Marx et Darwin, des types géniaux, mais…

A mes yeux Karl MARX n’est pas un dieu, mais simplement un type génial comme il y en a eu d’autres au 19° siècle (exemple : Darwin et sa théorie de l’évolution) qui, après un travail acharné d’observation et d’analyse de la société dans laquelle il vivait, s’est efforcé de mettre en forme le produit de sa réflexion afin que nous nous sentions un peu moins bêtes devant des phénomènes qui, à première vue, nous dépassent. Avant d’être politique, son travail est celui d’un sociologue et d’un économiste. On peut résumer brutalement son enseignement en quelques phrases :

toute société est divisée en classes qui ont des intérêts différents, divergents, ou contradictoires selon le rapport qu’elles ont avec les moyens de production et d’échange, et donc avec les richesses produites et échangées ; c’est la confrontation de ces classes qui provoque l’évolution des sociétés, y compris parfois jusqu’à leur effondrement et leur disparition ; dans la société industrielle moderne, la contradiction centrale est entre les détenteurs du capital (propriétaires des entreprises) et le prolétariat(masse des salariés) ; le déroulement logique de la confrontation doit conduire à l’avènement d’une société où la domination des capitalistes est renversée au bénéfice du pouvoir exercé par le prolétariat en tant que classe sociale.

Une grille de lecture du monde qui aidait à donner du sens aux initiatives

Je sais, c’est caricatural, mais je m’y retrouve : de même que grâce à Darwin j’ai le sentiment de mieux comprendre ce qu’est l’espèce humaine, d’où elle vient, quels sont ses liens avec d’autres espèces vivantes, de même grâce à Marx j’ai le sentiment de comprendre dans quelle action sociale/politique je peux utilement investir mon énergie, pour ne pas être seulement un lambda qui bosse, consomme et dort. Je ne suis pas seul à penser cela, puisque dès le 19° siècle les travaux de Marx ont permis à des milliers de militants (politiques, syndicalistes, mutuellistes…) de disposer d’une grille de lecture du monde qui les aidait à donner du sens à leurs diverses initiatives. Et le mouvement socialiste naissant était bouillonnant d’une diversité d’idées, d’analyses et de propositions, car Marx n’était pas seul à alimenter la réflexion collective et le débat : Fourier, Proudhon, Allemane, Kropotkine et tant d’autres !... C’est de ce bouillonnement que nait à la fin du siècle la CGT qui, alors, n’est domestiquée par aucun parti. Mais un énorme évènement va bouleverser tout cela.

En 1917 éclate la Révolution russe. Plus précisément : après une première explosion révolutionnaire en 1905, le régime en place ayant été incapable de se réformer, de corriger les inégalités les plus criantes, de répondre au moins partiellement aux aspirations démocratiques… une seconde explosion va mettre à bas l’ancienne société que 1905 avait fortement ébranlée. A cette occasion un homme joue un rôle politique décisif : Lénine. Il est imprégné des théories marxistes, mais il poursuit un but unique : renverser le régime tsariste qui a exécuté son frère aîné, et prendre le pouvoir. Avantage sur ses compétiteurs : il a un plan en tête. Il met en œuvre sa stratégie en deux temps : première phase, utiliser les ouvriers de Petrograd nombreux et déterminés comme un bélier pour défoncer l’édifice de l’ancienne société ; seconde phase, utiliser la force de frappe de son parti, le parti bolchevik, pour écarter les autres forces politiques révolutionnaires et accaparer le pouvoir.

De la dictature du prolétariat à celle du parti

C’est cette stratégie qu’il va théoriser, en faisant croire qu’elle constitue la mise en pratique de la théorie marxiste, ce qui est faux. Là où Marx envisageait « la dictature du prolétariat », c'est-à-dire d’une classe sociale dans sa diversité de composition et d’orientations, Lénine met en place la dictature d’UN parti qui s’autoproclame « avant-garde de la classe ouvrière », en éliminant les autres qui sont tout aussi représentatifs, voire davantage. Il justifie ce choix stratégique en invoquant les circonstances exceptionnelles  (elles le sont effectivement) et les nécessités impérieuses de la situation ; mais dans les faits et par les actes il met en place un régime dictatorial dont il ne soupçonne pas à quels excès abominables il conduira quelques années plus tard.

UNE FAUSSE ROUTE TERRIFIANTE ainsi pourrait-on résumer l’expérience soviétique. Alors qu’à son origine elle portait les espoirs des prolétaires du monde entier, elle est devenue au fil des années 20 et 30 une abomination que l’on ne souhaiterait à aucun peuple. Tous les idéaux ont été trahis, toutes les ambitions ont été reniées, toutes les espérances ont été bafouées : l’essentiel à ce sujet a été révélé et publié, seuls ceux qui ne veulent pas savoir l’ignorent. Après les millions de morts imputables à la politique stalinienne (dont des milliers de militants communistes sincères et désintéressés issus de tous pays), et les millions de morts imputables à la politique maoïste qui en est la variante asiatique, comment peut-on sans trembler ou rougir se dire communiste ? Que dirait-on d’un catholique qui proposerait de rétablir l’inquisition ? Que dirait-on d’un allemand qui proposerait d’être « moins sévères » dans notre jugement sur le nazisme ? Que dirait-on d’un militant FN qui ferait l’éloge des collabos de 39-45, des déportations, de l’assassinat des patriotes ?

