se travaillent sur chacun des deux concepts qui s’opposent. Il y a les néolibéraux pour la gouvernance (du local au global) et les socio-démocrates pour la régulation. La politologue Marie-Claude Smouts estime que la régulation sur le plan normatif et théorique est un enjeu de politique internationale, un objet de conflit et de négociation dont l’issue dépend des rapports de force en présence[4]. C’est un rapport de force entre élites intellectuelles, politiques et économiques.

S’agissant de la production et de la gouvernance globale, la majorité des actions des élites sont légales, mais une partie engendre des inégalités, car elles favorisent l’exploitation, la domination et l’aliénation, qui sont trois caractéristiques fondamentales du système capitaliste mondialisé. En outre, on observe chez ces élites des actes illicites, ce qui pose un vrai problème éthique et démocratique, en particulier dans les États de droit. Or, ces actes sont très peu analysés par les chercheurs et même par les militants associatifs, excepté quelques rares journalistes d’investigation.

On relève parallèlement des pratiques légales, mais adémocratiques, de la classe des élites des pouvoirs publics, mais aussi des élites économiques, militaires, policières, intellectuelles et médiatiques. Une partie des élites abusent de leurs pouvoirs lorsqu’elles limitent, par exemple, la transparence et la démocratie participative, la démocratie représentative, tels que l’excès du cumul des mandats, le manque de proportionnalité dans les élections, de démocratie directe (référendum…), etc.

La démocratie véritable passe donc par la découverte et l’application de nouvelles procédures, mais aussi par un plus juste équilibre et surtout la mise en œuvre entre les principes de l’égalité, de la liberté et de l’ordre. Ce dernier peut être un ordre autoritaire, mais aussi un ordre démocratique, notamment grâce au respect de l’État de droit, de lois et d’un ordre fondé sur l’égale liberté des citoyens.

Encore faut-il aussi que les dirigeants, du niveau local au niveau international, disposent de capacités psychologiques suffisamment détachées des besoins de pouvoirs subconscients. Sinon, même dans une société disposant de procédures les plus démocratiques, les dirigeants et les élites chercheront à les contourner, car leurs passions seront plus fortes que leurs raisons…

Les principales composantes du pouvoir mondial

Elles sont constituées des sept structures du pouvoir sociétal, des neuf structures de classes et des individus. Elles se décomposent et sont hiérarchisées ainsi :

Il y a sept structures du pouvoir sociétal composées des « moyens d’action » et des acteurs :

– deux structures du pouvoir sociétal dominant (économique, psychologique),

– deux structures du pouvoir sociétal semi-dominantes (l’idéologique et les pouvoirs publics),

– et trois structures de pouvoir plus secondaires (la structure répressive, la communication et les réseaux).

Quant aux moyens, ce sont (les forces matérielles – la technique, les ressources, etc. – et les institutions).

Il y a neuf structures de classes, dominées par ordre de pouvoir décroissant, par la classe des élites, la classe hégémonique, la classe dominante, la classe régnante, la classe tenante, les classes relais, les classes d’appuis, la classe moyenne et la classe populaire. Nous classons les structures de classes en les empilant verticalement et donc hiérarchiquement (avec le plus dominant au-dessus), tandis que nous juxtaposons horizontalement, les sept structures du pouvoir sociétal (économiques, idéologiques, pouvoirs publics…) du plus dominant à gauche, au moins dominant à droite. Ainsi, il y a par exemple, la classe hégémonique économique, la classe dominante économique, etc.

Puis il y a trois structures d’acteurs dominants économiques, pouvoirs publics et idéologiques, appartenant à trois des quatre structures dominantes (économique, pouvoirs publics et idéologiques) ; la psychologie est une des quatre structures dominantes, mais elle est transversale, puisqu’il y a des individus dans toutes les structures.

