Le webjournalisme est-il du journalisme ?

Arnaud Mercier : "je dis à mes amis journalistes qu'ils ne sont plus seuls, que ce qu'ils vivent comme facteur de déstabilisation, les enseignants-chercheurs le vivent aussi avec les étudiants : je commence par la déontologie quand les miens twittent mes blagues de cours..."

La question est provocante, mais les provocations sont partout ! Tout dépend de la façon dont les outils sont amenés, pensés, pourquoi, pour qui, comment... Le colloque de Metz a traité le sujet sans l'épuiser.
« Journalisme et innovation », c'était le thème des troisièmes entretiens du webjournalisme organisé à l'université de Metz les 29 et 30 novembre 2012 par l'Observatoire dudit journalisme en ligne. On les doit notamment au directeur de la licence professionnelle « webjournalisme » de l'IUT info-com, Arnaud Mercier. C'est lui qui campe le décor conceptuel tout en disant d'où il cause : « Je dis à mes amis journalistes qu'ils ne sont plus seuls, que ce qu'ils vivent comme facteur de déstabilisation, les enseignants-chercheurs le vivent aussi avec les étudiants : je commence par la déontologie quand les miens twittent mes blagues de cours... » On le suit quand il énumère quelques définitions de l'innovation, de la « destruction créatrice » de Schumpeter, voire du « hasard créatif », aux « interactions groupes-environnement, aux fruits d'arrangements » mâtinés de « coopération et confiance entraînant anticipation, évaluation... » C'est beau comme de l'antique, mais il rappelle la sentence de Pasteur : « dans le champ de l'innovation, le hasard ne favorise que les esprits préparés ».
Les professionnels de la curiosité que sont les journalistes devraient sans doute l'être au moins autant que les autres, mais c'est sans compter la crise... Et ceux qui font de l'idéologie comme monsieur Jourdain, sans le savoir... On ne manque en effet pas de technophiles béats qui voient d'un oeil suspect ceux qui interrogent les inventions, et surtout leurs mises en oeuvre. Eric Scherer, qui avait ouvert le colloque, est de ceux-là. Directeur de la prospective et de la stratégie numérique à France Télévision, il fait table rase du passé à coups de poncifs bien formulés : « le journalisme n'est plus le seul au monde à dire qui il est ». Comme si cela avait un jour été vrai... Ou encore « les journalistes traditionnels sont avec l'écriture, comme le clergé lors de l'invention de la lecture : ils ont du mal à se voir piquer leurs outils ». Cela devient très contestable, et d'ailleurs contesté, lorsqu'il affirme que Twitter « est une agence de presse mondiale gratuite ». La contestation vient d'Eric Lagneau, journaliste à l'AFP et docteur en sociologie à Paris-Dauphine : « Non, Twitter n'est pas une agence car il n'y a pas de contrôle éditorial ». A Scherer qui contrattaque en assurant que « nos sources deviennent des médias (clubs de foot, marques, institutions...) », Lagneau rétorque : « c'est de la com ! » Mais Scherer veut avoir le dernier mot : « Il serait criminel de dire aux étudiants qu'il n'y a pas de débouchés hors des rédactions traditionnelles »... puis il parle de la « résistance au changement » qu'il a de ses yeux « vue », renchérissant à la question de Jean-Christophe Dupuis-Raymond, en charge du site de France3 Lorraine : « comment faire travailler sur le web des journalistes qui n'en ont pas envie ».
Juste avant, j'étais intervenu pour signaler que les innovations techniques sont souvent imposées et surviennent en même temps que des réductions d'effectifs, ce qui ne facilite pas leur acceptation. Mercier avait dit un peu plus tard que parmi les « freins » à l'innovation, outre le fait qu'il n'y ait « pas de modèle économique structuré », il y a un gros « problème de ressources d'organisation : la recherche-développement est absolument nécessaire ». Que ceux qui en rencontré dans la presse lèvent le doigt...
On a évidemment parlé des data, voire des « big data »... On ne savait pas encore que surviendrait quelques jours plus tard le dépôt de bilan du site OWNI qui s'en est fait une spécialité. « La montagne de données est inouïe », assure Eric Scherer. Certes, il y en a plus qu'avant, beaucoup beaucoup plus. Faut-il pour autant parler de data-journalisme ? N'y a-t-il pas tout simplement un journalisme qui cherche à présenter et rendre intelligible des informations sous une forme actuelle qu'il peut maîtriser ? Pour Jean-Michel De Marchi, rédacteur en chef adjoint à Satellinet, « les sites français ont un gros retard, manquent de temps et d'expertise en web documentation, en data... Les sites recherchent de nouveaux profils de journalistes aux compétences rares, souvent acquises sur le tas, rarement en école de journalisme ». Denis Teyssou, co-responsable recherche-développement à l'AFP, évoque une équipe dédiée de six personnes où travaillent ensemble journalistes, informaticiens et spécialistes de sciences humaines, le tout financé sur des programmes de recherche par l'UE, Bercy et l'ANR ! Il montre le résultat : des brèves illustrées et géolocalisées dans lesquelles on peut naviguer en plusieurs langues. Débouché visé : celui des écrans publics... Eric Scherer voit grand : « il y a un champ énorme devant nous, cela peut aussi déboucher sur du journalisme fait par des robots, je ne suis pas contre s'il n'y a pas besoin d'interprétation ». Arnaud Mercier garde les pieds sur terre : « il ne faut pas tomber dans la fascination. Plus c'est complexe, plus cela pose la question du cadre de traitement. La constitution même de la base de données introduit des biais... » Le consultant Nicolas Loubet a vu un risque - « On manque de formation dans les rédactions » - et un problème : « on peut sortir des résultats faux ».
