Lettre ouverte du Cercle Condorcet de Besançon à tous nos concitoyens : Charlie, et après ?

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Les odieux attentats terroristes de début janvier contre la liberté d'expression à Charlie Hebdo et de nature antisémite à l'Hyper-casher de la porte de Vincennes ont fait au total vingt morts.

Au-delà de l’agitation, des réductions simplificatrices, des amalgames et des confusions, « l'après » nous interpelle. Nous avons éprouvé le besoin impérieux de mettre nos réflexions en débat. Exceptionnellement, nous le faisons dans l'espace public.

 « Quand trois jeunes adultes français, tous passés par l'école, n'ont pas trouvé d'autre raison de vivre que d'assassiner leurs semblables »  (1) et d’en mourir, notre responsabilité collective est engagée.

Nous sommes responsables :

- d’avoir reculé devant les attaques répétées contre nos valeurs fondamentales, républicaines et démocratiques,

- d’avoir renoncé au combat quotidien que demande la défense d’institutions qui garantissent la possibilité de bien vivre ensemble, à un peuple de citoyens éclairés.

- d’avoir accepté que s’installent en bordure de nos grandes villes des zones de non-droit, déshéritées et désertées par les services publics.

Depuis 40 ans, mondialisation, démissions de toutes sortes, compromissions, surdités, règne du cynisme et errances politiques ont engendré une société de concurrences, soumise à la tyrannie de l'urgence, de plus en plus inégalitaire et injuste.

Quand nombre de jeunes et tout particulièrement ceux issus de populations immigrées, sont confrontés à une insécurité économique, sociale et culturelle, en rupture avec notre devise républicaine,

Quand les plus favorisés font peu à peu sécession et que les plus démunis sont relégués dans des ghettos,

Quand dans une société multiculturelle de fait, il n'existe plus de récit commun partagé, avec une vision de long terme,

Quand l'injonction d'intégration devient une violence et engendre la violence, faire société devient impossible.

C'est indigne de l’histoire démocratique d’un vieux pays aussi riche.

Il faudra beaucoup de temps et des moyens à la hauteur pour réparer notre société abimée. L'agitation ambiante, mère de la communication et fille de l'impuissance, ne doit pas faire illusion :

les élus du peuple sont convoqués à ne pas oublier que le politique doit l'emporter sur le comptable, et nous, tous les citoyens, sommes appelés à nous mêler de tout ce qui nous regarde.

Défendre nos libertés

La laïcité est trop souvent présentée comme une contrainte, alors que c’est la première des libertés, celle qui permet toutes les autres.

Notre pays est organisé sur la base d'une Constitution et d'un système de lois qui garantissent le vivre ensemble.

Selon l'Article 1 de la Constitution du 28 septembre 1958 :

La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.

La laïcité est donc l’un des principes fondateurs de notre République.

Elle est, en quelque sorte, après la liberté, l'égalité et la fraternité, « le quatrième pilier de notre République » (2). Elle trouve son fondement dans la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 qui dispose que :

Article 1 :  La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ... » 

Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »...

Ainsi le principe de laïcité, de séparation des Églises et de l’État, garantit qu’en République ne peuvent jamais être invoquées des lois supérieures, baptisées divines ou de nature, qui viendraient s’imposer aux lois des hommes. Depuis les Lumières, la séparation entre raison et foi a contribué à refonder les principes de la démocratie.

La laïcité n'est ni un dogme ni une position philosophique, ni même une conception du monde qui s’opposerait aux croyances religieuses ou mystiques. « De même réduire la laïcité à l’égalité des religions et non de toutes les convictions, c’est discriminer l’humanisme athée ou agnostique » (3). La laïcité est un principe de vie en commun qui, parce qu'il garantit la liberté de conscience, ouvre l’espace à toutes les autres libertés de s’exprimer. Libertés de croire ou de ne pas croire, de penser, d’écrire, de caricaturer, de diffuser toutes les opinions - y compris prosélytes - dans le domaine public, dans les limites de la loi. « La croyance des uns étant particulière, elle ne peut pas dicter la loi aux autres. De là, on déduit l’idée que le blasphème ne peut pas être un délit, car il n’existe que pour le croyant » (4). Les « Charlie » qui étaient des êtres de culture le savaient. Ils en sont morts.

Il faut en finir avec la récupération électorale d’une laïcité à géométrie variable, opportuniste voire démagogique qui finit par désigner des boucs émissaires. Encore faudrait-il que la loi soit la même pour tous les citoyens français. Or ce n'est pas le cas puisqu'en Alsace-Moselle, surprenante zone de non droit, s'applique encore le Concordat de 1801, où prêtres, rabbins et pasteurs sont rémunérés par chaque contribuable français. Il en coûte 70 millions d'euros par an en toute infraction à la loi de 1905 s'appliquant à une République réputée indivisible.

