Le client et le sénateur

Marc Lejonc referma la porte de son bureau. La commission à laquelle il participait depuis plusieurs semaines venait de conclure sur ce sujet épineux. Arguments, contre-arguments, exemples concrets et même considérations philosophiques et hautement morales, avaient apporté tout leur sel à un débat dans lequel il s'était politiquement impliqué. En toute conscience.

La meilleure décision venait d'être prise. Il n'y aurait pas de pénalisation du client. Le bon sens, le juste respect de l'égalité de tous et de toutes devant son droit à faire ce qu'il voulait de son corps avaient triomphé, malgré les cris d'orfraie de quelques coincées du cul. Parfois les mêmes qui revendiquaient le droit à l'avortement, au nom du fait que leur corps leur appartenait et qu'elles en faisaient ce qu'elles voulaient. Sauf qu'il n'était pas à vendre. Mais bon sang ! TOUT était à vendre ! Le client ? Un acheteur comme un autre. La loi de l'offre et de la demande, elles n'en avaient jamais entendu parler ?

C'était à n'y rien comprendre !

Fort heureusement, d'autres féministes s'étaient exprimées. Au nom du même principe - mon corps m'appartient, j'en fais ce que j'en veux - elles refusaient la pénalisation du client. Ce serait la mort d'une forme d'artisanat. Un job est un job. Par les temps qui courent, il faut favoriser le travail et la micro-entreprise.

C'était à n'y rien comprendre !

Enfin si. On ne pouvait guère mieux attendre des femmes. Des êtres qui quoiqu'on en dise, restaient immatures et incohérentes. Une sorte de loi de la nature.

Bien sûr, certains témoignages avaient été difficiles à entendre. Ceux des étudiantes sans ressources, dont on pouvait quand même se demander si elles n'étaient pas un peu faignasses. Pourquoi ne pas travailler au MacDo ? Ceux des mères célibataires, pourtant bénéficiaires d'allocations de toutes sortes. Ceux des femmes kidnappées, mises en apprentissage, violées, vendues, transportées de pays en pays, de villes en villes, d'hôtels de luxe en bouges de plus en plus sordides au fur et à mesure qu'elles vieillissaient et se dégradaient. Le trottoir et les bois. La mort.

L'espérance de vie des prostituées allait de 35 à 40 ans ? Mais bon ! D'où venaient ces statistiques ? On leur faisait dire ce que l'on voulait, aux statistiques. Qui mieux que lui le savait ?

La commission avait eu droit, dans le détail, à l'inventaire de ce que des centaines, et des centaines, et des centaines de passages d'hommes dans les vagins, les anus et les bouches de ces femmes, causaient comme dégats. Déchirures, infections à répétition, maladies sexuellement transmissibles. Sans parler des ravages psychologiques : dépressions et suicides. Sans parler non plus de l'usage de l'alcool et de la drogue pour tenir le coup.

Tout cela avait été très pénible. Mais l'homme politique doit savoir de quoi et de qui on parle, avant de prendre de bonnes décisions.

Combien de viols évités grâce à ces dames ? D'accord, on était loin de l'amour courtois. D'accord, on était loin de l'amour tout court. Une denrée périssable, elle aussi. D'accord, plus elles étaient bas dans l'échelle, plus le travail était harrasant. Comme dans les autres jobs. Aussi harrasant, à n'en pas douter, que celui des mineurs de fond dans des temps pas si anciens. Aussi périlleux parfois, que les missions de nos braves soldats. 
Eduquer les garçons autrement ? Leur aprendre à penser avec leur cerveau plus qu'avec leur bite ? Les hommes, les vrais, avaient besoin de faire fonctionner les deux à plein régime. Surtout les sénateurs !

Le société s'organisait, elle répartissait harmonieusement les tâches. De chacun selon ses moyens. Et les moyens de chacun n'étaient pas ceux de tous. Encore une loi de la nature que l'on pouvait compenser un peu, un peu seulement. Garder les équilibres sociaux. Voilà ce qu'un homme politique compétent devait faire. En s'adaptant aux temps. Un peu. Ne pas céder aux sirènes des chants égalitaristes sous prétexte de solidarité. 

Même si nous étions tous des humains, nous étions issus de la nature, nous en gardions des traces indélébiles.

Des forts et des faibles. Des prédateurs et des victimes. Des riches et des pauvres. Des suceuses et des sucés. C'était comme ça !

