Ce texte, traduit de l’anglais par Yves Lagier, est dans sa version originale de Mary Tompkins Lewis, chroniqueuse de la rubrique arts, professeur d’histoire de l’art à Trinity College, Hartford University, Connecticut. Il a été publié dans The Wall-Street Journal le 21 Décembre 2011.
Ornans-France – C’est presque une banalité que de faire le lien entre le peintre réaliste français Gustave Courbet (1819-1877) et son lieu de naissance campagnard, la bourgade d’Ornans sur la Loue située en Franche-Comté à l’extrémité Est de la France. Caractérisé par le relief accidenté de la vieille chaîne du Jura (d’où le terme « jurassique » est issu) et une fière tradition d’indépendance par rapport à la lointaine capitale de la France, Ornans s’avérait être un berceau approprié pour le fougueux et très talentueux peintre qui allait affronter le monde artistique du Second Empire à Paris.
En 1971, après des décennies d’efforts de spécialistes et de personnalités régionales, s’ouvrit un petit musée consacré à l’œuvre de l’artiste dans l’ancien Hôtel Hébert où il vécut un temps, dans son enfance. Aujourd’hui et après l’acquisition de deux bâtiments historiques adjacents, l’élégant et étendu Musée Courbet peut donner à voir une vaste collection de peintures, dessins et sculptures de l’artiste, d’objets d’époque ainsi que des expositions temporaires consacrées à ses contemporains et disciples. Il abrite également un centre d’études pour les chercheurs. Bien que toutes les œuvres présentées ne laissent pas entrevoir la renommée qui allait finalement être celle de Courbet (un détour par le musée voisin de Besançon comble quelques lacunes), le nouveau musée d’Ornans retrace ingénieusement le parcours éclatant du jeune provincial ambitieux, puis de la sommité parisienne renégate jusqu’au proscrit politique dans ses dernières années.
Le musée Courbet replace aussi solidement l’artiste dans son environnement natal. On peut à travers les vitres apercevoir les falaises calcaires peintes par Courbet au couteau avec d’épaisses plaques de pigment ou le scintillement épars de la lumière du soleil sur les eaux lisses et transparentes de la partie de rivière que l’on voit dans sa « Vue d’Ornans » (c.1872). Un peu plus loin on peut découvrir les mystérieuses et sombres cavités, les rochers striés et les eaux rugissantes de la source de la Loue… probablement son motif naturel le plus spectaculaire et le plus fascinant en la matière. En voyant tous les tableaux de l’artiste présentés ici et plus spécialement les paysages somptueux comme son « Le Halage, Bords de la Loue » (1863), il est impossible de ne pas saisir combien Ornans a marqué de façon indélébile non seulement les sujets mais aussi l’art de peindre de Courbet avec ses surfaces chargées de cette peinture épaisse et palpable.
Aujourd’hui les visiteurs pénètrent dans le Musée par le bâtiment le plus à gauche : l’Hôtel Champereux ; un corridor vitré surplombant la rivière qui longe cette façade mène aux collections permanentes. Là dans la grande salle des galeries Hébert, nous rencontrons le jeune artiste. Un grand tableau, » Vue d’Ornans « , œuvre du premier maître de Courbet, Claude-Antoine Beau (1792-c1850) et deux petites vues de la bourgade et de ses environs, peintes par Courbet encore adolescent, évoquent déjà la primauté de ce paysage même dans sa peinture.
Courbet arriva à Paris en 1839 déterminé à s’affirmer comme peintre et cherchant sa voie au milieu de cette scène artistique et compétitive, comme on peut le voir dans les salles suivantes. Sa peinture (vers 1842), de type rustique, fait écho aux artistes réalistes antérieurs d’Europe du Nord découverts au Louvre, comme en témoigne la toile d’un romantisme sombre représentant un vieil homme emprisonné. Cette œuvre fut refusée par le Salon de Paris en 1846. Ses premières commandes, comme le grand portrait de Saint Nicolas pour l’église voisine de Saules, l’aidèrent à vivre comme le firent les habitants d’Ornans. Nous regrettons de ne pas voir ici les premiers et célèbres autoportraits traduisant les dons de Courbet pour l’autopromotion et la mise en scène. Nous pouvons reporter toute notre attention sur les portraits d’amis et de sa famille à Ornans. Le portrait du grand père maternel de Courbet, Jean-Antoine Oudot, de 1847, un révolutionnaire déclaré en 1793, est particulièrement émouvant : lourdes paupières délicatement soulignées par de fines bandes de peinture sur un visage hâlé, encastré par des cheveux légèrement brossés et un col de chemise amidonné. Bien qu’Oudot soit présenté de trois-quarts, de saisissants contrastes d’ombre et de lumière lui donnent la prestance héroïque d’une silhouette antique.
L’opinion incertaine des critiques sur les œuvres de Courbet changea dans les années entourant la Révolution de 1848. Il s’établit à Paris en tant que peintre de thèmes terre à terre, prolétaires avec des scènes sans fard de la vie ordinaire à Ornans, exécutées dans un format colossal et avec une technique dépassant leurs humbles sujets. Ces œuvres monumentales, décisives pour la carrière de Courbet, comme « l’Enterrement à Ornans », exposé au Musée d’Orsay et pour lequel ont posé de nombreux habitants, sont étudiées dans une courte vidéo qui fait un lien efficace entre les différentes périodes de son travail et met en évidence son rôle essentiel dans la création de l’avant-garde.
Tous les aspects de son œuvre ne sont cependant pas mis en valeur. Une petite salle est dédiée à la première sculpture de Courbet, un personnage grandeur nature en plâtre, un jeune garçon nu (1862), coulé plus tard dans le bronze. Il s’agit d’une œuvre peu commentée et d’un conformisme surprenant de la part d’un artiste dont les représentations généreuses et souvent érotiques de nus féminins en peinture contribuèrent tant à sa réputation d’outrance. Il s’agit également de l’unique sujet de nu non idéalisé dans l’art moderne. Mais son histoire est révélatrice : la sculpture fut retirée de la fontaine du village quand, à la suite de la Commune (1871) l’artiste tomba en disgrâce. Impliqué dans la tristement célèbre destruction de la colonne Vendôme à Paris, Courbet fut emprisonné, condamné à une amende et finalement forcé à terminer sa vie en exil en Suisse. A la fin ses paysages colorés, comme le coucher de soleil sur le Jura qu’il pouvait voir désormais depuis l’Est, sont empreints d’un caractère mélancolique qui répond à sa condition de banni.
Dans les dernières salles, le dernier chapitre de la vie de Courbet est mis en valeur de façon poignante. Son « Auto portait à Sainte Pélagie « (c.1872), un des véritables trésors donnés à Ornans par sa sœur Juliette, représente l’artiste en prison, amaigri, mélancolique mais encore jeune et portant le foulard rouge, symbole des Communards. Et sa dernière œuvre, le superbe « Château de Chillon » (1874), un château suisse bien connu pour abriter de nombreux prisonniers politiques que Courbet a pu étudier sur des photographies, donne une leçon impressionnante de beauté formelle et évocatrice enchâssée dans le paysage.
Même en exil le grand peintre réaliste est encore en possession de tous les moyens à la mesure de son art. Même si tout Courbet ne peut être vu à Ornans, tout Ornans, et beaucoup plus encore, trouve là une magnifique expression dans l’œuvre de Courbet.