Enfin, il y a les individus avec :

Chaque structure du pouvoir se compose des moyens d’actions concrètes (moyens de production, ressources, matériaux, institutions…) et des acteurs (économiques, publics…). Parmi les sept structures de pouvoir, il y existe quatre structures principales : la structure économique, psychologique, idéologique et celle des pouvoirs publics. Au sein de ces structures trônent la classe des élites économiques financières, la classe des élites des pouvoirs publics et des élites de la société civile (le pouvoir idéologique hégémonique). La société civile représente une part des corps intermédiaires, c’est-à-dire les acteurs qui influent sur l’hégémonie idéologique : les partis politiques, les associations citoyennes, les syndicats, les représentants des entreprises, les médias, les lobbies, les intellectuels, les enseignants, les religieux… En bas de la pyramide du pouvoir se situent les classes moyennes et populaires, qui forment la majorité du peuple.

A la question « qu’est-ce qui dirige le monde ? », notre réponse serait plutôt celle-ci : dans le cadre de la gouvernance globale, il existe une relation dialectique entre les infrastructures économiques (capital financier et économique, forces productives, forces de travail) et les infrastructures psychologiques du subconscient, mais aussi, de manière un peu plus secondaire, avec les structures de classe, les superstructures (les pouvoirs publics, les structures de l’idéologie, de la répression, de la communication, des réseaux). Sur le plan psychologique, par exemple, la peur d’être faible génère notamment la peur de l’insécurité physique, alimentaire, économique… Quant aux structures de classes, elles peuvent être définies comme un rapport social de propriété des moyens de production, dans laquelle s’inscrit la lutte des classes entre la classe des salariés et la classe des propriétaires privés des moyens de production (la classe économique dirigeante du capitalisme). Dans la classe des salariés, la classe des gestionnaires des pouvoirs publics et la classe d’encadrement sont généralement alliées avec les classes hégémoniques et dominantes du capitalisme, comme l’analyse Poulantzas[5]. Ces dernières figurent dans l’infrastructure économique, donc les classes politiques dirigeantes figurent dans la superstructure et sont donc aussi largement dépendantes et servent principalement leurs intérêts. Cependant, dans les systèmes socialiste ou communiste, la situation est relativement comparable. D’où l’importance de la démocratisation de l’économie, via des entreprises publiques démocratisées et des coopératives, fondées sur la propriété privée collective des moyens de production de travailleurs propriétaires.

Les luttes pour le pouvoir parcourent chacun des sept pouvoirs principaux, tel le pouvoir répressif, et sont actives au sein du complexe militaro-industriel, où se mêlent l’armée publique, les milices privées et l’industrie privée de l’armement. Ces multiples luttes de pouvoir parcourent les pouvoirs publics locaux, nationaux et internationaux, jusqu’aux agences de l’ONU telle l’OMS. Dans cette dernière, par exemple, d’un côté, certains cherchent à mettre en place des politiques sanitaires et sociales ambitieuses ; de l’autre, certains tentent, à travers des politiques ordo-libérales (sans le social), d’en réduire le coût et donc finalement la portée. Les transnationales de l’industrie pharmaceutique, de l’amiante, du tabac, du nucléaire, etc., tentent d’influer sur les politiques et les normes des agences des Nations Unies. Elles le font directement, avec des pratiques de lobbying, de corruption. Mais, elles agissent aussi par le biais de leurs gouvernements, qui viennent encore limiter l’impact et l’orientation sociale des politiques mises en œuvre, notamment à l’OMS et à l’Unicef, dans le cadre des politiques libérales de privatisation des services publics, générant la pauvreté et des inégalités.

Le pouvoir de la classe des élites n’est pas suffisamment démocratique et c’est aussi ce qui fait sa force. Même si ce n’est pas toujours pleinement conscient, le but des élites consiste à satisfaire pleinement leur besoin subconscient de pouvoir, afin de devenir une élite de « surhommes », à l’instar de ce qu’envisageait Nietzsche. L’accroissement des ressources financières, à partir d’une certaine limite, devient inutile sur le plan de la satisfaction des biens matériels, ce n’est donc plus seulement la croissance du pouvoir financier sur le monde qui s’accroît, se transformant ainsi en un pouvoir de nature politique, une capacité de gouverner le monde même sans être élu, de tenir les commandes d’un gouvernement mondial en développement.

