Allez mendier ailleurs, vous gênez ! a dit le Maire.

 Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur.

 

C’est beau, c’est de la poésie, c’est Ma bohème, de Rimbaud, l’homme aux semelles de vent… Ce n’est pas ce que m’ont raconté les hommes en situation d’exclusion sociale que j’ai rencontrés et avec qui j’ai fait un bout de chemin, dans le cadre de mon travail en tant qu’éducatrice dans un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale, proche de Besançon.

Certains des hommes qui arrivaient dans ce CHRS venaient de la rue.

Certains m’ont raconté leur « première fois », la première fois où ils ont dû dormir dans un abri de fortune, la peur et la honte au ventre avec le sentiment qu’un tsunami venait de renverser leur vie. La première fois où ils ont tendu la main. Ils m’ont raconté le sentiment de déchéance. Ils m’ont raconté la peur, ils m’ont raconté la violence. Ils m’ont raconté comment, à coup d’alcool, parfois de drogue, ils ont fait face à cette nouvelle vie. Ils m’ont raconté comment ils s’y sont habitué, parce qu’ils n’avaient pas d’autres choix. Pas d’autre choix « matériel », pas d’autre choix en ressources psychologiques. Pas de famille sur qui compter, pas d’amis sur qui compter.

J’ai vu comment certains avaient tellement la trouille de s’habituer ou de se réhabituer à une sorte de petit bonheur et d’en être à nouveau chassés, qu’ils préféraient rester là où ils étaient, là où ils avaient des repères, souvent destructeurs, mais des repères quand même.

Je n’ai pas rencontré des fils de bourgeois, ni de cadres moyens, encore moins de cadres supérieurs. La misère fabrique de la misère, à quelques exceptions près.

Et quand « l’ascenseur social » est en panne, que l’école ne remplit plus son rôle de possible marche-pieds vers un avenir meilleur, quand le travail se fait rare et que sont jetées hors des usines des personnes… comment il a dit, l’autre ? Ah oui ! Des illettrées ! le peuple des citoyens laissés pour compte qui coûtent un pognon dingue, qui préfèrent user des aides sociales plutôt que de s’inscrire dans un travail qui n’existe pas… ou pour lequel la formation n’est pas au rendez-vous, s’accroit.

Quand les moyens alloués à la solidarité s’amenuisent – et ça n’a pas commencé avec le gouvernement de monsieur Macron, il ne fait que s’engouffrer avec un peu plus de cynisme dans la brèche ouverte – il n’est pas étonnant que le nombre de mendiants augmente.

Si la richesse va de plus en plus à la richesse, la pauvreté va de plus en plus à la pauvreté.

Dans une société avancée, et relativement riche, si la redistribution des richesses se faisait au profit de la nécessaire solidarité vis-à-vis de nos semblables, si les impôts dont je m’acquitte étaient employés judicieusement (pour l’école, la santé, la solidarité, la justice, la sécurité…), Monsieur Fousseret n’aurait pas eu à prendre une décision honteuse, celle d’interdire la mendicité, dans un but bassement électoraliste. Cette mesure est affligeante, sans efficacité, irrespectueuse du malheur d’autrui. Il faut la supprimer.

Je ne vais pas verser dans l’angélisme et je comprends, parfois je partage, les arguments donnés par certains commerçants (d’autres abritent des mendiants sous leur auvent), par certains habitants de mon quartier... J’habite dans la Boucle, dans laquelle je déambule quotidiennement, et il arrive que des citoyens avachis sur les trottoirs, ivres, et pas particulièrement avenants avec leurs chiens dont on ne sait ce qu’on peut attendre m’emmerdent. Je croise tous les jours des citoyens, et des citoyennes qui mendient. J’en ai rencontré certains que j’ai connu, qui, bénéficiaires de l’AAH, sous la protection d’une mesure de curatelle, cherchent à se faire un petit plus pour s’acheter de la drogue, ou de l’alcool. J’en ai rencontré d’autres qui ont usé tous les services sociaux.

Rien ne sert de cacher cette réalité. Mais elle n’est pas la règle.

Il faut savoir qu’on ne tient pas dans la rue, sans l’alcool, au minimum. Que la rue, ça vous ronge l’espoir, ça vous casse, ça peut vous rendre fou, ou violent.

Il faut savoir que la rue, c’est encore un espace où côtoyer ses semblables.

Que pour certains, la rue ressemble à un travail, avec des horaires, et des places/postes réservés.

