La vie sociale

16 juillet 2021

Lorsque je suis allé chercher Clarysse mardi après midi, j'ai été étonné de ne pas la voir accourir alors que je passais la porte. J'ai fait une bise à Marie :

-Clarysse n'est pas là ? Elle n'est pas bien ?

Elle m'a touché le bras en riant.

-Elle t'attend dans le salon. Je crois qu'elle a une surprise pour toi.

Les autistes n'aiment pas les surprises, alors, en faire à d'autres, cela me paraissait complément impossible.

Clarysse était installée sur le canapé. Elle a tourné la tête de l'autre coté, en se cachant à moitié derrière le dossier, en pliant ses bras dans des angles improbables.

Marie m'a montré quelque chose sur la table. Je suis approché. C'était une reproduction d'un vieux journal jauni, emballée dans une pochette plastique.

-L'autre jour, m'expliqua-t'elle, on se baladait. Il y avait une sorte de brocante. Clarysse a tracé devant moi, comme habitude, parce qu'il y avait trop de gens. Je la suivais des yeux. Tout d'un coup elle a fait demi tour. Elle s'est approchée du stand d'un bouquiniste. Elle a tapé sur le plateau en disant « Frédéric ». J'ai acheté ce qu'elle me montrait...et ce qu'elle montrait c'était cela.

J'ai déplié la pochette plastique. A l'époque, en 1914, les journaux étaient imprimés sur des grandes feuilles de papier. Sous le titre du journal, l'Humanité, deux mots barraient la une : « Jaurés assassiné »

- tu penses que c'est pour moi ?

- Je ne sais pas. En tout cas lorsque le broc nous a donné la feuille, elle l'a prise avec elle et m'a redit « Frédéric ».

Je me suis agenouillé sur la moquette et j'ai ouvert le journal devant moi. Le récit de cette journée du 31 juillet côtoyait les réactions des institutions de la troisième république et un édito de Louis Dubreuilh. En feuilletant le reste du journal, je lus quelques grands titres à voix basse : « La proclamation de la loi martiale en Allemagne », « suprême chance de Paix », « mobilisation générale ne Belgique », « Contes et nouvelles : le Tétanos ». Sur la troisième page, une immense réclame proposait les œuvres complètes de Victor Hugo et en bas de page une partie de La Débâcle d’Émile Zola.

En dernière page, sous le titre de La vie Sociale, je lus «L'agitation contre la guerre » «  Réunions et meetings ce soir ».

J'aurais voulu remercier Clarysse. Je m'approchai d'elle pour lui faire une bise, puis m'arrêtai. Au lieu de cela, je caressai doucement le dos de sa main.

Clarysse ne sait pas lire. Elle ne connaît rien de la guerre, rien à l'histoire. Mais quelque-chose dans cette page a trouvé un écho dans sa vie intérieure.

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