On se prend à rêver que les bénéficiaires touchés par « la Grâce républicaine » et soucieux d'égalité, proposent eux-mêmes l'abrogation d'un tel privilège discriminatoire.

Autre exception votée en 2009, la loi Carle impose aux municipalités de financer des écoles privées d’autres communes, si leurs résidents ont choisi d’y scolariser leurs enfants. Ce qui revient à faire financer par la collectivité le choix particulier d'une famille qui souhaite soustraire son enfant à l’école publique locale. Coût estimé 500 millions d'euros par an avec le risque de mettre en cause l’aménagement du territoire en supprimant des classes en milieu rural. Cette loi doit être abrogée.

Il serait grand temps de donner à la laïcité une nouvelle dynamique. Par exemple, instituer une journée nationale de la laïcité le 9 décembre, inventer des fêtes et évènements qui la célèbrent et la fassent vivre.

Pour une éducation démocratique et citoyenne

Pour restaurer la confiance perdue, « quand la vie a perdu une partie de son sens pour une partie de nos concitoyens, quand on confond le désir d'avoir avec le besoin d'être » (5), l'éducation démocratique et citoyenne est à reconstruire.

« Dans les temps d’une vie d’enfant, l’École est devenue marginale. Dans les apprentissages et la culture, dans la construction des représentations, l’école n’est plus première aux côtés de la famille » (6). À 13 ans un enfant qui est en classe de 5ème a passé 365 jours à l’école, presqu’autant en loisirs éducatifs organisés, et bientôt trois fois plus de temps, souvent seul derrière des écrans.

La finalité de l'éducation est de permettre aux enfants et aux jeunes d’entrer dans notre monde commun incertain, complexe, imprévisible et d’y faire leur place avec les autres. Cela suppose d’acquérir l’ensemble des valeurs qui leur donneront la possibilité de se construire en tant qu’acteurs de la vie en société pour la transformer. La responsabilité éducative est alors en cause.

Comme le révèlent depuis longtemps de nombreuses études et enquêtes, notre système éducatif ne corrige pas les inégalités, bien au contraire. « Alors les réformes et les lois d’orientation s’ajoutent aux refondations, finalement la République est capturée par des élites que l’École fabrique… » et dont elle facilite la reproduction. « … pourquoi changeraient-ils le système qui les maintient au pouvoir politique, culturel et économique ? » (7).

Éduquer à la citoyenneté, c’est créer les conditions d’une aspiration à la démocratie, pour que les jeunes éprouvent l’envie d’une République qui tiendrait ses promesses.

Cela implique :

- de repenser l'enseignement de la philosophie et de le généraliser à toutes les sections.

- de réinstaller autrement que comme une variable d'ajustement un enseignement laïque de la morale,

- d’éduquer à la laïcité, intégrant le fait religieux comme une réalité historique de notre société.

Par ailleurs, le Service Civique Volontaire est un moment privilégié d'éducation par l'expérience qui prépare à d'autres engagements au service de l’intérêt général. Il doit s'ouvrir au plus grand nombre et être l'occasion d'une formation civique plus ambitieuse.

Mais orienter cette éducation en direction des seuls jeunes serait injuste et relèverait de la provocation. Les aveux récents de l'ex président du Conseil Constitutionnel qui a validé en 1995 des comptes de campagne présidentielle truqués « pour sauver la République », les pratiques d'évasion fiscale massive par ceux-là même qui devraient être exemplaires, l'ascension spectaculaire et préoccupante du FN ponctuée par la législative partielle du Doubs le 8 février, montrent bien que la population, dans son ensemble, y compris les élus, est concernée par l'éducation à la citoyenneté.

Ces remarques soulignent l'importance de la formation tout au long de la vie et celle de l'Éducation Populaire hors de l'école. Après avoir été appauvrie depuis quelques années, l’Éducation Populaire est un gage d’émancipation et d’attention pour l’intérêt général. Elle doit reprendre sa place dans un dialogue plus confiant et équilibré avec les Collectivités locales qui devraient être plus attentives aux initiatives d’intérêt public. Elle doit pour cela être dotée de moyens à la hauteur des enjeux.

L'avenir, c'est ce que nous ferons

Nous avons voulu cette lettre comme une invitation au débat et à l'action. Si nous n’avons pas intégré les questions de la Mondialisation et de l'Europe, c'est pour ne pas ajouter à la complexité. Nous sommes bien conscients que l'environnement globalisé pèse sur notre société et conditionne une partie de nos comportements. Il est clair que l'injonction néolibérale à la marchandisation universelle qui détruit les services publics et déconstruit méthodiquement l'édifice social initié par le Conseil National de la Résistance, ajoute au brouillage des valeurs. Nous y voyons une raison de plus pour que nous nous emparions, au moins, des problèmes pour lesquels nous sommes outillés pour apporter des solutions. Après l'impressionnante mobilisation du 11 janvier, redonner un sens à l'éducation des citoyens pour qu'ils se reconnaissent dans un récit commun et reprennent confiance en la République ne paraît pas hors de portée.