Lejonc se réjouissait d'être de ce temps. Celui du capitalisme triomphant qui revenait aux lois de la nature. Celui du libéralisme aux bras grands ouverts à ceux qui avaient les couilles d'entreprendre, de vendre, d'acheter, de revendre. Celui qui permettait de dire qu'il fallait en finir avec l'assistanat, père de tout les vices et de toutes les médiocrités. Il se réjouissait de la mondialisation. Il se sentait à l'aise dans cette belle Europe aux cuisses largement écartées sur la libre circulation des biens et des personnes.

Une autre image de L'origine du monde. Un véritable vivier dans lequel il pêchait librement. Il péchait librement, aurait ajouté son ami Du Saint-Mont... de Vénus, se plaisait à compléter Lejonc. Ces deux là maniaient un humour un peu corps de garde, et jouissaient d'une totale liberté de parole quand ni oreilles indiscrètes, ni micros baladeurs ne se trouvaient dans les parages. De vrais hommes, quoi ! Bien que de bords politique différents, ils s 'entendaient comme deux larrons en foire quand il s'agissait de festoyer, ou de montrer qu'ils en avaient, à ces grognasses des sénatrices, à ces pétasses des députées et à ces salopes de journalistes. Le pouvoir attirait les femmes comme le miel, les mouches. Alors, quand elles piaillaient à la parité, on savait ce que ça voulait dire ! Les poules cherchaient un coq ! Il l'avait bien compris, le collègue député !

Il en était là de sa réflexion lorsqu'on toqua à sa porte.

- Entrez !

C'était sa secrétaire. Ni belle, ni laide. "Une gueule de secrétaire, avait-il coutume de commenter. Au moins, elle est efficace et elle la ferme."

- Votre dernière commande est là. Dois-je la faire livrer chez vous ?

- Donnez ! Merci !

Elle déposa le paquet sur le bureau. Il attendit qu'elle soit sortie avant de défaire l'emballage. Du papier Kraft et du papier à bulles. Il les replia méticuleusement. Il tenait à montrer dans les moindres de ses gestes qu'il était un homme d'ordre et de disipline, comme il se doit quand on est en charge d'une partie de la Nation. Cheveux impeccablement coupés et peignés par le coiffeur sur place. Ongles manucurés. Chemise toujours propre. Costume sobre et chaussures si bien lustrées qu'il aurait pu s'y contempler.

Un homme bien dans sa peau, un homme bien dans a vie, un sénateur conscient du fait qu'il était le garant des équilibres sociaux. Car il s'agissait bien de cela ! Les équilibres sociaux ! Des dommages collatéraux ? Inévitable !

Il observa longtemps l'estampe érotique et japonaise qui venait de lui être remise. Une nouvelle idée de mise en scène. Ne manquaient plus que les accessoires à ce nouveau fantasme. Est-ce qu'il appellerait Saint-Mont ? Il résolut que non. Une autre fois peut-être.

Il consulta sa montre. Pas aussi ostensible que celle de son ami Niklas Szi, un de ses amis un peu voyou, mais une montre de pouvoir quand même. Une montre qui donnait l'heure très précisément. Ecce homo, disait-elle. Il alluma son ordinateur et fit le tour de plusieurs sites. Quelques clics, et il passa de nouvelles commandes suivant un calendrier précis et en décrivant très clairement ce qu'il attendait comme marchandise. Depuis les travaux de la commission, il avait affiné ses critères. Pour son jardin très particulier, il ne commandait que de jeunes pousses toutes fraiches. C'était bien agréable d'en avoir les moyens. L'offre, la demande. La demande, l'offre. Donnant, donnant, tout s'équilibrait dans le meilleur des mondes

Quand la commande fut enregistrée, il retourna à l'estampe. Son désir montait, il en salivait presque.

On toqua une nouvelle fois.

- Oui !

- Votre rendez-vous est arrivé, monsieur le Sénateur.

- Faites entrer et vous pouvez disposer.

Elle était jeune, comme il l'avait demandé. Le visage caché sous un chapeau à larges bords. Impossible à identifier. Elle commença à déboutonner le Trench sous lequel elle ne portait que de la lingerie noire. Corset, porte-jaretelles ... Elle laissa tomber le Trench sur le sol. Elle n'était plus vêtue que de ses escarpins, de sa lingerie à rendre dingue un homme et de son chapeau. Elle continuait à garder la tête baissée.

- Enlève ton chapeau ! Lève la tête !

Ce qu'elle fit lentement.

Il pâlit.

Il devint livide.

Il fut pris d'une sorte de nausée.

- Qu'est-ce que ... qu'est-ce que tu fais ici ?

 

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