Nous hiérarchisons par ordre d’influence décroissante les sept principales structures mondiales : il y a d’abord les structures économiques, dans laquelle la structure financière domine la structure productive (industrielle, agricole…), situées au même niveau que les structures psychologiques (des peurs subconscientes, telles la peur d’être faible, de l’insécurité…). Puis, il y a les structures de l’idéologie, des pouvoirs publics nationaux et internationaux, la structure répressive (militaire policière, paramilitaire…), la structure de la communication et du pouvoir des réseaux (entre humains et associations formelles ou informelles). Ces deux dernières peuvent d’une certaine manière être regroupées dans le cadre de la structure de communication au sens large (médias audiovisuels, technologie de l’information, marketing, supports de communication, organisation de la communication, des relations, des associations…). Sachant que dans chacune de ces structures, c’est la structure de la classe des élites qui dispose le plus de pouvoir, mais dans le cadre d’une influence dialectique avec les structures matérielles, idéologiques, psychologiques. Parallèlement à cette structuration horizontale des sept structures principales du pouvoir sociétal, on observe une structuration verticale avec les trois principales structures de classe : la classe dirigeante (dominées par la classe des élites), les classes d’encadrement et les classes moyennes et populaires.

À travers la privatisation de la dette des États, la puissance politique de la structure du capitalisme financier dépasse à présent celle du capitalisme industriel, même si celui-ci reste très largement le principal créateur de valeur par le travail. En effet, la dette s’avère un levier puissant pour orienter les politiques des États vers plus de libéralisme économique, notamment en les menaçant d’accroître les taux d’intérêt du remboursement de leurs prêts. D’où la puissance croissante des agences de notation. Ce pouvoir croissant du capitalisme financier n’exerçait pas une pression aussi forte dans les années 1970, lorsque les États empruntaient à leur Banque centrale (publique), car ils se remboursaient en réalité à eux-mêmes.

Il faut donc bien différencier la caractéristique principale d’un système économique (la propriété privée des moyens de production dans le capitalisme) et son levier de pouvoir dominant principal. Actuellement, le pouvoir dominant actuel appartient au capitalisme financier via la dette publique qu’il détient. Ainsi, le capitalisme financier domine le monde via les investisseurs institutionnels, dont les banques privées. Ils relèvent d’une propriété privée des moyens de production et de service. Leur instrument principal de pouvoir concerne la pression exercée sur les États, grâce à la dette publique. Ils sont les créanciers des États qui dépendent donc d’eux et ils parviennent ainsi à orienter les politiques des États. Ils sont ainsi plus puissants que le peuple souverain, via les élections.

La structure du pouvoir financier s’avère cependant plus puissante, que celle des élites du pouvoir financier, tels les célèbres Rothschild, Rockefeller, Morgan… contrairement à ce que pensent certains théoriciens du complot. En effet, même quelques individus très puissants ne peuvent diriger l’ensemble des autres individus, si les autres structures de pouvoir (l’idéologie, les pouvoirs publics, l’armée…) et leurs membres ne le permettent pas. Ce qui dirige le monde est donc bien le système des sept structures de pouvoirs, qui dominent la libre volonté des élites du pouvoir financier notamment. Actuellement, ces sept structures du pouvoir sociétal servent le système capitaliste, auparavant elles étaient au service du féodalisme et elles structureront et détermineront le prochain système. Cependant, la volonté des élites et du peuple existe bien et ils disposent de la capacité de modifier l’actuelle orientation capitaliste des sept structures de pouvoirs du système, afin de tenter de le transformer. Il s’agit toujours d’une relation dialectique et circulaire, mais dans laquelle les structures du système déterminent en partie seulement la volonté individuelle. Lorsqu’un système politique ou économique ou une civilisation a atteint son apogée et commence à décliner, comme l’a connu l’Empire romain par exemple, lorsque le balancier a terminé sa course, il suffit généralement d’une pichenette de la nature ou des humains, pour qu’une révolution fasse basculer un vieux système mourant vers un nouveau.


[1] Rosenau James N. et Czempiel Ernst-Otto, Gouvernance without Government : Order and Change in World Politics, op. cit.

[2] Strange Susan, The diffusion of Power in the World Economy, Cambridge University Press, 1996.

[3] Hayek Friedrich, Droit, législation et liberté, PUF, (trad. de la publication de 1973 aux États-Unis), 1995.

[4] Smouts M. C., Badie B., Le Retournement du monde, sociologie de la scène internationale, Presses de la Fnsp, 1995, p. 118.

[5] Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1971, tome 2.

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