Le conte des gilets jaunes, de la pyramide de verre et de la fumée.

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Il était une fois un rond point, sur lequel vivait un peuple. Au centre du rond point était dressée une pyramide de verre. Elle était très haute. Son sommet se perdait dans la fumée du rond point. Elle avait été érigée au fil des siècles, telle un château de carte : à sa base, de petites pyramides ayant chacune sa structure particulière, soutenaient un plafond de verre sur lequel étaient posées d'autres petites pyramides, moins nombreuses qui soutenaient le plafond suivant... et ainsi de suite jusqu'à la pyramide sommitale invisible depuis la base. Chacune des petites pyramides abritait des habitants du rond point. Ceux du dessus régissant le travail de ceux d'en dessous, les consignes descendant ainsi jusqu'aux habitants du rez-de-chaussée qui eux faisaient tourner le rond point.

Au tout dernier étage, dans la pointe autrefois dorée (mais la fumée avait attaqué la dorure), vivait Jupiter.

Jupiter était le chef de la pyramide et de tous ses habitants. Du moins le croyait-il et du moins le croyaient-ils, car quelques-uns d'entre eux (18%) l'avaient hissé jusque là-haut.

Du sommet de sa pyramide, Jupiter regardait le rond point... non pas directement car la forme du bâtiment l'empêchait de voir sa base, mais à travers les plafonds de verre qu'il pensait être parfaitement transparents.

Transparents, ils ne l'étaient pas tant que ça et avec les multiples épaisseurs les étages du bas n'étaient pas vraiment visibles. Les gens de la base faisaient le même constat : quand ils prenaient le temps de lever les yeux, ils ne voyaient guère les habitants des étages supérieurs.

Pour autant, chacun vivait sur et grâce au rond point, à ce lieu fixe qui permet le mouvement, la liberté d'aller et venir, de choisir sa direction pour peu que l'on parvienne à s'extraire du flot. Une liberté qui ne fonctionne que si chacun va dans le même sens, que si chacun respecte le code... et que chacun a les moyens d'avancer...

Or, sur le rond point, la circulation mondiale était de plus en plus intense, la fumée de plus en plus dense et chaude (pour la fuir certains voulaient s'installer sur le rond point mais s'entendaient dire qu'il n'y avait plus de place dans la pyramide), la vitesse de rotation était de plus en plus rapide et les directions de plus en plus nombreuses. En embuscade, les radars et les panneaux publicitaires rivalisaient à vider les poches des habitants, taxant par-ci, tentant par-là, jusqu'à empêcher ceux du bas d'avancer. Ceux des étages supérieurs leur roulaient alors dessus avec leurs gros véhicules et cela commençait à faire du bruit, suffisamment pour traverser l'enfumage.

Là-haut, Jupiter entendit bien quelque chose, mais bloqué par les plafonds de verre, dans sa petite pyramide sommitale, il avait pour fluidifier la circulation, apporté des solutions à ses colocataires, espérant que ceux qui étaient en lien avec l'étage inférieur feraient ruisseler les avantages de ces réformes jusqu'en bas.

Mais pour qu'une grande pyramide tienne, il faut que le verre soit très épais si bien que les réformes traversaient difficilement et n'arrivaient que très rarement en bas. De plus, lorsque c'était le cas, elles servaient surtout à rehausser un peu plus la pyramide grâce aux échanges mondiaux autour du rond point.

Dans ce flux frénétique, il advint qu'une limitation de vitesse au prix surtaxé, en fragilisant la base de la pyramide, bloqua totalement le rond point. Face au danger, les habitants du rez-de-chaussée enfilèrent des gilets jaunes leur permettant de se reconnaître dans le cahot ambiant. Malgré la fumée qui s'épaississait, ils entreprirent d'alerter Jupiter sur l'effondrement imminent de leur étage... et donc celui de toute la structure.

Mais Jupiter était en voyage et ne vit pas le jaune. On lui en avait bien touché deux mots, mais il savait que la base était constituée de multiples petites pyramides et que si l'une s'effondrait, les autres assureraient la tenue de l'édifice.

C'est en rentrant qu'il réalisa que du jaune scintillait dans la majorité des petites pyramides du socles : celle des retraités, celles des smicards et des emplois précaires, celle de mères seules, celle des ruraux. Pire encore, celles de la périphérie se teintaient de noir et celles juste au dessus prenaient cinquante nuances de vert...

De terribles craquements se firent entendre.

Les personnes bloquées sur le rond-point ne pouvaient plus accéder aux commerces, le jaune qui avait attiré les regards sur la pointe jupitérienne, attirait désormais les regards sur la rue. Il fallu que les cagoules noires affrontent les casques bleus, brisant de la paix et du verre, pour que l'on mesure le danger d'effondrement de la pyramide sociale. Il y eu quelques morts et blessés. On n'en parla guère.

Du haut de son dernier étage, Jupiter lança des étais, demandant à ceux qui marchaient encore de les placer pour consolider les points de fracture les plus visibles. Mais la structure de la pyramide était plus complexe qu'ils ne l'imaginaient : les petites pyramides s'imbriquant étrangement les unes dans les autres, avec celles d'à côté ou avec celles du dessus. Elles se scindaient aussi, de manière imprévisible. Celle des retraités avait la solidité de l'expérience réussie et la fragilité de l'usure subie. Celle des ruraux avait la résilience de l'autonomie et la fracture de la distance. Il y avait celles qui ne demandaient rien, celles qui demandaient tout et il y avait toutes les autres.

Où mettre les étais pour soutenir sans déséquilibrer ?

La fumée devenait irrespirable.

L'uniforme jaune des gilets aux formes indistinctes et fluides, commença à se cristalliser en nuances jaunes pyramidales. Certaines de ces nouvelles pyramides se mirent en place pour soutenir l'édifice. D'autres au contraire, pensaient devoir démolir la construction séculaire pour en bâtir une autre qu'ils voulaient différente. Ils ne savaient pas trop comment, mais la pensaient, plus plate... remplaçant la distance verticale par une distance trans-horizontale-partagée. Certains avaient même dessiné des plans pour cela.

Quand soudain, sur le rond point, l'approche de Noël fut carillonnée par un fusil qui acheva de tout enfumer. Il y eu quelques morts et blessés. On en parla beaucoup.

 

Etrangement, sur la Terre ronde comme un rond point qu'elle est devenue, depuis la nuit des temps, sur tous les continents, les hommes n'ont su construire que des pyramides à pointe dorée.

On a appelé "famille" les micro pyramides paléolithiques.

On a appelé "tribu" les petites pyramides du néolithique.

On a appelé "cités" celles plus grandes de l'antiquité.

On a appelé "peuple" celles plus grandes encore des temps moyenâgeux.

Et l'on appelle sociétés, celles chancelantes de nos états modernes.

 

Des pyramides, car c'est la structure familiale instinctive.

Des pyramides car la pointe dorée de leur sommet attire bien plus le regard que la base terne sur laquelle elles s'appuient.

 

L'autogestion nécessite de l'échange entre les individus : elle ne peut s'appliquer qu'à un groupe restreint. Articuler le fonctionnement de groupes restreints afin qu'ils agissent au bénéfice de tous, sur une Terre mondialisée, impliquera la reconstruction de pyramides...

A moins...

A moins de confier cette gestion à des algorithmes.

Mais ça, c'est une autre histoire.

 

Pour conclure celle-ci, dans la fumée brûlante du rond-point, ils se concertèrent et eurent beaucoup d'idées !

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