Les très nombreuses initiatives (AMAP, SEL , vélo-auto-jardin-couchage-assiette-partagés, covoiturage, monnaies locales, co-locations, ALTERNATIBA) qui discrètement inventent des alternatives pour faire face à « la crise » doivent être appréciées avec bienveillance et intérêt. Ce sont des territoires où les jeunes, soucieux de l'environnement et centrés sur la sobriété sont bien plus nombreux que les habituels militants patentés. En évacuant la concurrence au profit de la coopération et de la mutualisation, ils tissent du lien social. Ils pourraient bien constituer « Un million de révolutions tranquilles » porteuses d'une autre société où le partage se substitue peu à peu à la propriété. Cette autre culture en marche est probablement à encourager.

Il nous semble enfin qu'il n'y a rien de nouveau à instituer pour que la citoyenneté reprenne sa place légitime et que la laïcité s'affiche comme l'espace de liberté qui nous permet de « faire société ». Toujours prêt, le monde associatif piaffe d’impatience avec ses savoir-faire. Il ne lui manque que les moyens appropriés. Or ceux-ci dépendent des choix politiques.

 

N.B. Les passages en italiques et entre guillemets sont des citations empruntées à :

(1)-(4)-(5)-(6)-(7)-Eric Favey, administrateur, ancien secrétaire général adjoint de la Ligue de l'enseignement, dernier ouvrage paru avec Guy Coq, Pour un enseignement laïque de la morale, éd. Privat 2014.

(2)-Jean Baubérot, membre du groupe Sociétés, religions, laïcités (CNRS-EPHE), vient de publier La Laïcité falsifiée (La Découverte-poche, 2014) et fera paraître en mars Les Sept Laïcités françaises (éd. la Maison des sciences de l'homme).

(3)-(4)-Henri Pena-Ruiz, philosophe, maitre de conférences à Sciences-Po, vient de publier Dictionnaire amoureux de la Laïcité.

 

« Un million de révolution tranquilles » est le titre d'un ouvrage de Bénédicte Manier, Ed LLL, 2012.

 

Merci d'adresser également vos commentaires, à : condorcet.besancon @ free.fr

 

 

Commentaires

  • L’Alsace-Lorraine, zone de

    L'Alsace-Lorraine, zone de non-droit ? Et les quartiers où les pompiers sont cailllassés ? Et une remise en cause des catholiques, protestants et juifs mais pas un mot sur l'islam… admirable de politiquement correct.

  • Merci. Excellent travail de

    Merci. Excellent travail de réflexion. Mais effectivement, il manque un travail d'analyse sur le fait religieux Islamique. Là où j'en suis de mes observations, des pratiques qui viennent s'opposer à la Laïcité font chaque jour un peu plus tache d'huile. Qu'est-ce que ça veut dire que d 'opposer à Marianne, des femmes sous le voile, de plus en plus intégral, par exemple ? Un gand nombre de faits montrent qu'il y a une stratégie politique délibérée pour ébranler nos fondations démocratiques, républicaines et laïques. L'Islam est loin d'être laïcisé et en ayant laissé faire, nous avons entrouvert la porte à d'autres expressions d'intolérance à un certain mode et art de vivre. Il n'est pas anodin qu'un parti musulman se constitue en vue des prochaines élections. Son programme est éclairant. Il y a les conditions économiques, les inégalités… il y a aussi un discours politique dans lequel la loi de Dieu est supérieure à la loi des Hommes. Un penseur comme Tariq Ramadan, par exemple, n'est pas victime d'exclusion sociale. Non. Derrière tout cela, il y a un grignotage des valeurs pour lesquelles nos pères, grands pères… mères, grands-mères se sont battu(e)s. Tout en même temps qu'il faut s'attaquer à la réductions des inégalités, il faut s'attaquer à revendiquer haut et fort nos valeurs. J'ignore si l'Islam peut être "modéré", et ça ne devient mon problème que si ce même Islam attaque mes valeurs.  Je vis dans un pays laïque, et j'entends qu'il le reste. En l'état actuel des choses, l'Islam est un vrai problème pour notre démocratie et pour nos valeurs. Un problème parce bon nombre de pratiquants n'acceptent pas que leurs croyances doivent rester dans l'espace privé, voire intime. De deux fillettes voilées dans un collège, nous sommes passés à combien de femmes sous le voile ? Et derrière le voile, une représentation de ce que doit être une femme, une société… Ce n'est pas la mienne !


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