L’expérience communiste du 20° siècle a tué la capacité du mouvement ouvrier mondial à réfléchir et imaginer des réponses politiques nouvelles

L’expérience communiste du 20° siècle n’est pas seulement un échec intégral et terrifiant, elle a également tué la capacité du mouvement ouvrier mondial à réfléchir et imaginer des réponses politiques nouvelles : le léninisme, dont le stalinisme est l’enfant naturel, a stérilisé l’imaginaire socialiste et ouvrier ; le trotskisme n’apporte rien de plus, au final, car il est le frère siamois du léninisme. Et ces courants entrainent dans leur spirale mortifère l’apport qualitatif de Marx, car ils ne cessent de se présenter comme ses continuateurs, ce qui est un détournement intellectuel du même ordre que celui pratiqué par le pape lorsqu’il faisait massacre les Cathares « au nom de l’évangile ».. Mais ils ont une capacité à argumenter leur posture qui décourage tout effort de controverse intelligente : le totalitarisme qu’ils mettent en œuvre lorsqu’ils ont le pouvoir est déjà présent dans leur esprit, il n’y a pas place pour une autre vérité que la leur.

Cette capacité se trouve d’ailleurs bien résumée dans la CGT : comme les statuts historiques, auxquels la confédération se réfère toujours, précisent qu’elle est indépendante de toute obédience politique, jamais un dirigeant n’avouera que toute l’infrastructure de l’organisation est tenue en mains par des militants communistes. Cette aptitude à vivre dans le mensonge ou le double langage est, au sein du mouvement ouvrier, l’héritage le plus élémentaire légué par le léninisme.
Bref nous sommes là dans une impasse culturelle autant que politique. On voit bien sur quels éléments il faudrait travailler pour remettre l’ouvrage sur le métier : apports de la psychologie, qui était balbutiante au 19° siècle (la place de l’individu, pour le meilleur et pour le pire ; la paranoïa des dirigeants ;…) ; apports de la sociologie : le concept de « dictature du prolétariat » au sens de la classe et non du parti dirigeant, comment ça peut se concrétiser, y compris dans une société moderne? Et comment faire le lien avec les interrogations d’aujourd’hui sur le réchauffement climatique, la finitude de la planète, etc … bref toute la dimension écologique.

Les crabes léninistes ressortent de leurs trous car ils sentent une marée qui monte

Il y a un boulot énorme, mais chaque fois qu’on essaie d’avancer on retrouve sur notre chemin comme des rochers inusables les héritiers du léninisme avec leurs certitudes définitives, leur capacité d’organisation, leur volonté de tout garder sous contrôle puisqu’ils sont les détenteurs de « la juste ligne ». Il y a une multitude d’initiatives intéressantes sur le terrain, depuis les AMAP jusqu’à l’accueil des réfugiés, en passant par les éco-hameaux, les sites coopératifs, et tutti quanti, mais dès que tu essaies de porter tout cela sur un terrain plus politique pour construire un projet et un mouvement plus larges, tu vois les crabes léninistes ressortir de leurs trous car ils sentent une marée qui monte. Cela entraine une dépense disproportionnée d’énergie militante et à mauvais escient. Même le formidable mouvement de mai 68, qui avait réussi à faire exploser le carcan CGT-PC, a été à son tour stérilisé en quelques années par les sectes trotskistes et maoïstes.

Quant aux mouvements autonomes, comme par exemple les écologistes dans leurs diverses variantes, ils sont tellement désireux d’échapper à l’emprise (théorique et pratique)des léniniens qu’ils en viennent à « jeter le bébé avec l’eau du bain », en récusant l’approche marxiste dans l’analyse de la société ; du coup ils ne se rendent même pas compte qu’ils produisent des analyses et des propositions qui ne parviennent pas à intéresser la majorité du prolétariat, et restent l’émanation d’un milieu « bobo », sympathique au demeurant, mais qui n’est pas une force décisive à lui seul pour changer la société.

Le défi politique reste donc posé : construire un projet crédible qui allie transformation économique-sociale et transition écologique sans renier la démocratie républicaine.

Commentaires

  • Merci Gérard pour ton analyse

    Merci Gérard pour ton analyse. Je redouterais comme toi l’emprise ou la réapparition des léniniens… s’ils représentaient encore une force politique véritable. Cela ne veut pas dire que les tentations autoritaires ne menacent et ne menaceront plus à gauche et que le spectre du totalitarisme soit définitivement conjuré. Je partage ton souci de conjuguer initiatives de terrain et projet politique, de concilier transformation économique-sociale, transition écologique et démocratie républicaine. Que dis tu de ce texte lu sur le site de Mediapart, publié par la Revue du crieur : Comment sortir la gauche de l’impasse.


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