Comment faire donc ? Le maître de conférence Michel Agnola, aux allures de professeur Tournesol, pointe l'intérêt du principe des partenariats : « les journalistes ne sont pas forcément des développeurs. De la recherche de compétences techniques, éditoriales et financières, à la logique de la coordination de projet, la presse n'est pas toujours prête ». Attention à ceux qui tomberaient dans les griffes d'un partenaire oligopolistique ! C'est ce qu'on se dit en écoutant David Lacombled, directeur délégué à la stratégie d'Orange, ancien de l'ESJ et du service éco de RFI : « les géants mondiaux ne parlent pas innovation mais destruction en captant un marché ». Il en décrit la logique : « faire le plus grand bassin d'audience pour en faire un bassin publicitaire ». Puis il parle du sien, du GIE e-presse -prémium : « nous rémunérons les éditeurs en partageant nos recettes pub, contrairement à d'autres... » Suivez son regard, mais notez qu'il est rejoint par Bouygues et La Martinière... Et entendez sa définition du journalisme : « prescription, vérification, ne pas chercher ses infos avec un moteur de recherche... »
Plus tard dans le colloque, le sociologue Sylvain Parasie (Paris-Est-Marne la Vallée, LATTS) évoque ses deux enquêtes à Chicago et San Franciso destinées à vérifier si on peut « réformer une organisation de presse par le traitement des données ». Il explique que « sans les sciences sociales le data-journalisme ne serait pas apparu, mais aussi les civic-hakers et l'open source... Le journalisme n'a pas d'autre choix que d'être gestionnaire de données car il y en a trop, cela fait émerger de l'investigation, fait concevoir des produits durables avec mises à jour automatique, permet de l'information personnalisée, change la manière dont les journalistes collaborent entre eux... »
On entend ensuite des compte-rendu d'expériences du traitement des data sur Bordeaux par l'école de journalisme à la « catalyse de l'innovation en racontant des histoires » de Nicolas Loubet qui parle de « live-twitter une exposition à trente pour organiser une contribution collective, de journaliste en permanence sur Twitter pour faire le lien entre twittos et invités ». José Levices, fondateur de MVS, est venu parler de cross-média, ou « comment concevoir une interface permettant aux journalistes de publier l'info et tout ce qui est pertinent pour la produire au moindre coût, comment à partir d'une saisie unique les publier sur différents canaux : smartphone, tablette, téléphone, web, print... Je vais voir les journaux pour comprend leurs besoins et voir avec eux les solutions »
L'expérience du Télégramme, sa « culture de l'innovation » mais aussi son intégration au pôle de compétitivité Image et Réseaux où il côtoie Orange et Alcatel, fait bizarre quand on la compare au reste de la PQRD. Il faudra suivre car Brest teste la 4G, ce qui a permis par exemple à cinq JRI du Télégramme de couvrir à l'iphone l'arrivée de François Hollande descendant de bateau retransmise en direct sur la web TV du journal...
Eric Lagneau (op cit) tente d'éclairer le « point aveugle » des discours sur l'innovation dont il relève la « connotation positive » qui contraste avec les qualificatifs négatifs dont les innovateurs décrivent « le conservatisme, voire la ringardise des adversaires » en les « psychologisant et les individualisant alors que le changement est collectif ». Il demande qui « tient les discours de l'innovation et d'où parlent-ils ? Sont -ils analystes ou promoteurs du changement ? » Il pointe l'écueil des « discours prophétiques » présentant les nouvelles technologies comme les solutions à tous les problèmes, annonçant des « catastrophes » mais manquant de « recul historique », et surtout cachant des « choix politiques, économiques et sociaux derrière les transformations ». Il est bien le seul intervenant à souligner la dégradation des conditions de travail révélée par l'enquête Technologia-SNJ. Il estime que « les directions se sont emparées de la numérisation pour rationaliser les pratiques journalistiques » mais que les règles de celles-ci ont « fondamentalement peu évolué » entre les « savoir-faire de gestion des contraintes, des sources, de la distanciation... ». Il convient que les réseaux sociaux ont introduit une « tension de plus en plus forte », mais qu'il reste un enjeu politique : « la dimension politique et civique distingue le journaliste du fournisseur de contenu ».

 



 

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