Que l’on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier.

Il y a les roumains, organisés.

Il y a des jeunes qui passent pour aller vers ou ?

Il y a cette dame à qui l’on ne peut plus donner d’âge. Ses chaussures sont crevées, ses vêtements en lambeaux, ses bas terriblement déchirés. Elle vous frôle, vous demande quelques pièces, va reprendre sa station sous un abri bus…

Tant d’autres avec, pour chacun et chacune, une histoire particulière et à coup sûr, des drames. On n’arrive pas dans la rue par excès de bonheur, de bien-être…

Le collectif, Les morts de la rue, publie un rapport chaque année. On peut le lire ici.

En 2018 (l’année n’est pas terminée), déjà, et au moins 238 morts de la rue, moyenne d’âge, 47 ans.

En 2017, 510 morts de la rue, moyenne d’âge, 50 ans.

En 2016, au moins 501 morts, moyenne d’âge, 49 ans.

En 2015, au moins 510 morts, moyenne d’âge, 49 ans.

Vivre dans la rue tue.

L’espérance de vie dans la rue serait de 49 ans, alors qu’elle est de 80 ans au niveau national.

Dans la rue, on viole. Une femme sans domicile fixe a raconté avoir été violée 70 fois en 17 années de rue.

De hommes m’ont raconté comment ils ont été violés, alors qu’ils « vivaient » dans un squat, en se nourrissant parfois de boites d’aliments pour chien…

Alors oui, il y a un vrai problème pour les gens qui vivent dans la rue, y mendient de façon pas toujours courtoise, ou parfois drôle, ou parfois en musique, parfois en lisant un livre, du Rimbaud peut-être… plus qu’il y a un problème avec des citoyens contraints d’utiliser les trottoirs comme chambre à coucher, salle à manger…

Oui, il faut sortir de la rue, ces citoyens privés de leurs droits à vivre décemment. Mais pas de cette façon !

La politique menée par monsieur Macron et ses affidés est affligeante à plus d’un titre. Je rappelle juste la baisse des APL, mise en parallèle avec les avantages consentis aux plus riches, (comme il y a plus de pauvres que de riches, le calcul libéral tape où il faut !) et les cadeaux faits à certains groupes de pressions, comme les chasseurs… la dernière mesure inique de ce gouvernement.

Des solutions ? On les connait quand même ! Qui risquent de coûter un pognon dingue ? Et alors !

Il vaut mieux payer un travailleur social qu’un monsieur Benalla, par exemple, pour ne citer que cet homme-là.

Il faut renforcer les moyens (du 115 par exemple) de reprendre contact, et de le garder, avec tous ces citoyens, ces citoyennes, que la rue avale, mastique, digère et recrache en les laissant pour morts.

Il vaut mieux travailler aux mesures de prévention.

Il vaut mieux faire en sorte de se donner les moyens de loger les gens dans des conditions dignes et abordables financièrement.

Il vaut mieux faire en sorte que les enfants sachent lire, écrire et compter, quand ils arrivent en sixième.

Il vaut mieux…

Ce sera beaucoup plus utile pour le fameux vivre ensemble, ce sera surtout beaucoup plus humain, et digne.

La lutte contre la pauvreté, la lutte contre la précarité, devraient être des causes nationales prioritaires.

J’ai commencé avec Rimbaud, je vais terminer avec Conan Doyle, qui n’a pas écrit que des Sherlock Holmes. L’extrait suivant est tiré de son roman historique La Compagnie Blanche.

..."Ils s'étaient installés au dernier degré de la misère ; leur seule consolation était de savoir qu'ils ne pouvaient pas descendre plus bas. Ils avaient néanmoins conservé le don de la parole ; aussi tenaient-ils des assemblées au sein des sous-bois ; avec des yeux larmoyants ils regardaient en les désignant de leurs doigts amaigris les grands châteaux qui dévoraient comme un cancer la vie de la campagne. Quand de tels hommes parvenus au-delà de l'espoir et de la peur commencent à entrevoir la source de leurs malheurs, que les responsables prennent garde ! Le faible qui ne possède plus rien devient redoutable quand il n'est plus mû que par l'aiguillon du désespoir. Hauts et puissants sont les châteaux, basses et misérables les huttes des sous-bois ? Que Dieu aide le seigneur et sa dame le jour ou les hommes des sous-bois entreprennent de se venger !"

 

 

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